En Afrique, le manque d’infrastructure et de réglementation offre un terrain de jeu vierge pour tester et valider, en grandeur nature, de nouveaux concepts. La blockchain fait partie de ces innovations qui pourraient accélérer le développement des pays africains, et ce, à plusieurs titres.
Expérimentations de la blockchain en Afrique : contexte
Ce concept de registre décentralisé et infalsifiable, validant des transactions de façon quasi immédiate et sans organe central de contrôle, va tout d’abord fluidifier le circuit financier. Et c’est un fait, l’Afrique a besoin d’argent et de prêteurs de garanties, mobilières ou immobilières. La blockchain pourrait donc être un maillon central pour apporter la confiance qui manque encore aujourd’hui entre les parties.
Avec le Kenya, le Nigéria, l’Ouganda et l’Afrique du Sud parmi les pays à la pointe de l’expérimentation de la blockchain, le milieu financier a été le premier grand adoptant du continent. Cependant, des développements et des essais sont également en cours pour appliquer cette technologie à pratiquement tous les secteurs de l’industrie, du développement sanitaire et social au commerce de détail, en passant par l’agriculture.
Cette technologie pourrait donc aider le continent africain à avancer plus sereinement dans sa longue période de transition entre droit coutumier et droit moderne. La création d’un cadre juridique spécifique sera donc sans doute nécessaire, mais celle-ci devrait demander un certain temps.
Le principal frein qui demeure à l’adoption de la blockchain est d’ordre énergétique. L’activité de « minage » pour valider les transactions et les inscrire sur le registre est particulièrement énergivore. Or, en Afrique, plus que sur n’importe quel autre continent, il est compliqué d’assurer le refroidissement des serveurs et des data centers. Mais là encore, les évolutions technologiques, et tout particulièrement celles liées aux blockchains, pourraient résoudre ces problèmes.
En Afrique, l’absence de registre, de cadastre et de titres fonciers fiables constitue un frein économique majeur à la croissance de ce continent. En effet, dans la majorité des États africains, plus de 90 % des zones rurales ne sont pas répertoriées, et la propriété foncière ne peut être garantie.
Cette situation, que l’on retrouve dans de nombreux pays en développement, pose de nombreux problèmes administratifs et économiques.
Le développement rural, par exemple, en souffre puisque l’absence de sécurité foncière freine en partie les investissements nécessaires à la progression de la productivité agricole ; mais de nouveaux domaines économiques sont également concernés, à l’image du e-commerce, puisqu’il est tout simplement impossible aux foyers de se faire adresser des colis.
Sur le plan individuel, l’absence de titres de propriété rend également impossible l’hypothèque et limite fortement le recours au crédit bancaire, tout en étant source de potentiels problèmes lors de conflits ou de successions. Ces multiples problématiques entravent la prise d’initiative personnelle et l’accumulation de capital et constituent, de façon générale, un frein au développement économique de ces pays.
Pourtant, dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’Afrique pourrait bénéficier des innovations technologiques les plus récentes. Déjà, un simple GPS permet d’enregistrer les connaissances traditionnelles des délimitations de terres familiales. À partir de ces données, des cartes des villages peuvent être créées localement avec un logiciel de cartographie gratuit. Ensuite, un smartphone équipé d’une application scanner permet un archivage numérique de ces données foncières sur un espace de stockage gratuit dans le cloud.
En permettant de répertorier les terrains et de stocker l’information de façon transparente, publique et sécurisée, la blockchain a totalement le potentiel pour résoudre ce problème de cadastre.
Cette possibilité d’accéder à un registre virtuel, accessible à tous, mentionnant les transactions successives sur un même bien immobilier ainsi que l’existence ou non de contentieux concernant sa propriété devrait permettre de rassurer les banques et les investisseurs et d’accélérer les transactions immobilières sur le continent.
Beaucoup de pays africains vont donc choisir d’expérimenter cette solution. Nous examinerons d’abord le cas du Rwanda puis celui du Ghana.
Exemples d’utilisation en matière foncière au Rwanda et au Ghana
Le Rwanda, pays où la possession de la terre a joué un rôle important dans le déclenchement de la guerre civile en 1994, les Hutus reprochant aux Tutsis de monopoliser les parcelles, a été le premier pays à créer un site dédié à l’usage des sols en Afrique, le National Land Use Planning Portal (NLUPP).
Les Rwandais disposant d’une connexion internet ont accès aux plans d’usage des sols et autres données spatiales. Cela permet un gain de temps dans la recherche de documents, lors de transactions foncières, par exemple. Ici aussi, l’enjeu au centre de cette mesure est la transparence, en plus d’une simplification des procédures pour le public. Le registre cadastral est plus simple d’accès que les registres papiers à feuilleter dans les agences. Les données présentes sur le portail se concentrent principalement sur le cadastre, les masters plans de l’usage des sols, à l’échelle du district et de la ville, ainsi que les régulations de planification. Cette plateforme a été conçue pour un large public : les populations, les dirigeants et les décideurs politiques, le secteur de l’éducation. Elle permet l’amélioration des services publics, crée un cadre propice à l’entrepreneuriat et à l’innovation, facilite la coopération entre décideurs publics et améliore la gestion et le suivi de la planification urbaine.
Au Ghana, où l’accès au titre foncier est coûteux et complexe, deux expérimentations ont commencé à être développées en 2015.
Le projet de l’organisation non gouvernementale (ONG) Bitland s’est donné pour mission de permettre aux citoyens, entreprises et syndicats agricoles ghanéens, d’enregistrer leurs biens immobiliers et d’avoir accès à un cadastre plus complet, sécurisé grâce à la blockchain et donc plus fiable (transparent et impossible à falsifier). Ainsi, pour les propriétaires fonciers « non protégés » car ne disposant pas des documents officiels nécessaires, Bitland se propose de réaliser les enquêtes (auprès de la Commission foncière du Ghana et sur le terrain) pour confirmer la validité des titres de propriété, d’enregistrer les coordonnées GPS de la propriété dans le système et de délivrer un certificat papier au propriétaire du bien. Cette base de données pourrait notamment faciliter la résolution de litiges fonciers grâce à ces « certificats Bitland », qui serviraient alors de référence à défaut de titres fonciers officiels.
Nous pouvons citer aussi le projet de la start-up BenBen, qui vise à développer une application mobile et une plateforme internet pour simplifier et sécuriser les transactions foncières dans la région du Grand Accra, au Ghana.
Cette solution s’appuie sur l’implication des particuliers et des banques afin de créer un registre propre à la plateforme. Les particuliers inscrits et les banques partenaires donnent accès à leurs documents fonciers. Ces données sont digitalisées par des développeurs de systèmes d’information géographique (SIG) et web, créant le cadastre et le registre foncier propres à la plateforme. Toutes ces données sont vérifiées et enregistrées auprès de la Commission des affaires foncières, lui permettant elle aussi d’avoir un registre à jour. Ces informations sont stockées et sécurisées grâce à la technologie blockchain.
La plateforme permet aux banques disposant d’un compte sur celle-ci d’avoir accès, à l’aide de la carte interactive d’Accra, au statut d’occupation de chaque parcelle. La carte montre quelles sont les zones où le foncier est sécurisé, celles où les banques peuvent investir avec plus de sûreté. Elle met en lumière les cas d’incohérence due à la multiplicité de propriétaires sur un seul terrain.
L’utilisation des nouvelles technologies et des SIG représente un des points forts de cette solution. Ainsi, BenBen s’inscrit dans un modèle international de smart city, et cela tout en étant adapté au contexte local. La numérisation constitue en elle-même un changement de paradigme, mutation sociétale, avec l’avènement de l’ère du « tout numérique », des smartphones et, par extension, de la smart city. Cette solution permet aussi le renforcement des capacités avec l’amélioration du service public, des procédures d’enregistrement et de transactions plus rapides et de l’accès aux taxes.
Néanmoins, dans les faits, la plateforme a peu d’effets sur les pratiques informelles : elle est davantage destinée aux classes moyennes et aisées. Le cadastre numérique est une version plus sûre du cadastre, mais les conséquences telles que l’exacerbation des inégalités dans l’accès au foncier en raison d’une plus grande ouverture au marché, l’attractivité, ainsi que le manque d’adaptation aux populations pauvres illustrent les limites.