Le droit de suite de l’administration fiscale en matière de taxe foncière

Synthèse d’un article scientifique

Jennyfer Pilotin

Citer cet article

Référence électronique

Pilotin, J. (2022). Le droit de suite de l’administration fiscale en matière de taxe foncière. Zoom recherche. Mis en ligne le 07 septembre 2022, Cahiers ESPI2R, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/862

La présente synthèse est rédigée à partir d’une étude réalisée par l’enseignante-chercheuse Jennyfer Pilotin, intitulée « Taxe foncière : inconstitutionnalité du droit de suite de l’administration fiscale » et publiée dans la revue Actualité juridique du droit immobilier, éditée par Dalloz (octobre 2022, p. 687-699).

En mai 2022, le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles les dispositions de l’article 1920, 2-2°, du Code général des impôts (CGI) aux termes desquelles l’administration fiscale peut exiger, en cas de transfert de propriété d’un immeuble, le recouvrement du montant de la taxe foncière de l’ancien propriétaire auprès de l’acquéreur, qui n’en est pourtant pas le redevable légal. La présente étude interroge ainsi l’équilibre souvent fragile entre les droits fondamentaux du contribuable et l’impérative nécessité de recouvrer l’impôt.

Contexte de l’étude

Le privilège du Trésor accorde un droit de préférence à l’administration fiscale par rapport aux autres créanciers, qui peut s’accompagner d’un droit de suite. Le privilège spécial de la taxe foncière, également appelé le « privilège spécial mobilier », instauré par l’article 1920, 2-2°, du CGI, comportait par exemple tel un droit qui permettait à l’administration d’exiger le recouvrement de la taxe foncière auprès d’un nouveau propriétaire qui n’était pourtant pas, à l’origine, la personne ni légalement redevable de la taxe ni solidairement tenue à son paiement (BOI-REC-GAR-10-10-20-10, n° 240). Autrement dit, le transfert de propriété d’un immeuble ne constituait pas, dans ce cas précis, un obstacle au pouvoir de recouvrement de l’administration de la taxe foncière. L’instauration d’un tel droit est relativement ancienne puisque sa codification date de la loi n° 84-1208 du 29 décembre 1984 de finances pour 1985, pour permettre au Trésor public de recouvrer les impositions dues.

La Cour de cassation a ainsi jugé qu’en vertu de ce droit de suite l’acquéreur d’un immeuble pouvait être contraint, notamment par la saisie des loyers, au paiement de la taxe foncière due par l’ancien propriétaire (Cour de cassation, chambre commerciale, 28 mars 2006, n° 03-13.822 FS-PB, Société Faco ; Garçon, 2007).

Cette prérogative s’exerçait donc au détriment du nouveau propriétaire qui, s’il n’effectuait pas de manière prudente et diligente certaines vérifications concernant la situation fiscale du vendeur, pouvait se retrouver débiteur d’une créance dont il n’avait pas été à l’origine. Malgré l’inconstitutionnalité de la prérogative, il convient toujours d’obtenir du vendeur tout justificatif indiquant qu’il est à jour du paiement de la taxe foncière et, dans le cas contraire, une garantie de paiement par le moyen d’un cautionnement bancaire ou du séquestre d’une partie du prix de cession de l’immeuble, par exemple.

Le droit de suite en matière de taxe foncière a dès lors suscité des questionnements, notamment au regard du droit de propriété de l’acquéreur, pour lequel sa mise en conformité avec la Constitution a pu être analysée devant le Conseil constitutionnel le 13 mai 2022 (Conseil constitutionnel, QPC, 13 mai 2022, n° 2022-992, SCI Les Roches).

Méthodologie

Le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), renvoyée par la Cour de cassation le 9 mars 2022 (Cour de cassation, chambre commerciale, QPC, 9 mars 2022, n° 21-21.885) afin de savoir si les dispositions de l’article 1920, 2-2°, du CGI, dans sa rédaction en vigueur du 29 décembre 1984, constitue une atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Le Conseil opère un classique contrôle de proportionnalité consistant à déterminer si l’atteinte portée au droit ou à la liberté garantie par la Constitution est proportionnée ou à l’inverse « manifestement disproportionnée » à l’objectif qu’entendait poursuivre le législateur.

L’atteinte est donc déjà caractérisée. Il est en effet loisible au législateur d’apporter des limitations à des droits ou libertés constitutionnellement garantis par la Constitution si – et uniquement si – ces limitations sont elles-mêmes liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général et, enfin, à la condition qu’elles ne portent pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.

L’enjeu de l’analyse que devra mener le Conseil constitutionnel se situe ainsi au niveau de l’équilibre entre cet objectif et les moyens déployés pour y parvenir. Il est intéressant d’étudier les conclusions auxquelles il est parvenu.

Principaux résultats

Une prérogative de recouvrement des impôts fonciers non affectée par le transfert de propriété

Le Conseil constitutionnel rappelle qu’effectivement certaines dispositions du CGI autorisent l’administration fiscale à recouvrer les dettes fiscales auprès de l’acquéreur d’un bien immobilier, voire auprès des acquéreurs successifs, alors même qu’ils n’en étaient pas initialement les débiteurs légaux.

Ce droit de suite a notamment été institué par l’article 1920, 2-2°, du CGI qui dispose que le privilège du Trésor peut s’exercer en matière de taxe foncière « sur les récoltes, fruits, loyers et revenus des biens immeubles sujets à la contribution ». Sa lecture laisse donc entendre que le privilège spécial mobilier s’applique sur les revenus de l’immeuble, indépendamment du fait que le bien soit resté entre les mains du même propriétaire, contrairement au privilège général du Trésor qui ne peut s’exercer que sur les biens appartenant aux redevables.

La jurisprudence de la Cour de cassation écarte en outre toute incertitude liée à l’interprétation de l’article 1920, 2-2°, du CGI en jugeant l’administration fiscale fondée à recouvrer auprès du nouvel acquéreur d’un immeuble ces dettes fiscales dues à l’origine par l’ancien propriétaire (Cour de cassation, chambre commerciale, 28 mars 2006, n° 03-13.822 FS-PB, Société Faco, précédemment citée). Par application de l’article L. 262 du Livre des procédures fiscales (LPF) régissant la mise en œuvre des saisies administratives à tiers détenteur (remplaçant désormais l’avis à tiers détenteur depuis le 1er janvier 2019), le nouveau propriétaire devient ainsi redevable de l’impôt.

Précisons que ce privilège spécial mobilier s’exerçait aussi bien pour le recouvrement de la taxe foncière que pour celui de la taxe annuelle sur les locaux à usage de bureaux, les locaux commerciaux, les locaux stockage et les surfaces de stationnement perçus en Île-de-France (TSB-IDF ou TABIF) et la taxe annuelle sur les surfaces de stationnement perçue au profit de la région d’Île-de-France (TASS). Tel n’est désormais plus le cas puisque le Conseil constitutionnel vient remettre en question l’exercice de ce droit par une décision du 13 mai 2022.

Un droit de suite portant une atteinte disproportionnée au droit de propriété du nouveau propriétaire

Le Conseil constitutionnel rappelle en premier lieu en ces termes :

3. Il est loisible au législateur d’apporter aux conditions d’exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.
(Conseil constitutionnel, QPC, 13 mai 2022, n° 2022-992, SCI Les Roches)

Certes, le recouvrement des créances publiques poursuit un objectif d’intérêt général, mais en mettant cette créance à la charge du nouvel acquéreur, alors qu’il n’est ni le redevable légal de cet impôt ni tenu solidairement à son paiement, le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions de l’article 1920, 2-2°, du CGI – telles qu’interprétées par une jurisprudence constante de la Cour de cassation – portent à son droit de propriété une atteinte disproportionnée au regard de cet objectif.

Par conséquent, elles ont été déclarées contraires à la Constitution.

L’extinction de la compétence du juge judiciaire en matière de droit de suite du privilège spécial mobilier

Depuis une décision du Conseil d’État datant de 2017, il est établi que tout litige portant sur l’existence et la portée du privilège du Trésor comportant un droit de suite relève de la compétence du juge judiciaire (Conseil d’État, 3e, 8e, 9e et 10e chambres réunies, 22 février 2017, n° 394647 ; Victor, 2017). En revanche, la juridiction administrative reste compétente dès lors que les contestations portent sur le principe de l’assujettissement, de l’assiette ou du montant de l’impôt dû. S’agissant ainsi de la taxe foncière, le nouveau propriétaire pouvait donc saisir le juge administratif s’il estimait que le précédent propriétaire (dont il se retrouve par conséquent solidaire) n’en était pas redevable, ou s’il entendait contester l’assiette ou le montant de l’impôt (en déposant préalablement une réclamation contentieuse auprès des services fiscaux, au plus tard le 31 décembre de l’année qui suit la réalisation de l’événement justifiant celle-ci, sur le fondement de l’article R.*196-2 b) du LPF).

Désormais, par la décision du Conseil constitutionnel, il est mis fin à la compétence du juge judiciaire en matière de droit de suite accompagnant le privilège spécial mobilier s’agissant de la taxe foncière, de la TSB-IDF et de la TASS ; ce droit n’existant plus dans ces matières.

Apports

Une décision cohérente et protectrice du droit de propriété

Le droit de propriété jouit d’une valeur constitutionnelle et conventionnelle. Toutefois, face à l’impérative nécessité de recouvrer les créances publiques, sa protection a tendance à céder en matière fiscale. Bastien Lignereux souligne d’ailleurs à cet égard que « le Conseil constitutionnel n’a jamais censuré de règle d’imposition sur le fondement exclusif du droit de propriété » (Lignereux, 2020, §752).

Zérah Brémond et Sylvain Bernard rappellent en effet que « par nature, la fiscalité porte atteinte au droit de propriété en ce qu’elle vient opérer une ponction sur des valeurs patrimoniales dont est propriétaire un contribuable » (Brémond & Bernard, 2022, commentaire 8).

La décision du 13 mai 2022 du Conseil constitutionnel est ainsi inédite car, pour la première fois, les Sages ont estimé que les moyens tendant au recouvrement des créances publiques étaient vraisemblablement disproportionnés vis-à-vis de la protection du droit de propriété du contribuable. Une telle décision est certes exceptionnelle mais elle permet de rappeler que, même en matière fiscale, tous les moyens ne justifient pas la fin.

Une déclaration d’inconstitutionnalité visant les dispositions antérieures et celles actuelles de l’article contesté

La version de l’article 1920, 2-2°, du CGI, attaquée dans la décision du Conseil constitutionnel du 13 mai 2022, n’étant plus en vigueur, le Conseil n’a en effet pas prononcé son abrogation.

Les dispositions actuelles de l’article précité sont toutefois identiques aux dispositions litigieuses. Elles devraient par conséquent encourir la même inconstitutionnalité. Enfin, la déclaration d’inconstitutionnalité est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement au 14 mai 2022 (correspondant à la date de publication de la décision).

Difficultés et pistes de réflexion

Les dispositions litigieuses ont été maintenues avec une rédaction identique dans la nouvelle version de l’article. Par souci de cohérence, il conviendrait d’abroger la loi plutôt que de laisser des dispositions devenues obsolètes perdurer dans notre système législatif par cette déclaration d’inconstitutionnalité. Sauf à encourir les mêmes griefs d’inconstitutionnalité, elles doivent être entendues comme n’ouvrant aucun droit de suite à l’administration.

Par ailleurs, une difficulté, somme toute relative, peut être évoquée : comment, par conséquent, recouvrer les taxes foncières impayées ? Le droit de suite permettait en effet une certaine continuité dans le recouvrement de la taxe foncière, sans obstacle lié au transfert de propriété. Ce qui est une difficulté devient aussi une protection du nouvel acquéreur car, désormais, un vendeur peu scrupuleux ne pourra plus compter sur la vente de son immeuble pour échapper au recouvrement de l’imposition dont il était le redevable légal. On pourrait donc vraisemblablement imaginer que l’administration fiscale cherchera donc à recouvrer ces sommes auprès de l’ancien propriétaire, en actionnant d’autres leviers. Enfin, la décision du Conseil constitutionnel devrait permettre, lors de l’acquisition d’actifs immobiliers de type Asset Deal (transaction portant sur des actifs ou des activités d’une société), de limiter le montant des risques transférés à l’acquéreur en cas de manquement du vendeur en matière de taxe foncière ou de TSB- IDF (Jouanneau & Najafi, 2022).

Bulletin officiel des finances publiques - impôts

REC - Sûretés et garanties du recouvrement - Sûretés réelles - Privilège du Trésor - Champ d'application, n° 240

Textes réglementaires

Article 1920, 2-2°, du Code général des impôts

Article L. 262 du Livre des procédures fiscales (LPF)

Article R.*196-2 b) du LPF

Décisions de justice

Cour de cassation, chambre commerciale, 28 mars 2006, n° 03-13.822 FS-PB, Société Faco

Cour de cassation, chambre commerciale, QPC, 9 mars 2022, n° 21-21.885 F-D, SCI Les Roches

Conseil constitutionnel, QPC, 13 mai 2022, n° 2022-992, SCI Les Roches

Conseil d’État, 3e, 8e, 9e et 10e chambres réunies, 22 février 2017, n° 394647

Références et lectures utiles

Brémond, Z., & Bernard, S. (2022). Censure du droit de suite attaché au privilège spécial de l’Administration en matière de taxe foncière : un exercice d’équilibrisme réussi. La revue fiscale du patrimoine, 7, commentaire 8.

Garçon, J.-P. (2007). Recouvrement - Le Trésor public peut-il exercer un droit de suite sur les loyers générés par la location d'un immeuble pour lequel le cédant reste débiteur de la taxe foncière ? – Commentaire. La semaine juridique - notariale et immobilière, 2007, 10, 1126.

Goarant-Moraglia, C., & Barreau, D. (2020). L’acquéreur d’un immeuble peut être tenu au paiement de la dette fiscale du vendeur. La semaine juridique - notariale et immobilière, 37, étude 1181.

Jouanneau, B., & Najafi, S. (2022). Taxe foncière : le droit de suite de l’administration fiscale est contraire à la Constitution. Gide Real Estate.

Lignereux, B. (2020). Précis de contentieux constitutionnel fiscal. LexisNexis.

Victor, R. (2017). Les contestations relatives à l’existence et à la portée du privilège du Trésor ne peuvent être portées que devant le juge judiciaire. Revue de droit fiscal, 24, 354.

Jennyfer Pilotin

Enseignante-chercheuse, Groupe ESPI, campus de Paris

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