Le complexe urbain multifonctionnel : une nouvelle échelle de la fermeture résidentielle ?

L’exemple du Mexique

Leïly Hassaine-Bau et Brice Barois

Citer cet article

Référence électronique

Hassaine-Bau, L., & Barois, B. (2023). Le complexe urbain multifonctionnel : une nouvelle échelle de la fermeture résidentielle ? Zoom recherche. Mis en ligne le 26 mai 2023, Cahiers ESPI2R, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/1153

Les résultats de cette synthèse sont en partie issus de la thèse de Leïly Hassaine-Bau, L’élite en ses territoires : financiarisation, privatisation et projets urbains (Monterrey, Mexique), soutenue à l’université d’Aix-Marseille en 2021.

Les projets urbains fermés peuvent prendre de nombreuses formes. Parmi elles, les complexes urbains multifonctionnels privés et hypersécurisés érigés au Mexique par des acteurs de marché tendent à représenter un nouveau mode de production de la ville. Alors quels sont ces nouveaux types de quartiers construits pour une clientèle exclusive ?

Contexte de l’étude

Les quartiers résidentiels fermés, dont l’accès public (aux non-résidents) est contrôlé, sont identifiés comme l’un des symboles d’une nouvelle façon d’habiter la ville en expansion à l’échelle mondiale. En raison de la multiplicité des formes que peuvent prendre les résidences fermées, ces « enclaves résidentielles » (Paquot, 2002), également qualifiées « d’urbaines » (Janoschka & Glasze, 2003) ou de « fortifiées » (Caldeira, 2000), restent difficiles à définir.

En termes généraux, on peut caractériser ces groupes urbains sécurisés comme des « quartiers résidentiels dont l’accès est contrôlé et où l’espace public est privatisé. Leurs infrastructures de sécurité, généralement des murs ou des portes couplées à une entrée surveillée, protègent l’accès des non-résidents » (Blakely & Snyder, 1997). Alors que la croissance des villes dépend de la combinaison des fonctions urbaines, commerciales, industrielles et de services (entre autres), ce sont les zones résidentielles qui consomment le plus d’espace. Dans les zones métropolitaines d’Amérique latine, le processus social de fermeture de l’espace résidentiel a explosé dans les années 1990, et les chercheurs s’y intéressent dès 2000 (Capron, 2006). Cependant, depuis le début du xxisiècle, cette fermeture a pris une nouvelle dimension en Amérique latine avec l’émergence de complexes urbains multifonctionnels intégrant des activités résidentielles et d’autres fonctions (bureaux, commerces, etc.) pour des populations aisées. Au vu des nombreux enjeux sociaux et géographiques de la production urbaine soulevés par la construction de complexes urbains multifonctionnels fermés et privés, l’étude des pratiques urbaines et de la manière dont elles produisent la ville s’avère être un objet de recherche passionnant.

Méthodologie

L’étude des complexes urbains multifonctionnels apparaît ainsi comme un poste d’observation privilégié des changements socio-spatiaux à l’œuvre dans les métropoles latino-américaines. Pour cela, nous avons examiné la forme ainsi que les stratégies de localisation « des grands projets urbains à usages mixtes construits sur un périmètre délimité à l’initiative d’un promoteur » au Mexique (Hassaine-Bau, 2021, p. 69). Une revue de presse (magazines spécialisés en immobilier et articles de journaux locaux et nationaux) et la vérification des informations grâce aux images par satellite ont permis d’observer l’existence, puis l’avancée, desdits projets.

À l’échelle nationale ont été recensés 69 complexes urbains multifonctionnels qui se caractérisent par une mixité d’usages sur un territoire délimité. Il a ensuite été retenu 27 projets urbains intégrant l’usage résidentiel. Chaque projet a reçu une « carte d’identité » qui précise :

  • son nom ;

  • sa localisation (État, délégation ou Municipalité, quartier) ;

  • ses usages (résidentiel, commercial, bureaux, hôtel) ;

  • le promoteur, le cabinet d’architecture ;

  • la chronologie de la construction et son avancée ;

  • sa superficie totale, le nombre de mètres carrés construits, le nombre de tours et de niveaux dans la plus élevée d’entre elles ;

  • le nombre de résidences/appartements (avec le prix moyen du mètre carré), le nombre de chambres si ce sont des hôtels ;

  • la description des aménités et des infrastructures de sécurité ;

  • enfin, le coût d’investissement total du projet.

Ce travail a pour objectif de faire état de « la polymorphie des complexes urbains multifonctionnels, une dimension importante, afin de ne pas lier exclusivement ce mode d’urbanisme à la formation d’espaces résidentiels différents, mais de bien saisir qu’il s’agit d’une forme urbaine qui se multiplie » (Hassaine-Bau, 2021, p. 70).

Principaux résultats

Qu’est-ce qu’un complexe urbain multifonctionnel et où est la nouveauté ?

Comme son nom l’indique, le complexe urbain multifonctionnel se caractérise principalement par une combinaison de logements et d’équipements : commerces, bureaux, équipements sportifs et de loisirs, et parfois même des équipements éducatifs ou culturels (jardins d’enfants, bibliothèques, etc.). Plus qu’une zone résidentielle fermée, cet ensemble urbain est à proprement parler une entité spatiale multifonctionnelle à part entière. En effet, l’un des piliers de cette forme urbaine réside dans le rôle important qu’elle joue dans la vie quotidienne de ses habitants : fournir en un seul lieu de nombreux services auparavant assurés par les services publics de la ville, structurés comme un système de lieux. En d’autres termes, une nouvelle organisation de la vie quotidienne se met en place, la proximité des équipements étant vécue comme une extension de l’espace domestique (Guillot, 2003). Ces nouveaux types de quartier s’adressent aux classes sociales supérieures, qui ont les moyens d’assumer les coûts d’entretien des espaces communs, mais qui ont besoin d’un lien fort avec l’extérieur, d’où l’« hyperconnexion » aux réseaux de transport (infrastructures routières, héliports, etc.).

Au Mexique, ce type de projet urbain est déployé au sein des principales métropoles mais aussi dans les zones extrêmement touristiques. Parmi les 27 complexes urbains multifonctionnels retenus, 15 sont implantés dans les grandes aires métropolitaines que sont Mexico, Monterrey et Guadalajara. La concentration des secteurs financiers dans les métropoles mexicaines1 est à mettre en relation avec la construction de complexes urbains multifonctionnels. Ces derniers intègrent en effet des parcs tertiaires, des ensembles résidentiels verticaux qui sont « l’expression d’une inscription dans les formes urbaines globales2 » (Hassaine-Bau, 2021, p. 105). Grâce à leurs infrastructures, ces projets offrent la possibilité d’abriter les activités financières et de soutenir le secteur immobilier (par la construction elle-même), marché essentiel de la finance et de l’économie.

Ensuite, six des 27 complexes urbains multifonctionnels étudiés se situent dans les métropoles de Puebla, Querétaro, Villahermosa et Mérida.

Finalement, nous recensons la construction de complexes urbains multifonctionnels dans les villes de Campeche, Cancún, Tulum et Playa del Carmen, dont l’économie se nourrit principalement du tourisme.

Figure 1. Localisation des complexes urbains multifonctionnels et PIB par habitant par État (2020)

Figure 1. Localisation des complexes urbains multifonctionnels et PIB par habitant par État (2020)

Les logiques sociales d’enfermement dans un ensemble urbain

Parmi les études actuelles sur la ville, un deuxième facteur favorise le repli des classes sociales aisées dans des résidences fermées à usages mixtes : la recherche de sécurité. En effet, la maison de banlieue dans un quartier fermé est un modèle alternatif qui intègre des moyens de défense (police, technologies de sécurité, caméras, etc.) mais le problème est qu’il n’est pas adapté au mode de vie d’individus extrêmement mobiles. Cet argument semble justifier la densification de la ville comme à Sao Paulo ou à Mexico. Les grappes urbaines répondent à ces besoins en combinant lieux de travail et lieux de résidence.

Qu’il soit réel ou perçu, le sentiment accru de peur et d’insécurité augmente la demande de logements dans les gated communities, et donc aussi dans les complexes urbains avec accès et surveillance 24 h/24 h (Borsdorf, Hidalgo & Sánchez, 2007). Le thème de la peur, de l’insécurité et de la fermeture semble faire partie de l’imaginaire urbain dominant (Lindon, 2006). Cette situation n’est pas exclusivement latino-américaine (Viala & Villepontoux, 2007 ; elle existe aussi en France) et n’est plus nouvelle puisqu’elle a toujours existé dans les villes, mais elle s’amplifie et devient un argument politique : celui de la peur de l’autre. Bien que de nombreuses études portent sur les relations entre criminalité et ville, ce n’est que récemment que les chercheurs urbains ont été sensibilisés à ces représentations de l’insécurité et à l’analyse des peurs urbaines (Bannister & Fyfe, 2001 ; Caldeira, 2000 ; Svampa, 2001 ; Lindón & Hiernaux, 2007  ; Dammert & Lunecke, 2003).

Une recherche de distinction sociale

L’habitat en hauteur n’est accepté par les groupes urbains à hauts revenus comme Polanco à Mexico (Hiernaux, 2008) que s’il est accompagné de services, de commerces et d’un environnement que les populations qui y résident jugent agréables. En effet, elles privilégient désormais la proximité d’équipements de loisirs et, en ce sens, les promoteurs ont valorisé leurs immeubles en proposant des saunas, des salles de sport, des piscines couvertes, etc., que l’on ne trouve pas toujours dans les maisons individuelles. Cette organisation reflète à la fois une recherche de proximité des services de la part des habitants, mais aussi un désir d’exclusivité dans leur utilisation puisqu’ils sont inclus dans les complexes fermés. À l’échelle de l’ensemble urbain, ces projets mixtes sont conçus pour favoriser la diversité des activités au sein de la communauté et pour que tous les habitants interagissent dans un même espace. L’un des objectifs semble être la réduction de l’utilisation de la voiture, au moins pour les activités quotidiennes (commerces de proximité, équipements de loisirs pour les enfants, etc.)

Apports

L’originalité des résultats réside dans la caractérisation d’une nouvelle forme urbaine, les complexes urbains multifonctionnels privés et fermés, et des logiques de recompositions de l’espace urbain qu’ils impliquent.

D’abord, avec la centralisation des pratiques urbaines dans ces nouveaux centres urbains, ils constituent désormais de nouveaux nœuds clés de la ville, de nouveaux espaces de vie. Plus qu’un lieu de vie, l’ensemble urbain et l’homogénéité sociale qui en découle deviennent un mode de vie, c’est-à-dire un ensemble de goûts, de croyances et de pratiques systématiques propres à une classe ou à une école. En fait, tout ce dispositif tend à constituer une exclusivité à travers deux espaces : le domicile, qui est le lieu le plus privé, et les espaces communs, dans lesquels une autre intimité se construit autour d’affinités.

Ensuite, les complexes urbains multifonctionnels représentent une autre échelle de la privatisation de la gestion urbaine, ce qui n’est pas sans conséquence sur la forme urbaine : les services s’accompagnent d’un processus de clôture complexe et d’un système de surveillance interne très avancé (caméras de pointe, contrôles aux entrées, etc.).

Enfin, on constate que ces complexes urbains, qui représentent un développement résidentiel de luxe (tant au niveau des matériaux de construction que des équipements proposés), manifestent une continuité dans les stratégies résidentielles des élites. En effet, Pinçon et Pinçon-Charlot (2007) affirment que les beaux quartiers ont toujours procuré un des plaisirs universels des élites : celui d’être en compagnie des proches, de partager avec eux un quotidien à l’abri des interrogations et des promiscuités gênantes. De plus, l’entre-soi a toujours contribué à la reproduction des positions dominantes : le monde parfait et homogène des lotissements, ici l’ensemble urbain, renforce la supériorité des classes dominantes (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2007).

Difficultés et pistes de réflexion

Cette étude, comme tout travail de recherche, rencontre certaines limites mais appelle aussi à des travaux ultérieurs.

L’utilisation de sources journalistiques afin de recenser les complexes urbains multifonctionnels à l’échelle du Mexique présente une limite quant à l’exhaustivité des projets analysés. Par ailleurs, une comparaison de ces projets avec d’autres exemples internationaux enrichirait la réflexion sur la relation entre la privatisation des acteurs de la production urbaine et la production de la ville fermée.

Finalement, la nouveauté de ces bâtiments, qui se veulent de véritables centralités urbaines, réside dans la combinaison de la diversité fonctionnelle, de l’enfermement et de la verticalisation des espaces résidentiels, mais au service d’une catégorie spécifique de population. En effet, comme l’expliquent Sauchaud & Prévôt-Schapira (2013), la maîtrise de l’étalement urbain conduit à la verticalisation des espaces résidentiels, et c’est dans cette dynamique que s’inscrit le développement de ces ensembles urbains.

Ces objets urbains, représentant la ville compacte, renforcent encore les processus de fragmentation de l’espace urbain. Analyser précisément la localisation des complexes urbains multifonctionnels à une échelle métropolitaine nourrirait ainsi les études sur la ville latino-américaine. Plus largement, par les nombreux enjeux actuels qu’ils cristallisent, l’étude des complexes urbains multifonctionnels à partir d’approches immobilières et socio-spatiales constitue un objet de recherche stratégique.

1 Les aires métropolitaines de Mexico, Monterrey et Guadalajara concentrent 90 % de la production totale brute de services financiers et d’assurances

2 C’est-à-dire caractéristiques des villes globalisées.

Bannister, J., & Fyfe, N. (2001). Introduction: Fear and the City. Urban Studies, 38(5-6), 807-813.

Blakely, E. J., & Snyder, M. G. (1997). Fortress America: gated communities in the United States. Brookings Institution Press.

Borsdorf, A., Hidalgo, R., & Sánchez, R. (2007). A new model of urban development in Latin America: The gated communities and fenced cities in the metropolitan areas of Santiago de Chile and Valparaı́so. Cities, 24(5), 365-378.

Caldeira, T. P. R. (2000). City of Walls: Crime, Segregation, and Citizenship in São Paulo. University of California Press.

Capron, G. (dir.). (2006). Quand la ville se ferme : quartiers résidentiels sécurisées. Bréal.

Dammert, L., & Lunecke, A. (2002). Victimización y temor en Chile : Revisión teórico - Empírica en doce comunas del país. Centro de Estudios en Seguridad Ciudadana.

Guillot, X. (2003). Les élites professionnelles étrangères à Singapour. L’établissement urbain d’une migration haut de gamme. Les annales de la recherche urbaine, 94(1), 71-80.

Hassaine-Bau, L. (2021). L’élite en ses territoires : financiarisation, privatisation et projets urbains (Monterrey, Mexique). [Thèse de doctorat, Aix-Marseille Université].

Hiernaux, D. (2008). De los imaginarios a las prácticas urbanas : construyendo la ciudad de mañana. Iztapalapa, 29(64‑65), 17‑38.

Instituto Nacional de Estadística y Geografía - INEGI. (2019). Censo económico.

Janoschka, M., & Glasze, G. (2003). Urbanizaciones cerradas : un modelo analítico. Ciudades, 59, 9-20.

Lindón, A. (2006). La casa búnker y la deconstrucción de la ciudad. LiminaR Estudios Sociales Y Humanı́sticos, 4(2), 18-35.

Lindón, L., & Hiernaux, D. (2007). Imaginarios urbanos desde América Latina : tradiciones y nuevas perspectivas. In A. Silva (edit.), Imaginarios urbanos en América Latina : urbanismo ciudadanos (p. 156-167). Fundación Antoni Tapies.

Paquot, T. (2002). Ville fragmentée ou urbain éparpillé ? Dans F. Navez-Bouchanine (dir.) La fragmentation en question : des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale ? (p. 113-118). L’Harmattan.

Pinçon, M., & Pinçon-Charlot, M. (2007). Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces. Seuil.

Souchaud, S., & Prévôt-Schapira, M.-F. (2013). Introduction : Transitions métropolitaines en Amérique latine : densification, verticalisation, étalement. Problèmes d’Amérique latine, 3(90), 5-16.

Svampa, M. (2001). Los que ganaron. La vida en los countries y barrios privados. Biblos.

Viala, L., & Villepontoux, S. (dir.). (2007). Imaginaire, territoires, sociétés : contribution à un déploiement transdisciplinaire de la géographie sociale. Université Paul Valéry.

1 Les aires métropolitaines de Mexico, Monterrey et Guadalajara concentrent 90 % de la production totale brute de services financiers et d’assurances (Censo económico, INEGI, 2019).

2 C’est-à-dire caractéristiques des villes globalisées.

Figure 1. Localisation des complexes urbains multifonctionnels et PIB par habitant par État (2020)

Figure 1. Localisation des complexes urbains multifonctionnels et PIB par habitant par État (2020)

Leïly Hassaine-Bau

Enseignante-chercheuse, département Urbanisme, laboratoire ESPI2R

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Brice Barois

Enseignant-chercheur, département Économie, laboratoire ESPI2R

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