L’Élite en ses territoires : face à la Covid-19 (San Pedro Garza Garcia, Mexique)

Synthèse

Leïly Hassaine-Bau

Citer cet article

Référence électronique

Hassaine-Bau, L. (2022). L’Élite en ses territoires : face à la Covid-19 (San Pedro Garza Garcia, Mexique). Dans J. Blain & A.-C. Chardon (dir.), Dynamiques urbaines et résilience dans un contexte épidémique. Mis en ligne le 07 juin 2022, Cahiers ESPI2R, consulté le 09 octobre 2024. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/774

Contexte, matériel et méthode

Le 30 mars 2020, l’État mexicain déclare, comme la majorité des pays, un état d’urgence sanitaire face à la pandémie de Covid-19. Le mois suivant, 24,7 % de la population active est au chômage, et 2,1 millions d’emplois formels et 10,4 millions d’emplois informels sont perdus (Segob, 2020). 83,7 % des suppressions de poste concernent des salariés qui recevaient entre un et deux salaires minimaux. En mai 2020, les premières conséquences économiques se dessinent, dans un État particulièrement touché par les inégalités socio-économiques. Si les facteurs individuels sont essentiels pour expliquer la probabilité de contracter la Covid-19 et l’issue de la maladie, « l’importance des facteurs socioéconomiques locaux comme facteur explicatif de l’état de santé des populations et des taux de mortalité est démontrée par la littérature » (Amdaoud, Arcuri & Levratto, 2020, p. 2).

La présente étude propose d’interroger les formes et les contours des inégalités socio-économiques à partir de la gestion des territoires par l’élite en temps de crise au Mexique, dans l’aire métropolitaine de Monterrey, au nord-est du pays.

Figure 1. L’aire métropolitaine de Monterrey, au nord-est du Mexique

Figure 1. L’aire métropolitaine de Monterrey, au nord-est du Mexique

Réalisation : Patrick Pentsch et Leïly Hassaine-Bau, 2020.

Monterrey est une des villes les plus inégalitaires du Mexique et de l’Amérique latine (González Arellano, 2005). Cette question est plus précisément explorée à San Pedro Garza Garcia, première municipalité du Mexique en termes de richesse, où réside une élite locale puissante et particulièrement homogène socialement, à la tête d’entreprises nationales et transnationales. Alors que la municipalité est réaménagée grâce à de grands projets urbains adoptant les modes de production de la ville globale (Sassen, 1991), la financiarisation y accélère le processus de privatisation de la production urbaine. Dans quelle mesure la crise sanitaire accentue-t-elle ce processus qui accroît in fine les disparités sociales ?

Cette présentation s’intéresse plus précisément aux modes d’habiter de l’élite mexicaine en période de Covid-19 en se basant sur une enquête de terrain menée à partir d’une méthodologie ethnographique. Cette dernière implique une immersion de cinq ans à San Pedro Garza Garcia, jusqu’en octobre 2020, et la participation au projet de renouvellement urbain du centre d’affaires de San Pedro, ce qui a permis de saisir les stratégies des acteurs de marché dans la production urbaine. Cela établit aussi le contexte dans lequel survient la crise sanitaire, étudiée grâce à un regard « depuis l’intérieur » de la fabrique urbaine. Cette méthodologie interdisciplinaire qualitative, réalisée dans le cadre d’une thèse de doctorat1 , est complétée par :

  • des données statistiques issues de l’Instituto Nacional de Estadística y Geografía (INEGI) ;

  • d’un état de l’art américain et européen sur la ville financiarisée (Aalbers, 2009 ; Halbert & Le Goix, 2012 ; Kaika & Ruggiero, 2016), la ville privée et fermée (Capron, 2006 ; Dorier-Apprill, Audren et al., 2008 ; Duhau & Giglia, 2012) ;

  • d’une étude évaluant la relation entre les inégalités territoriales et la pandémie de Covid-19 (Amdaoud, Arcurri & Levratto, 2020).

Figure 2. Le quartier d’El Bosquet, 2019

Figure 2. Le quartier d’El Bosquet, 2019

Au premier plan, les résidences de l’élite contrastent avec le centre d’affaires en construction au second plan, érigé autour du club de golf d’El Bosquet2.

©Vicraya2.

Résultats et apports

La conduite d’une analyse des réseaux sociaux montre l’encastrement social des developers3, promoteurs immobiliers qui intègrent la gestion d’actifs immobiliers dans leur structure entrepreneuriale. L’approche généalogique a permis de démêler la complexité de ces réseaux en dévoilant les liens entre l’élite entrepreneuriale et l’élite institutionnelle, ainsi que l’impact politique et dans de nombreuses institutions de ces relations. Le renouvellement du quartier d’affaires de San Pedro Garza Garcia (qui inclut des écoles privées, les sièges sociaux des principales entreprises, le club de golf mais aussi les voies publiques) par un fonds d’investissement, dont le directeur général est cousin germain du maire au moment de la planification, témoigne ainsi du fait que ces developers exercent un pouvoir aussi bien dans la sphère privée qu’en tant qu’autorité territoriale locale. En plus d’un capital social et économique, le capital spatial – entendu comme les compétences acquises par un individu ou un groupe d’individus dans le champ de la maîtrise de l’espace – est largement mobilisé par l’élite locale dans la gestion de la crise sanitaire à plusieurs échelles.

En effet, dans cette configuration, la pandémie vient d’abord renforcer la privatisation de l’accès et des usages de la ville. La privatisation du renouvellement urbain du quartier d’affaires est motivée par une sécurisation des investissements immobiliers réalisés par le fonds d’investissement évoqué ci-dessus, dans ce périmètre d’action. Or, dans une logique de rentabilité, les usagers doivent avoir les moyens économiques de consommer dans les nouveaux projets multifonctionnels (commerces, restaurants, etc.) de San Pedro Garza Garcia, ce qui n’est pas le cas de la plupart des employés des sièges sociaux des entreprises implantées, dont la grande majorité n’habite pas le quartier. Pour réserver ces espaces aux habitants qui ont les moyens de consommer mais pour lesquels les flux de travailleurs journaliers représentent une gêne, le télétravail, dès 2018, est une solution proposée par le fonds d’investissement, mais les chefs d’entreprise ont d’abord émis des réserves. Puis l’obligation de télétravail en raison de la Covid-19 engendre une forte prise de conscience de son bon fonctionnement pour certains secteurs d’activité, les conduisant à évaluer l’économie d’échelle qu’ils réaliseraient s’ils avaient moins de surface de bureau à fournir. De telles opportunités pourraient accélérer le processus d’éviction des employés du quartier d’affaires et ainsi renforcer l’homogénéité spatiale de la municipalité. La gestion de la pandémie par l’élite, représentée par des hommes politiques ou des chefs d’entreprise, qui conjugue des mesures internationales (mise en place du télétravail) et locales (organisation de distributions de denrées alimentaires)4, accentue des pratiques urbaines exclusives.

La mise en place de ces mesures contribue alors à affirmer la Municipalité de Monterrey comme « modèle » dans la gestion de la crise sanitaire par le contrôle de la circulation de la Covid-19. Cela s’explique par l’exclusion des populations les moins aisées, qui ne bénéficient pas d’un même accès aux soins et à la vaccination que l’élite de San Pedro. Cette dernière, ayant la double nationalité mexicaine et américaine, voyage à Houston depuis janvier 2021 afin de se faire vacciner, alors que dans d’autres municipalités, moins favorisées, les taux de contamination sont largement supérieurs5. Par ailleurs, bien que l’État du Chiapas déclare, avec l’État de Oaxaca, des taux de mortalité des plus importants du Mexique, ce sont les trois principaux contributeurs au PIB national (les États de Mexico, Coahuila et Nuevo León) qui ont reçu les premières doses de vaccins (Laboratorio de analysis en comercio, economia y negocios, 2021). Cette étude montre donc l’enjeu que représente le capital spatial, en termes de mobilité et d’appropriation du territoire, dans les inégalités territoriales à plusieurs échelles.

Conclusion

Cette contribution met en lumière l’influence des facteurs d’inégalités territoriales durant la crise sanitaire. L’analyse montre comment les réponses adoptées face à l’urgence sanitaire et articulées aux logiques de valorisations foncières et immobilières deviennent un accélérateur des restructurations des territoires de l’élite. L’étude permet finalement de comprendre dans quelle mesure cette pandémie renforce des inégalités socio-spatiales déjà ancrées.

1 Thèse de géographie intitulée L’élite en ses territoires. Financiarisation, privatisation et projets urbains à Monterrey (Mexique) soutenue à

2 Dans cet article, l’appellation courante de ce quartier, et par extension de ce complexe, a été modifiée par l’autrice.

3 Le terme developers n’a pas d’équivalent ni en espagnol ni en français. Il permet de caractériser les nouvelles entreprises de développement urbain

4 Si officiellement les policiers sont chargés de prendre la température des automobilistes, de leur rappeler l’importance du port du masque de

5 Alors que les premiers cas de Covid-19 ont été annoncés à San Pedro, entre mars 2020 et février 2021, la municipalité n’a jamais enregistré plus de

Aalbers, M. B. (2009). The Sociology and Geography of Mortgage Markets: Reflections on the Financial Crisis. The International Journal of Urban and Regional Research, 33(2), 281-290.

Amdaoud, M., Arcuri, G, & Levratto, N. (2020). Covid-19 : analyse spatiale de l’influence des facteurs socio-économiques sur la prévalence et les conséquences de l’épidémie dans les départements français. EconomiX Working Papers.

Capron, G. (2006). Quand la ville se ferme : quartiers résidentiels sécurisés. Bréal.

Dorier-Apprill, E., Audren, G., Garniaux, J., Stoupy, A., & Oz, R. (2008). Ensembles résidentiels fermés et recompositions urbaines à Marseille. Pouvoirs Locaux, 78, 92-98.

Duhau, E., & Giglia, A. (2012). De la ville moderne aux micro-ordres de la ville insulaire. Les espaces publics contemporains à Mexico. Espaces et sociétés, 2(150),15-30.

González Arellano, S. (2005). La structuration socio-spatiale des villes mexicaines au cours des années 1990. [Thèse de doctorat non publiée, université de Laval].

Halbert, L., & Le Goix, R. (2012). La ville financiarisée. Urbanisme, 384.

Kaika, M., & Ruggiero, L. (2016). Land Financialization as a “lived” process: The transformation of Milan’s Bicocca by Pirelli. European Urban and Regional Studies, 23(1),3-22.

Laboratorio de analysis en comercio, economía y negocios. (2021). Boletín 277.

Sassen, S. (1991). The Global City: New York, London, Tokyo (first edition). Princeton University Press.

Segob. (2020, 30 avril). Diario Oficial de la Federación.

1 Thèse de géographie intitulée L’élite en ses territoires. Financiarisation, privatisation et projets urbains à Monterrey (Mexique) soutenue à Aix-Marseille Université en janvier 2021.

2 Dans cet article, l’appellation courante de ce quartier, et par extension de ce complexe, a été modifiée par l’autrice.

3 Le terme developers n’a pas d’équivalent ni en espagnol ni en français. Il permet de caractériser les nouvelles entreprises de développement urbain combinant les activités de fonds de gestion d’investissements et de promotion immobilière.

4 Si officiellement les policiers sont chargés de prendre la température des automobilistes, de leur rappeler l’importance du port du masque de protection et de leur demander leur activité afin de déterminer si celle-ci est essentielle ou non, plusieurs témoignages soulignent le caractère allusif de cette définition, l’associant à des critères phénotypiques.

5 Alors que les premiers cas de Covid-19 ont été annoncés à San Pedro, entre mars 2020 et février 2021, la municipalité n’a jamais enregistré plus de 10 nouveau cas par jour, alors que les autres municipalités déclarent plusieurs dizaines de nouveaux infectés. Source : https://datos.covid-19.conacyt.mx/, consulté le 7 mars 2021.

Figure 1. L’aire métropolitaine de Monterrey, au nord-est du Mexique

Figure 1. L’aire métropolitaine de Monterrey, au nord-est du Mexique

Réalisation : Patrick Pentsch et Leïly Hassaine-Bau, 2020.

Figure 2. Le quartier d’El Bosquet, 2019

Figure 2. Le quartier d’El Bosquet, 2019

Au premier plan, les résidences de l’élite contrastent avec le centre d’affaires en construction au second plan, érigé autour du club de golf d’El Bosquet2.

©Vicraya2.

Leïly Hassaine-Bau

Chercheure associée au laboratoire TELEMMe, Aix- Marseille Université. En septembre 2021, elle a intégré le laboratoire ESPI2R, Groupe ESPI, en tant qu’enseignante-chercheuse.

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