Contexte de l’étude
La smart city s’est imposée comme concept de développement urbain dans un contexte de demande pour un urbanisme plus durable. Elle a connu un regain d’intérêt avec la crise sanitaire liée à l’apparition et à la diffusion de la Covid-19 à l’échelle individuelle et collective (Troisi et al., 2022). Les instruments associés à la smart city permettraient de transformer les villes vers plus de durabilité, d’équité et de résilience (OCDE, 2020).
Les smart cities sont généralement définies comme des villes utilisant des outils technologiques pour répondre à un besoin particulier et rendre ainsi la ville plus intelligente (Commission européenne, s. d.). Or, le concept doit être entendu de façon plus globale, en comprenant les outils technologiques comme des moyens et non pas comme une finalité (Angelidou et al., 2014). Pour caractériser les smart cities, la littérature scientifique met en avant sept dimensions (Ismagilova et al., 2019 ; Giffinger et al., 2010 ; Appio et al., 2018 ; Stübinger & Schneider, 2020) : smart architecture et technologie, smart citoyen, smart économie, smart environnement, smart gouvernance, smart conditions de vie et smart mobilité.
L’objectif de notre recherche était dans un premier temps de comprendre les stratégies des smart cities européennes en mobilisant des données permettant de décrire ces sept dimensions. Puis, dans un deuxième temps, nous avons développé une huitième dimension afin d’intégrer des enjeux de santé urbaine ainsi que les défis soulevés par la pandémie de Covid-19 : smart santé. Cette nouvelle dimension a déjà fait l’objet de certaines publications qui se concentrent principalement sur les aspects technologiques, la e-health (Al-Azzam & Alazzam, 2019). La proposition de développer la dimension smart santé vise à considérer la santé de façon plus large : selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »1 ; et, dans sa dimension urbaine, en comprenant comment la santé peut être influencée par l’espace urbain (Barton & Tsourou, 2000).
Méthodologie
Pour cette recherche, les approches du knowledge management ont été utilisées. Celles-ci sont pertinentes pour examiner les stratégies mises en place par les villes intelligentes (Israilidis et al., 2019). En effet, l’approche des capacités dynamiques, issue des analyses se basant sur les ressources des organisations, permet de mettre en avant la stratégie d’une organisation et l’évolution dans le temps de cette stratégie en fonction des changements de l’environnement. Ainsi, cette approche aide à mieux appréhender la smart city dans sa globalité et non pas uniquement par le prisme des outils et du développement technologique (Anthopoulous, 2015 ; Ismagilova et al., 2019 ; Mosannenzadeh et al., 2017).
Cette étude s’intéresse particulièrement à 40 villes intelligentes européennes de tailles et de densités diverses. 79 variables ont été collectées pour décrire les sept dimensions de la smart city, et sept variables complémentaires ont été ajoutées pour caractériser les villes selon des aspects socio-démographiques. Ces données sont issues de l’Eurostat Digital Economy and Society Survey, d’OpenStreetMap (OSM), de la World Bank Open Data, des données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’Organisation des Nations unies (ONU).
L’analyse statistique s’est ensuite déroulée en deux étapes. La première consistait à réaliser une analyse en composantes principales (ACP)2 pour chacune des sept dimensions smart. À partir des composantes principales, c’est-à-dire des capacités centrales des villes, issues de cette analyse, la seconde étape visait à regrouper les villes selon leurs caractéristiques communes en réalisant une classification ascendante hiérarchique (CAH)3.
Ensuite, la dimension smart santé a été caractérisée par des données sur les équipements et infrastructures de santé existantes dans chaque ville, sur l’utilisation d’internet pour trouver de l’information médicale et pour prendre des rendez-vous médicaux, et par des informations sur l’espérance de vie et sur le nombre d’années en bonne santé, comme indicateurs de qualité de vie. Ces données sont issues d’OSM, des statistiques d’Eurostat, et en particulier de l’Eurostat eHealth statistics. La même analyse statistique a été reproduite en intégrant dans notre première analyse une nouvelle ACP pour la dimension santé. À partir de ce nouveau résultat, une nouvelle CAH a été calculée. Nous avons mis en perspective cette dimension avec des données sur la pandémie de Covid-19. Nous avons ainsi collecté des données de l’European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC) sur le nombre de cas et de morts par pays et le nombre de premières et de secondes doses de vaccin.
Principaux résultats
Les principales stratégies des smart cities européennes
Grâce à la réalisation des ACP, nous avons dans un premier temps défini les 19 capacités centrales par dimension smart qui caractérisent les villes intelligentes européennes (cf. figure 1). À partir de ces 19 composantes principales, la CAH calculée a permis d’identifier trois catégories de villes intelligentes (cf. carte 1 et tableau 1).
La première classe de smart cities correspond aux villes avec des stratégies smart émergentes, présentant des enjeux de pollution de l’air, mais aussi des solutions smart pour favoriser divers types de mobilité. Elle regroupe des villes très denses dans lesquelles le PIB par habitant est le plus bas en comparaison des deux autres classes ; les plus représentatives sont Athènes, Milan, Nicosie, Rome et Turin.
La deuxième classe développe des stratégies orientées vers la technologie, l’e-commerce, l’e-citoyen, l’équipement et les infrastructures, l’accessibilité numérique, thèmes au cœur de l’approche smart city. On retrouve les capitales européennes, des villes métropoles, qui connaissent des difficultés par leur taille et le coût de vie élevé. Les villes de cette classe sont en moyenne plus peuplées, plus riches, avec des densités plus fortes que celles de la troisième classe. On peut citer Amsterdam, Birmingham, Dublin, Madrid et Stockholm.
La troisième classe réunit les stratégies centrées sur la qualité de vie, l’information, l’énergie, l’environnement, l’entrepreneuriat, les plateformes de partage, mais aussi des enjeux de transport face à la dépendance à la voiture. Il s’agit de villes avec des objectifs environnementaux ambitieux. Cologne, Düsseldorf, Hanovre, Ljubljana et Vienne sont les villes les plus représentatives de cette classe. Elles sont aussi caractérisées par des revenus relativement hauts. Elles sont toutefois moins peuplées que les villes de la classe 2 mais restent denses.
Les smart cities européennes et la dimension smart santé
L’analyse sur la dimension smart santé nous permet d’identifier deux capacités centrales : d’un côté, les infrastructures de santé présentes dans la ville et, d’un autre côté, l’utilisation d’outils e-santé. La nouvelle CAH réalisée en ajoutant ces deux composantes principales engendre une nouvelle classification des villes intelligentes européennes (cf. carte 2 et tableau 2).
La première classe, appelée « smart city proactive », regroupe des villes engagées dans une stratégie smart basée sur l’e-santé et la transition écologique. Elles ont connu moins de cas et de morts de la Covid-19, ce qui montre ainsi leur capacité à faire face à la pandémie. On retrouve dans cette classe des villes majoritairement localisées dans le nord et le centre du continent comme Stockholm, Vienne, Copenhague, Prague et Athènes, avec des moyennes et des densités d’habitants plus faibles que dans les deux autres classes.
La deuxième, nommée « smart city développant sa résilience », est composée de villes qui ont été fortement touchées par la pandémie et qui possèdent moins d’outils technologiques d’e-santé, e-gouvernement, e-citoyen. Ces villes apparaissent comme ayant moins de capacité de résilience face à une crise sanitaire ; elles sont majoritairement en France, en Italie et en Espagne, avec les plus hautes densités de population des trois classes. Rome, Naples, Milan, Turin et Lyon sont les plus représentatives.
La troisième classe comprend des villes qui ont aussi été particulièrement touchées par la pandémie, mais elles possèdent des taux de vaccination élevés, de nombreuses infrastructures de santé et de mobilité, et un engagement citoyen important. Ces villes ont eu une capacité à faire face à la crise sanitaire. Ce sont des « smart cities réactives », situées en Allemagne et au Royaume-Uni.
Apports
Cette étude montre d’abord trois stratégies de smart cities en Europe et souligne qu’il n’y en a pas un seul type. Elles diffèrent selon leurs propres développements urbain et économique. La soutenabilité reste l’objectif principal du déploiement de toutes ces smart cities européennes ; elles ne sont toutefois pas aux mêmes niveaux de développement et ne se centrent pas sur les mêmes moyens.
Ensuite, les villes intelligentes peuvent être pertinentes pour développer une capacité de résilience plus globale, notamment face aux risques sanitaires, comme celui de la pandémie de Covid-19, et aux problématiques de santé urbaine. La dimension santé développée complète l’analyse des sept dimensions « traditionnelles » de la smart city et explique cette capacité de résilience sanitaire.
Enfin, la méthodologie proposée enrichit l’analyse des stratégies de développement des smart cities en ajoutant des variables et une dimension aux sept majeures.
Difficultés et pistes de réflexion
La première difficulté a résidé dans l’accessibilité des données. En effet, elles ne sont pas toutes disponibles à l’échelle des villes et, pour certaines, nous avons dû utiliser des données existantes uniquement au niveau des pays.
Dans la proposition de création de la dimension smart santé, nous avons été confrontés à la problématique de la gestion des données et des informations de santé. Généralement, elle est une compétence nationale ou régionale, mais la gestion du développement urbain est souvent une compétence municipale. Ainsi, le jeu d’échelles et la distribution des compétences entre les différentes strates territoriales révèlent aussi les difficultés de l’organisation administrative de la gestion des territoires. La notion de santé urbaine constitue ainsi un axe de réflexion à venir pour la gouvernance des villes.
À partir de ces travaux, plusieurs pistes de recherche émergent. Nos résultats montrent une capacité de résilience face à des enjeux sanitaires et de durabilité différente selon les smart cities européennes. Certaines questions se posent : vivons-nous une transformation des dimensions développées par les smart cities ? Toutes les villes sont-elles destinées à devenir des smart cities ? Les métropoles intelligentes de taille moyenne permettent-elles une meilleure qualité de vie et seront-elles plus aptes à intégrer une résilience urbaine ?