Dans le cadre du programme POPSU Transitions1, plusieurs membres du laboratoire ESPI2R participent à la recherche « Cultiver la transition : la métropole au TAF (territoires, acteurs, filières) » en collaboration avec un consortium composé d’universitaires bordelais, de Bordeaux Métropole et de l’agence d’urbanisme de Bordeaux Aquitaine. Ce travail interroge l’évolution du rôle des opérateurs urbains dans les transitions2 urbaines et architecturales, écologiques, énergétiques et économiques.
Contexte
Les transitions en urbanisme et en immobilier
La notion de transitions tend à devenir le cadre référentiel majeur en remplacement de celle de développement durable qui s’est imposée dans les politiques publiques urbaines des années 1990 et 2000. En effet, la transition sous-entend des transformations beaucoup plus profondes que ne le proposait le développement durable, et qui sont devenues nécessaires face au changement climatique et au besoin de résilience des sociétés urbaines.
Depuis les réglementations nationales jusqu’à l’opérationnalité d’un projet, des acteurs publics aux acteurs privés, des volontés publiques locales aux réalisations, la notion de transitions se diffuse mais requiert néanmoins d’être mieux définie et considérée.
Le secteur de l’immobilier se voit ainsi engagé dans les transitions. En effet, d’après le commissariat général au développement durable (2022), « le secteur du bâtiment, qui comprend les locaux du tertiaire et le logement résidentiel, est le troisième secteur le plus émetteur de gaz à effet de serre en 2019 en France : il cumule 18 % des émissions nationales ». Pour cette raison, l’immobilier apparaît comme un secteur central de la Stratégie nationale bas carbone, la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique qui donne des orientations pour mettre en œuvre la transition vers une économie circulaire et durable.
Pour atteindre les objectifs de ces orientations, plusieurs enjeux se révèlent fondamentaux, dont une prise de conscience collective des acteurs de la fabrique urbaine et une reconfiguration des différents métiers, avec la nécessité d’acquérir de nouvelles compétences sur le terrain et via des formations. L’équipe du projet de recherche a cherché à comprendre comment ces acteurs se représentent, anticipent et vivent ces mutations dans leurs activités quotidiennes.
Dans un contexte économique marqué par une crise depuis 2021, le secteur de l’immobilier connaît une période de réajustement majeure. Au troisième trimestre de 2023, « les réservations de logements neufs ont chuté de 40 % sur un an, les mises en ventes, de 35 %, selon le ministère de la Transition écologique dont dépend le secteur du logement » (Peter, 2023a). Ces tensions ne sont pas toujours propices à des évolutions vers l’intégration des questions environnementales dans les pratiques professionnelles, et les débats récents sur de potentielles réglementations environnementales trop nombreuses ou contraignantes témoignent d’une perception négative de ces injonctions au changement dans l’opinion publique.
Cadre de l’étude
La plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU) vise à comprendre les enjeux et les évolutions associés aux villes et aux territoires. La recherche présentée ici s’inscrit dans le programme POPSU Transitions Bordeaux et vise à comprendre comment les enjeux de transitions s’intègrent dans les pratiques professionnelles des acteurs de la fabrique de la ville pour favoriser l’émergence d’une production urbaine et écologique davantage partagée.
Le projet est mené par une équipe pluridisciplinaire qui réunit urbanistes, sociologues, écologues, architectes, économistes et géographes. Il s’articule en quatre axes3. Le premier interroge l’évolution des référentiels professionnels dans les discours et les commandes urbaines afin de saisir la manière dont les acteurs rendent les enjeux de transitions opérationnels. Le deuxième axe s’intéresse aux cultures professionnelles des opérateurs urbains dans l’objectif d’observer les représentations des questions de transitions de ces professionnels et d’analyser leur rôle dans la production urbaine. Le troisième axe cherche à mieux saisir comment les connaissances sur l’écologie, la biodiversité et le paysage atterrissent dans la programmation urbaine. Enfin, le quatrième axe évalue les problématiques de précision et d’hétérogénéité des données produites par le bilan carbone de la métropole, afin d’améliorer cet outil pour le territorialiser à l’échelle des quartiers de Bordeaux.
Méthodes
Pour mener notre étude (qui s’inscrit dans l’axe 2 du projet), une première série d’entretiens a été réalisée entre mars et mai 2024 auprès d’une dizaine d’acteurs liés aux professions immobilières (direction du foncier, des constructions et patrimoine bâti, de l’immobilier à Bordeaux Métropole ainsi qu’auprès de plusieurs opérateurs privés et organismes de logement social).
En parallèle, une quinzaine d’entretiens a été menée par les étudiants de première année du mastère Manager en aménagement et promotion immobilière (MAPI, campus de Bordeaux) auprès de promoteurs immobiliers de leurs réseaux.
Quatre thèmes principaux ont rythmé les entretiens : la ou les formations des enquêtés, l’évolution des représentations et des définitions du terme « transition » au cours de la carrière, les réglementations et le portage politique des transitions, l’atterrissage de ces sujets dans les projets urbains et les changements observables dans les jeux d’acteurs.
Figure 1. Appropriation urbaine du promeneur de chien dans le quartier Brazza en transition (Bordeaux)
© Groupe M1 MAPI, ESPI, campus de Bordeaux.
Premiers résultats
Vers une évolution des pratiques professionnelles
Un vocabulaire de la transition peu opérationnel
Les acteurs de terrain interrogés expriment leurs difficultés à comprendre ce que l’on entend derrière le mot « transition ». En effet, chaque année, ils sont soumis à de nouveaux mots qu’ils qualifient de « mots-valises », qui se déclinent dans un champ lexical comprenant les termes et expressions : « développement durable, frugalité, réemploi, résilience, sobriété ou encore urbanisme circulaire ». Les réglementations évoluent avec l’apparition de ces termes, souvent perçus comme des injonctions à la transformation des pratiques, des techniques. Ils expliquent ne pas avoir le temps de s’acculturer au vocabulaire de ces nouvelles demandes et manquer de vision à long terme pour se projeter dans des changements structurants.
La réglementation, premier levier de changement
L’un des leviers les plus efficaces pour amorcer des changements dans les pratiques professionnelles des acteurs de la fabrique urbaine semble être celui de la réglementation. Nombreux sont ceux qui citent la réglementation thermique de 2012 (RT2012) et la réglementation environnementale de 2020 (RE2020).
« Pour changer les habitudes, c’est la réglementation, malheureusement. Dans notre métier, si on n’a pas la réglementation qui met la barre et le niveau de la barre, eh bien, on passe sous la barre. »
(Directeur immobilier, groupe de promotion-construction)
C’est donc l’un des enjeux principaux que les opérateurs urbains doivent intégrer, qui réinterroge à la fois le mode de conception et le mode de financement. Ainsi, même si les réglementations poussent à évoquer le « ménagement » des territoires (Rode, 2023), avec une prise en compte accrue du vivant dans les projets immobiliers, c’est encore principalement par les questions énergétiques et techniques que les acteurs de l’immobilier abordent la transition (Blanchard, 2017).
La course aux labels et aux innovations
Si la réglementation semble donc agir comme une forme d’obligation chez les opérateurs, les certifications et les labels paraissent aussi efficaces pour inclure les enjeux de transitions dans les projets. Un label est « un signe de distinction et permet de promouvoir la qualité d’un produit, d’un lieu, d’un territoire ou d’un service, de faire savoir que les obligations légales sont satisfaites et qu’au-delà, des critères plus exigeants sont également remplis » (Viard, 2017, p. 281-283). Ainsi, ces labels sont des garanties de qualité, de performances et offrent une légitimité aux projets des opérateurs urbains. Toutefois, comme plusieurs travaux sur la construction d’écoquartiers le démontrent (Laigle, Souami & Zetlaoui-Léger, 2022), les labels n’aboutissent pas nécessairement à un gage d’appropriation des espaces de la part des habitants ; ces initiatives restent donc à observer et analyser sur le long terme.
Le changement des pratiques professionnelles en faveur des transitions serait donc opéré en partie via les réglementations et les certifications, les labels. Ces dernières années, l’accélération des exigences a considérablement transformé les projets immobiliers, et la recherche d’un label ou d’une certification serait un moyen pour un promoteur immobilier de se démarquer de la concurrence.
« Aujourd’hui, par rapport à il y a 10 ans, on va être beaucoup plus axés sur la durabilité des matériaux qu’on utilise, et c’est d’ailleurs devenu un critère majeur d’intégrer ces nouvelles pratiques de construction. … Il faut réussir à viser la meilleure certification possible, utiliser des matériaux durables et écologiques, en passant par une conception bioclimatique »
(Directeur technique du pôle aménagement, société de promotion)
L’acculturation des professionnels aux enjeux de transitions
Contraintes, convictions et opportunisme
C’est donc principalement à travers les contraintes réglementaires que les acteurs de la fabrique urbaine s’intéressent aux enjeux de transitions. On voit ainsi apparaître une écologisation des documents techniques et des textes de lois, mais pas forcément des consciences ou des valeurs portées par les opérateurs (Blanchard, 2017). Pour certains observateurs, ils agissent principalement par opportunisme économique, et non par réelle conviction personnelle.
« Ils font cela par opportunisme. Ils font cela parce que si demain le marché est là, ils le feront. Mais je ne sens personne, même si individuellement, certainement, il y en a plein qui doivent être hypersensibles... Je ne les sens quand même pas. Il faut que cela tourne, économiquement. »
(Experte, conseil auprès des collectivités)
Ce constat est partagé par l’écologue Tanguy Louis-Lucas : « La biodiversité serait alors passée en moins de 10 ans d’un point aveugle des projets d’aménagements à une contrainte réglementaire pour finalement devenir une opportunité pour les promoteurs immobiliers » (Louis-Lucas, 2022, p. 148).
Pour que les opérateurs se saisissent des enjeux de transitions, il semblerait qu’il faille les penser en tant qu’opportunité économique.
« Aujourd’hui, la valeur ajoutée, c’est d’arriver à passer dans ce méandre de contraintes. Nous avons justement organisé un séminaire sur comment transformer la contrainte environnementale en une opportunité. »
(Directeur immobilier, groupe de promotion-construction)
Si les opérateurs ne paraissent pas particulièrement sensibles à ces questions, et développent davantage une logique entrepreneuriale, les acteurs publics quant à eux témoignent d’une plus grande préoccupation et d’une plus grande sensibilité aux enjeux environnementaux. Ceux-ci expriment cependant un sentiment d’impuissance face à une action collective sur l’aménagement des territoires jugée insuffisante.
« À Bordeaux Métropole, la pensée urbaine et la pensée sur la transition en urbanisme se jouent à l’échelle de toutes les directions, qui est énorme, avec plus de 1 000 personnes ! Il y a une capacité technique incroyable. Mais ils sont avant tout producteurs d’observatoires et de rapports, d’études pertinentes en termes d’écologisation, mais qui ne sont pas utilisées. »
(Ancien directeur, organisme de logement social)
Le défaut de formation
Enfin, c’est aussi le manque de formation sur les enjeux d’actualité en matière environnementale qui ferait défaut au secteur. Les nouvelles générations d’entrants sur le marché du travail portent toutefois progressivement ces connaissances et ces évolutions.
« Aujourd’hui, il y a des jeunes qui arrivent, ils ont plus d’expérience que nous sur le biosourcé. Et puis, même s’ils n’ont pas plus d’expérience que nous, ils n’ont pas de préjugés. C’est-à-dire que nous, on fait comme avant parce que l’on sait que ça marche. Et ça, c’est super dur de faire all reset. Tandis que quand vous avez un jeune, vous lui dites : tu ne le construis pas en béton, tu le construis en bois. Mais il va construire en bois. Il ne va pas revenir à ce qu’il ne sait pas faire. Et moi, à 58 ans, je reviens assez souvent, pour être honnête à ce que je sais faire. »
(Directeur immobilier, groupe de promotion-construction)
L’épineuse question des coûts
Les difficultés économiques engendrées par la crise que traverse l’immobilier depuis 2021 pourraient limiter l’intégration des enjeux de transitions dans les projets immobiliers.
L’augmentation des coûts de construction
La hausse du coût de l’énergie et le contexte géopolitique des dernières années (crise sanitaire et guerre en Ukraine) ont entraîné un ralentissement de la production des matériaux, ce qui en a augmenté les coûts des matériaux. Selon la FFB, citée par Ouest France, en 2023, les prix des matériaux de construction « se sont envolés de 30 % à 40 % par rapport à leur niveau de 2019 » (Schneider, 2024). Ce bond des coûts des matériaux est considéré comme un frein pour les opérateurs.
« Entre la pandémie, et puis évidemment l’augmentation des coûts de l’énergie, on a eu une explosion des coûts de construction. Et ce qui est triste, c’est que c’est un problème de marché. C’est un peu comme les agriculteurs qui hurlent, et on leur dit, mais ce n’est pas grave, remettez du glyphosate. Voilà, la première chose que l’on fait sauter, c’est l’environnement. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, dans les négociations entre opérateurs, aménageurs, collectivités, les opérateurs continuent à dire, ce n’est pas viable économiquement, donc on fera sauter l’environnement. »
(Experte, conseil auprès des collectivités)
Toutefois, les plus engagés peuvent user de stratagèmes en exploitant le nécessaire emploi de matériaux bas carbone pour proposer plus de qualités dans leurs projets.
« On pense que notre rôle, c’est de tirer vers toujours plus de qualité, même si cela est difficile à tenir, notamment pour des raisons de coût. Et donc, pour nous, parfois, c’est plus facile de dire à des maîtres d’ouvrage : “on est obligés d’utiliser du bois, parce que si l’on n’utilise pas de bois, on n’obtiendra pas la RE2020”et il sait que s’il n’a pas la RE2020, il ne peut pas produire son bâtiment. »
(Architecte)
Des filières d’entreprises spécialisées en cours de structuration
Les enjeux environnementaux imposent aux opérateurs de concevoir des projets de meilleure qualité, et cela passe notamment par l’utilisation de matériaux bio- et géosourcés. Cependant, certains acteurs soulignent le retard des industries sur la fabrication de ces matériaux bas carbone, ce qui participerait de leur cherté.
« On voit que pour tout ce qui est matériel de construction bas carbone, la filière n’est pas hyper industrialisée. Donc, le problème que l’on a, c’est la disponibilité des entreprises. On veut construire aujourd’hui en briques ou en chanvre, mais quelle est la disponibilité des entreprises ? Et, finalement, est-ce que les entreprises savent assumer un volume et se projeter sur un volume qui sera peut-être dix fois plus important dans quelques années ? »
(Directeur, société de promotion)
Les études environnementales, souvent onéreuses
De plus, la réalisation des études environnementales (pollution, eau, biodiversité) rallonge la durée d’un projet traditionnel et entraîne des conséquences sur le coût des projets (honoraires des études amont, études d’impact). Le sentiment de devoir subir des lourdeurs administratives est donc d’autant plus pesant dans ce contexte de crise du secteur et nuit à la bonne intégration de ces enjeux de transitions.
« Le neuf cumule aujourd’hui beaucoup de contraintes. On le voit de façon très pratique ; quand on a commencé en 2011, les coûts pour développer un projet étaient très faibles, on avait un permis, un bureau de contrôle, on avait évidemment les études de sol, on s’arrêtait là. Aujourd’hui, effectivement on a beaucoup plus de contraintes, des études complémentaires qui n’étaient pas connues des opérateurs : études d’écologues, les études quatre saisons, des dossiers de loi sur l’eau, des sujets de perméabilité des sols, donc en fait on voit que nos coûts de développement d’un projet, pour le même projet, a été à peu près multiplié par trois en dix ans »
(Promoteur régional)
Apports et perspectives
Cette première phase d’entretiens fait ressortir les thématiques et les enjeux essentiels sur l’atterrissage et l’opérationnalisation des questions de transitions chez les professionnels de la fabrique urbaine. Ceci constitue une étape importante dans le projet.
Après notre campagne d’entretiens exploratoires, majoritairement réalisée auprès d’acteurs publics et d’opérateurs, un questionnaire a été diffusé à l’échelle nationale, auprès des apprenants en MAPI de l’ESPI. Ce questionnaire a pour objectif d’interroger spécifiquement l’expérience des opérateurs sur les enjeux de transitions. Dans ce cadre, l’enquête révèlera les opinions et les représentations des apprenants en MAPI.
Cinq grandes thématiques structurent ce questionnaire :
-
les opinions sur les sujets de transitions ;
-
les habitudes professionnelles ;
-
les pratiques en matière de transitions ;
-
l’engagement personnel ;
-
la formation ;
-
les perspectives sur l’avenir du métier.
Diffusé durant le premier semestre de l’année 2024-2025, de septembre à février, il sera analysé à partir de mars 2025 pour apporter des synthèses de résultats en juin 2025.