Les entreprises familiales (EF) jouent un rôle important dans le tissu socio-économique en France et contribuent largement à sa richesse nationale : selon une étude réalisée en 2011 par le cabinet PwC1, plus de 60 % du PIB découle des EF, qui emploient plus de 50 % de la force de travail nationale. Elles ont une représentativité de plus de 83 % de l’ensemble des entreprises, que l’on retrouve dans les différents secteurs de l’économie (d’après une étude du Crédit mutuel en 20172). L’une des critiques développées dans la littérature, fondée sur la relation de l’agence3, consiste à considérer que ces entreprises auraient tendance à favoriser le « système famille » plutôt que le « système entreprise » en privilégiant les intérêts de la famille plutôt que ceux des autres actionnaires. Elles incitent par ailleurs à adopter un comportement opportuniste, en réponse à la loyauté de la famille.
Au cours des dernières années, le débat a porté sur la structure du conseil d’administration (CA) en tant que mécanisme de gouvernance le plus remarquable du système de contrôle interne d’une entreprise. Divers auteurs ont tenté de démontrer que l’efficacité du CA, définie comme sa capacité à protéger les intérêts des actionnaires, dépend de ses caractéristiques principales (Cabrera-Suárez & Martín-Santana, 2015 ; Chang et al., 2019 ; García-Ramos & Díaz, 2020 ; Godard & Schatt, 2005 ; Kanadlı et al., 2020). Ils ont utilisé un ensemble diversifié de perspectives théoriques pour comprendre les caractéristiques et le rôle du CA. L’objectif de notre étude empirique est de savoir si le CA joue un rôle disciplinaire4 dans les EF cotées et de connaître l’impact de ces caractéristiques sur leurs performances.
Pour réaliser cette étude, nous nous sommes focalisés sur trois principales caractéristiques du CA en nous basant sur la critique du fonctionnement des CA américains par Jensen (1993), un des fondateurs de la théorie de l’agence :
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le cumul des fonctions de direction générale et de présidence ;
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la taille ;
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l’indépendance de ses membres.
Dans la vision disciplinaire, Jensen (1993) estime qu’un CA composé d’une fraction plus élevée de membres indépendants, présidé par une personne qui n’assure pas la direction générale, et de préférence de taille réduite, serait préférable pour veiller aux intérêts des actionnaires.
Revue de la littérature et formulation des hypothèses
Cumul des fonctions de direction générale et de présidence du CA
Selon la théorie de l’agence, la réunion des fonctions de direction générale et de présidence du CA est considérée comme une source de conflits d’agence potentiels avec les actionnaires (Chang et al., 2019 ; García-Ramos & Díaz, 2020 ; Le Breton-Miller & Miller, 2006 ; Wang et al., 2019). Cette structure duale accroîtrait le risque d’opportunisme des dirigeants. Puisque la mission du CA est de nommer et de rémunérer le dirigeant, la présence de ce dernier au poste de président-directeur général (P.-D.G.) empêche le bon fonctionnement du CA (Jensen, 1993). La séparation des deux fonctions est largement défendue dans la littérature et par les professionnels des entreprises qui estiment qu’elle contribue largement à la protection et à la préservation des intérêts et objectifs non seulement des actionnaires mais de toutes les parties prenantes, en favorisant la réduction des problèmes d’agence. Dans le cas spécifique de l’EF, cette dualité est susceptible de renforcer les conflits d’agence entre actionnaires majoritaires familiaux et les autres actionnaires minoritaires. Nous présentons donc notre première hypothèse comme suit : il existe une relation négative entre la présence de la dualité au sein du CA et la performance financière de l’entreprise familiale.
La taille du CA
La taille du CA dépend de sa fonction ainsi que des relations stratégiques de l’entreprise avec son environnement. Les grandes entreprises ayant des structures plus complexes, des intérêts mondiaux substantiels ou des activités multi-entreprises auront naturellement un CA de grande taille. En France, selon la loi de juillet 1966 sur les sociétés commerciales5, modifiée par la loi relative aux nouvelles régulations économiques (NRE)6 en 2001, le CA doit comporter entre trois et 18 membres et satisfaire à la parité hommes/femmes.
En règle générale, les CA de petite taille présentent un certain nombre d’avantages par rapport aux CA de taille plus grande : ils sont plus faciles à réunir, à diriger et ont souvent une culture plus informelle. De nombreux chercheurs affirment que le CA de grande taille est généralement moins efficace que celui de petite taille. Le rôle disciplinaire du CA de grande taille est beaucoup plus compliqué ; cela peut s’expliquer par les délais et les difficultés de prise de décision, la faible motivation, le manque de coordination entre ses membres ainsi que des coalitions et des conflits de groupe (Cabrera-Suárez & Martín-Santana, 2015 ; García-Ramos & Díaz, 2020). À partir de ces réflexions, nous allons suspecter l’existence d’une relation négative entre la taille du CA et la performance de l’entreprise, et donc formuler la deuxième hypothèse suivante : il existe une relation négative entre la taille du CA et la performance financière de l’entreprise familiale.
L’indépendance du CA
En France, le code Afeb-Medef7 recommande, dans les entreprises à forte concentration de propriété, qu’au moins un tiers d’administrateurs indépendants doit être présent au CA. Lorsque la propriété est dispersée, la moitié des administrateurs doit être indépendante.
Selon la théorie de l’agence, les administrateurs indépendants jouent un rôle essentiel dans la surveillance des dirigeants et la limitation de leur opportunisme managérial (Fama & Jensen, 1983). La présence au CA de membres indépendants favorise la capacité à surveiller l’activité de gestion et l’efficacité des comités (Gabrielsson & Huse, 2005 ; Liu et al., 2015). Les administrateurs indépendants peuvent atténuer le comportement opportuniste des actionnaires détenant le contrôle de l’entreprise8 et améliorer l’efficacité des stratégies d’entreprise puisque leur rôle consultatif (ou leur indépendance) peut apporter des connaissances innovantes (García-Ramos & Díaz, 2020).
La dernière hypothèse suppose qu’une quote-part élevée d’administrateurs indépendants dans le CA aurait un impact positif sur la performance de l’entreprise. Cet impact est intimement lié au rôle (contrôleur ou conseiller) que ces administrateurs jouent dans l’entreprise. Ainsi, nous formulons la troisième hypothèse suivante : il existe une relation positive entre la quote-part des administrateurs indépendants dans le CA et la performance financière de l’entreprise familiale.
Méthodologie
Le recueil des données
Pour réaliser notre recherche, nous avons opté pour un échantillon constitué des EF appartenant au CAC All-Tradable9. Cet indice représente bien l’activité économique des entreprises françaises. Concernant le recueil des données, nous nous sommes appuyés sur des données secondaires collectées à partir de deux sources différentes, à savoir les bases de données Datastream et FactSet d’une part et les rapports annuels des entreprises d’autre part. Toutes les données de nature financière ou propres à la gouvernance, utilisées dans cette partie empirique, proviennent de ces bases de données et concernent une période de 10 ans allant de 2006 à 2015.
Les variables retenues
Deux variables sont retenues pour définir le caractère familial de l’entreprise, à savoir : les droits de vote et la présence d’un membre familial au CA et/ou au poste de direction générale. Nous avons pris en compte deux modes complémentaires de mesure de la performance (variables dépendantes) pouvant nous renseigner sur l’efficience du management et de l’organisation, mais aussi sur la valorisation du marché de cette dernière (Anderson & Reeb, 2004 ; Miller et al., 2007). Nous avons utilisé trois variables de gouvernance (indépendantes), à savoir : la dualité, la taille et l’indépendance du CA. Nous considérons comme variable de contrôle toute variable pouvant avoir un impact considérable sur la performance. À ce titre sont retenus : l’âge de l’entreprise, sa taille et son niveau d’endettement.
Démarche statistique
Pour mener à bien notre partie empirique, nous adoptons une démarche statistique, avec des données de panel10, structurée autour de trois tests :
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un test univarié nous permettant de décrire l’échantillon de notre recherche ;
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un test bivarié pour analyser le niveau de corrélation entre les variables (deux à deux) ;
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un test multivarié afin d’étudier le lien de l’ensemble des variables retenues explicatives de la performance supérieure des EF.
L’ensemble de ces tests statistiques est réalisé par le logiciel Stata 14. La méthode des moments généralisée (MMG)11 est prise comme référence pour estimer le pouvoir explicatif de notre modèle.
Principaux résultats
Nous avons constaté une relation négative entre la dualité P.-D.G. et la performance des EF. Cette conclusion est cohérente avec les propos de la théorie de l’agence qui stipule que le cumul des fonctions de présidence du CA et de direction générale entre les mains d’une seule personne peut être source de problèmes d’agence (privilégier des profits privés au détriment des actionnaires), et ainsi limite la performance de l’entreprise (Jensen, 1993). Notre première hypothèse est donc validée.
Contrairement à nos attentes – notre deuxième hypothèse – une relation positive entre la taille du CA et la performance des EF est constatée. Cette conclusion originale ne corrobore pas la théorie de l’agence qui préconise la taille réduite du CA. Pour cette théorie, plus le CA est réduit, plus le risque de destruction de valeur lié aux décisions inefficaces prises dans un contexte de coalitions est faible. En revanche, ces résultats sont conformes aux théories cognitives selon lesquelles le rôle du CA dépasse ses fonctions classiques de contrôle et de surveillance des dirigeants. Le rôle principal du CA consiste à apporter une expertise à l’entreprise, à inciter à une répartition juste et équitable entre les différentes parties prenantes, à préserver l’intérêt du nœud du contrat et, finalement, à favoriser et préserver les relations créatrices de valeur. La pérennité des entreprises est liée à leur capacité à mobiliser des ressources stratégiques, ce qui s’applique aux CA de taille importante, qui incluent les représentants de ressources indispensables pour l’entreprise.
Enfin, nous avons remarqué une relation négative entre la proportion des administrateurs indépendants et la performance des EF. Notre troisième hypothèse est donc rejetée. Cette conclusion est opposée aux préconisations du paradigme disciplinaire (théorie de l’agence) qui accorde une importance significative à l’indépendance du CA vis-à-vis du dirigeant. Selon ce paradigme, la présence de membres externes dans le CA permet de réduire les conflits d’agence, notamment l’opportunisme du dirigeant et donc d’assurer une protection des intérêts des actionnaires et de garantir un niveau de performance satisfaisant. En revanche, ces résultats sont une nouvelle fois conformes à l’approche cognitive en gouvernance qui met en avant le rôle cognitif du CA en tant que lieu d’apprentissage, de partage du savoir-faire, des compétences et expériences.
Nous pouvons ainsi dire que l’EF a intérêt d’opter pour une représentation majoritaire des administrateurs internes au sein de son CA en vue des divers avantages que ces derniers peuvent représenter ; un administrateur interne a une meilleure connaissance de l’entreprise, de ses systèmes, ses avantages, ses limites et de ses stratégies. De même, il a une connaissance préalable des ressources humaines de l’entreprise, et notamment des dirigeants, ce qui lui accorde un véritable avantage informationnel comparé à l’administrateur externe.
Apports
Notre contribution théorique à la littérature de l’EF est de montrer l’existence d’une complémentarité des théories en gouvernance : le pouvoir explicatif de l’approche cognitive semble apporter véritablement des éléments de compréhension et d’explication de la performance des EF.
Notre étude fournit certaines implications pertinentes pour les praticiens, y compris les membres de la famille.
Elle peut s’avérer utile pour ceux qui souhaitent compléter leurs connaissances sur les mécanismes de gouvernance et leur impact sur la performance des EF, afin d’organiser le pouvoir décisionnel, sous l’angle de la propriété et de la décision.
À l’appui de nos résultats, les normalisateurs et régulateurs pourraient prendre en considération l’idée selon laquelle l’approche unique “one size fits all approach ” ne fonctionne pas dans les EF en raison de leurs caractéristiques spécifiques. Par exemple, la recommandation des codes de gouvernance concernant l’efficacité du CA (par la limitation du nombre de sièges au CA ou par le recours à des administrateurs indépendants) ne prend pas en compte le caractère familial des entreprises, leurs valeurs et leurs intérêts. La spécificité de l’EF, notamment en termes d’implication décisionnelle, est l’une des sources principales de surperformance de ce type d’entreprise, dont le mode de gouvernance est spécifique et ne correspond pas aux mécanismes standards. C’est une source non négligeable de l’avantage organisationnel de l’EF. Ignorer cette spécificité familiale peut générer une destruction de valeur en raison de la mise en place de structures inutiles avec plus de coûts et de conflits. Cela peut également entraîner une rigidité de la structure de gouvernance au moment où cette dernière doit faire preuve de flexibilité et d’adaptation requises pour suivre le même rythme d’évolution de l’EF. Nous rejoignons sur ce point les travaux qui observent le non-respect des normes de gouvernance (exemples : Brédart, 2013 ; Poulain-Rehm, 2019 ; Tchotourian, 2011), remettant en cause la standardisation normative privant les entreprises de l’avantage concurrentiel fondé en particulier sur leur système spécifique de gouvernance.
Limites et pistes de réflexions
Les limites les plus importantes issues de la présente étude sont d’ordres théorique et méthodologique.
Notre recherche montre à la fois le pouvoir explicatif et le dépassement nécessaire de la théorie de l’agence. En particulier, les perspectives des approches cognitive et comportementale ouvrent des pistes intéressantes pour appréhender, de manière dynamique, l’interaction entre la famille et l’architecture décisionnelle (structure des droits décisionnels) et ses effets sur le processus de décision. Dans une volonté de contribuer à une approche intégrée en gouvernance, notre typologie pourrait être ainsi approfondie, de même qu’en matière de conflits entre acteurs (intra et extra-familiaux).
Sur le plan méthodologique, notre recherche est basée sur des données standards. Cela nous a conduit à exclure d’autres organes internes de gouvernance, tels que l’assemblée des actionnaires, l’assemblée familiale ou la charte de famille, des comités d’audit. Bien que les mécanismes généralement utilisés et prescrits soient inclus dans notre étude, le sujet pourrait être développé par l’inclusion de nouvelles variables afin d’analyser l’impact potentiel des autres organes de gouvernance (selon les dimensions cognitives et partenariales) sur la performance des EF.
Notre échantillon, qui comprend uniquement les EF cotées à CA, n’est pas représentatif de l’ensemble de la population des entreprises françaises. Nous avons opté pour ces entreprises car elles sont susceptibles d’être confrontées à des problèmes de gouvernance, liés essentiellement à la multifonction du directeur général qui peut être président du CA, simple membre ou absent du CA. Ce problème est quant à lui inexistant dans le cadre des entreprises à conseil de surveillance, de par l’incompatibilité légale du regroupement de ces fonctions (membre du directoire/membre du conseil de surveillance). Néanmoins, cela reste une limite à prendre en considération dans les travaux de recherche futurs.
La composition du CA et son impact sur la performance financière de l’entreprise est un sujet largement débattu dans la littérature. Cependant, très peu d’études se sont intéressées aux sociétés d’investissement immobilier cotées, malgré le fait que la majorité de ces sociétés soient contrôlées par des fondateurs ou des familles (Chiang et al., 2018). Ainsi, il serait pertinent d’aborder notre question de recherche à partir d’un échantillon des sociétés d’investissement immobilier cotées afin d’apporter un niveau de compréhension de la relation entre la gouvernance et la performance des EF dans ce secteur.
Pour terminer, ce travail de recherche est une contribution à l’étude des EF et permet de rendre compte de l’importance de l’implication décisionnelle de la famille pour comprendre leur pérennité et leur performance, notamment dans le contexte français. Il ouvre finalement des pistes de recherche future sur la construction et la dynamique des règles du jeu familiales.
Chiang, K. C.H., DeWitt, R.-L., Folkman, D., & Jiao, L. (2018). REIT governance, entrepreneurial control, and corporate value. Journal of Real Estate Research, 40(2), 241-266.
Gabrielsson, J., & Huse, M. (2005). Outside directors in SME boards: a call for theoretical reflections. Corporate Board: role, duties and composition, 1(1), 28-37.
Godard, L., & Schatt, A. (2005). Caractéristiques et fonctionnement des conseils d’administration français. Un état des lieux. Revue française de gestion 5(158), 69-87.
Le Breton-Miller, I., & Miller, D. (2006). Why do some family businesses out–compete? Governance, long-term orientations, and sustainable capability. Entrepreneurship theory and practice, 30(6), 731-746.