Le 12 mars 2020, les vacances de printemps en Algérie sont avancées d’une semaine à titre préventif pour éviter la propagation de la Covid-19. Depuis, le confinement, la réduction des activités humaines et le couvre-feu avec interdiction de circuler à certaines heures de la journée sont les mots d’ordre à Oran, à l’instar des autres villes et wilayas (départements) algériennes. Le logement, espace de refuge et de ressourcement de la famille, est désormais le lieu de confinement par excellence. Conçu pour accueillir certaines activités essentielles et incontournables (repos, repas, hygiène, convivialité familiale, intimité…) difficiles à accomplir ailleurs, il devient du jour au lendemain lieu de travail pour les adultes, des cours à distance pour les enfants, de loisirs, de sport… Si, en période ordinaire (hors épidémie), ce logement est qualifié d’inadapté à la vie familiale – pour preuve, les modifications et les transformations qu’il subit par les habitants – qu’en est-il en temps d’épidémie et de confinement ? Que permet ce logement à la surface limitée et à l’agencement figé ? En pleine épidémie, comment la famille s’adapte-t-elle ou non à cette nouvelle manière de vivre dans ce même logement ?
Dans cet article, centré sur le logement social collectif, deux espaces du logement suscitant le plus de questionnements sont abordés : la salle de bains et la terrasse ou le balcon. Il s’agit d’interroger les architectes et les habitants ; les premiers sont appelés à repenser les logements et les seconds à reconsidérer leurs espaces de vie et à remesurer les priorités. Cette analyse s’appuie sur une série d’entretiens effectués auprès des concepteurs de logements sociaux et auprès des habitants1. L’objectif est de montrer comment la Covid-19 peut changer le rapport de l’architecte avec le dessin du logement social et celui de l’habitant avec son espace de vie quotidienne.
C’est quoi le logement social en Algérie ?
Il s’agit d’un logement destiné à la frange la plus pauvre de la population, c’est-à-dire qui justifie de revenus proches du salaire minimum national garanti (SNMG)2, entièrement financé par le Trésor public et destiné à la location mais n’excluant pas la vente aux locataires. D’autres formules de financement du logement sont proposées aux demandeurs3 selon leurs revenus, qui n’impliquent pas forcément l’accès à un logement très différent dans sa distribution4 (figure 1). Ce dernier obéit à la même configuration depuis l’Indépendance, inspirée des logements européens disposés en partie jour/partie nuit avec des surfaces habitables limitées à 70 m2 pour le 3-pièces et 84 m2 pour le 4-pièces. Ces surfaces sont appliquées à tous les types du logement aidé quel qu’en soit le financement et quelle que soit la région (Mouaziz-Bouchentouf, 2015).
En Algérie, être locataire d’un logement social est une situation irréversible. Même si les revenus du foyer s’améliorent, il n’y a aucun risque de se voir reprendre le logement. Quand le logement social est octroyé, il l’est à vie.
Par ailleurs, dès l’attribution du logement, les familles entament des travaux d’embellissement ou de modification (Bachar, 2020). L’embellissement a pour but de corriger les malfaçons ou de remplacer les matériaux de mauvaise qualité, la menuiserie (PVC ou aluminium à la place du bois), le revêtement de sol ou mural pour les salles d’eau, le plan de travail et la crédence de la cuisine, la peinture… Les modifications sont réalisées pour adapter le logement à la vie familiale, en fonction du mode de vie, de la taille de la famille et de ses disponibilités financières. Souvent, ce sont le balcon et la salle de bains qui sont sacrifiés.
Comment se fait le sacrifice et pourquoi ?
Le séchoir5, le balcon ou la terrasse et la salle de bains sont régulièrement supprimés pour gagner quelques mètres carrés destinés à d’autres usages. Agrandir la cuisine, la chambre ou le séjour aux dépens du balcon ou de la loggia, voire gagner une cuisine, une chambre ou une salle de bains… tels sont les actes « sacrificiels » aux multiples combinaisons. La salle de bains se loge dans le séchoir après avoir cédé la place à la cuisine, laquelle est supplantée par une chambre ou un séjour (figure 2). Parfois, les pièces du dehors sont juste fermées par la menuiserie, sans démolition du mur du séjour ou de la cuisine. La filiation de ces actions sur le logement plonge ses racines dans des pratiques et des habitudes anciennes qui perdurent.
Ainsi, le bidonville et le logement de transit6 des années 1950 étaient souvent dépourvus de salles de bains, considérées comme un luxe. La salle de bains implique eau courante et eau chaude et, par conséquent, des factures élevées ; ce sont des équipements qui grèvent les budgets des familles modestes. La suppression de la salle de bains ou son absence ne sont pas des pratiques exclusives des familles habitant le logement social collectif ; elles se rencontrent dans d’autres types d’habitat : le bidonville, le logement auto-construit, où la salle de bains n’est vraiment pas une priorité ; c’est la pièce que l’on aménage en dernier vu les moyens financiers limités. Dans certaines maisons héritées de l’époque coloniale, la salle de bains européenne, configurée comme celle des logements sociaux7, a cédé la place à une cuisine plus grande. Elle n’est pas toujours sacrifiée faute d’espace ; il y a parfois comme un sentiment de son inutilité8 et la crainte d’avoir à payer de lourdes factures d’eau et de gaz (la principale source d’énergie pour chauffer l’eau et la maison).
La suroccupation est également un facteur qui favorise ces transformations ; dans un logement conçu pour cinq personnes mais en logeant plus, il y a forcément des priorités. Lorsque deux familles nucléaires vivent dans un seul logement, elles pratiquent la décohabitation sous le même toit. Il peut s’agir de deux frères mariés, avec leurs enfants, ou un couple de seniors avec leurs fils mariés. Une mésentente peut se déclarer entre les épouses, les ménagères, celles qui font la cuisine. À défaut d’avoir chacune son propre logement avec sa cuisine, la famille aménage deux cuisines sous le même toit, ce qui amène à réagencer la salle de bains ou le balcon. Par ailleurs, la cuisine des logements sociaux, construite selon les normes occidentales, est incompatible avec la manière locale de cuisiner, à l’image de la cuisson du pain traditionnel sur un trépied et un tajine9. Cette pratique chère à beaucoup de ménagères se fait en position assise (figure 3). Elle est quasi impossible à accomplir sur une gazinière européenne, ce qui incite les familles à fermer leurs loggias.
La terrasse ou le balcon. Représentation/renvoi – agrément/utilitaire
La terrasse, le balcon, le séchoir ou la loggia sont des composantes essentielles du logement social collectif en Algérie, même s’ils sont parfois réduits à leur plus simple expression. Jean-Jacques Deluz (1988) définit la terrasse privative dans le logement comme un espace polyfonctionnel à l’image de la cour de la maison traditionnelle. Elle sert aussi bien au repas en plein air, à la lessive, à l’étendage du linge, au bricolage, à la sieste que pour les jeux des enfants. Ces pratiques de la vie quotidienne en Algérie ne sont pas très éloignées de celles des familles françaises, comme l’affirme Thierry Paquot (2020), qui estime que le balcon est une respiration dans un cadre bâti dense et qu’il est multi-usage10.
Les terrasses du logement collectif se déclinent en deux types ; le balcon, qui accompagne le séjour, et la loggia, qui jouxte la cuisine et la salle de bains (figure 2). Ils répondent de ce fait à deux exigences contradictoires ; le renvoi, quand on entrepose divers objets par manque de rangements à l’intérieur (Eleb & Simon, 2013), et la représentation, quand on en fait une terrasse d’agrément. Filant sur la façade sur rue côté chambres et séjour, il exprime la noblesse et l’apparat ; plus court, c’est un balcon ou une loggia de service (Moley, 1999). Ce tandem renvoi/représentation s’exprime dans le parc de logements du xxe siècle à Oran dans sa diversité (figure 4) et trouve une continuité presque naturelle dans les bâtiments du logement social collectif construits depuis les années 1970. Qu’il soit d’agrément ou utilitaire, la suppression ou la transformation du balcon du logement social collectif privent les habitants de ses atouts, et ce d’une manière plus intense pendant le confinement.
Et le logement social collectif en mode confinement ?
En premier lieu, il est nécessaire de préciser qu’à Oran en particulier, et en Algérie en général, le confinement n’a jamais été aussi strict comme il l’a été en Europe et dans le reste du monde. À part dans la wilaya de Blida, premier foyer de l’épidémie qui a subi un confinement total, le confinement était partiel avec des horaires de couvre-feu variables selon la situation épidémiologique, le plus sévère (15 h jusqu’à 7 h le lendemain) étant imposé durant la période d’avril à mai 202011. Toutefois, tous les espaces de convivialité et de rassemblement ont été fermés pendant des mois, dont les bains publics, lieux de l’hygiène hebdomadaire et alternatives à la salle de bains qui a été supprimée dans le logement (Semoud, 2009), y compris dans le logement social. Mais, d’une part, comme toute prohibition a comme corolaire la clandestinité, certains bains-douche-cabines ont tenté peu ou prou de maintenir leurs activités, en particulier les plus éloignés du centre-ville d’Oran, là où la grande majorité des logements sociaux ont été construits depuis l’Indépendance et là où le contrôle est moins présent. D’autre part, les habitants ont cette capacité à s’adapter aux situations les plus insolites et les plus difficiles, de la même manière qu’ils ont fait montre de beaucoup d’ingéniosité pour transformer leurs logements à la surface limitée et l’adapter à leurs besoins et modes de vie. Puisqu’il est impensable qu’ils restent des mois sans se laver, ils trouvent des palliatifs, comme utiliser le W.-C. équipé d’un siège turc ou d’un siphon de sol pour les douches en chauffant l’eau dans des seaux métalliques à l’ancienne ou, dans des situations extrêmes, prendre leurs douches chez les voisins ou la famille qui disposent de salles de bains, l’entraide et la solidarité étant très fortes en ce temps de pandémie.
Lors des entretiens avec les habitants de logements sociaux, à la question : « Est-ce que le confinement vous a donné à penser à revoir votre logement, à entreprendre d’autres travaux pour améliorer son habitabilité ? », les réponses sont divergentes. Pour certains, cette crise ne fait que passer, même si elle a duré plus que ce qui était attendu. Il est vrai que les mesures de confinement sont toujours arrêtées pour quinze jours, et les habitants sont en attente des nouvelles mesures toutes les deux semaines, et c’est ainsi que des mois passent.
« Au début c’était parti pour 15 jours, puis un mois, puis deux puis trois. Si on m’avait dit que ça allait durer une année et même plus, j’aurais réfléchi et agi différemment. »
(entretien avec un habitant de la cité Yaghmouracen, Oran, février 2021)
D’autres se disent satisfaits de leur logement, puisqu’il répond à leurs vœux et à leurs exigences, surtout après avoir fait des travaux longs et coûteux. C’est aussi une manière de ne pas discréditer leurs propres choix.
Certains disent que le confinement a révélé certaines vulnérabilités de leur logement, notamment la difficulté de prendre l’air dans une terrasse ou un balcon, en particulier quand il fait chaud et durant le couvre-feu. C’est à ce moment-là qu’ils ont le plus compris l’intérêt de la terrasse mais qu’il est trop tard ; il n’est plus question de revenir à la configuration initiale du logement. L’idéal serait d’avoir un plus grand logement avec une belle terrasse voire de s’installer en haouch ou dar (pavillon en accession à la propriété) pour profiter d’un vrai jardin. Ils caressent ainsi ce rêve, à défaut de le réaliser, vu leurs moyens financiers limités.
Le logement OPGI, à la fois convoité et stigmatisé
Nombreux sont les travaux des chercheurs qui révèlent un décalage entre les modes de vie, les aspirations des habitants et le logement social qui leur est offert. Pourtant, ce logement social est tellement convoité. Pour preuve les émeutes qui suivent chaque publication de la liste des attributaires du logement social ou bien les stratégies et ruses des habitants pour en bénéficier, comme loger dans un bidonville ou dans un bâtiment vétuste, les deux sésames qui ouvrent l’accès au logement social à travers les opérations de relogement dans le cadre de l’éradication des bidonvilles et du vieux bâti. La question des doléances/satisfactions des habitants fait sourire les architectes de l’OPGI lors des interviews menées.
« Les gens viennent des bidonvilles, de bâtiments vétustes et qui tombent en ruine, ils étaient entassés dans de petits logements, ils ont attendu des années pour avoir ce logement, le jour de l’attribution est un jour de fête, ils emménagent dans leurs nouveaux logements avec musique et troupe folklorique. »
(entretien réalisé à l’OPGI d’Oran, février 2021).
Ces propos font écho à ceux de Pierre Merlin (2010) sur les grands ensembles. Il cite en effet une enquête de l’Institut national d’études démographiques (INED) publiée en 1967, où 90 % des habitants des grands ensembles s’estimaient correctement logés, mieux que dans leurs logements antérieurs, au vu de la taille et du niveau de confort de leurs nouveaux habitats comparés aux anciens. Si depuis les grands ensembles ont perdu de leur attrait, le logement social OPGI attire toujours la convoitise. De leur côté, les architectes concepteurs du logement social considèrent que celui-ci a connu des améliorations notables depuis les années 1990. Cela concerne la qualité des matériaux, la menuiserie, l’augmentation des surfaces des logements et des parties communes (la largeur de l’escalier est passé de 1 m 10 à 1 m 30), et le 3-pièces est passé de 67 m2 à 70 m2 de surface habitable.
Quant aux modifications opérées par les habitants et leur possible prise en compte dans le dessin des logements sociaux à venir, un large sourire s’esquisse également sur les visages des architectes rencontrés.
« Nous avons effectué des visites de 1 600 logements sociaux à Oran dans le cadre d’une opération de régularisation administrative, c’était pour délivrer les contrats de location ou les actes de propriété. C’est incroyable ce que nous avons pu constater, rares sont les pièces qui sont occupées telles que les architectes l’ont prévu : un séjour a été transformé en chambre des parents car la pièce prévue comme chambre ne pouvait pas contenir tout le mobilier de la chambre à coucher… Lorsque nous devons impérativement travailler avec un plan-type, il est difficile de prendre en compte les desiderata de tous les habitants. »
(entretien dans l’agence d’architecture, février 2021).
Des paroles qui rappellent également les travaux de Navez-Bouchanine (1997), qui pose cette question : toute demande ou attente des habitants peut-elle être traduite ou dessinée dans un plan-type ?
Conclusion : que révèle la Covid-19 sur le logement social collectif ?
Que nous révèle la Covid-19 sur le logement social que nous ne connaissions déjà ? Depuis son indépendance, l’Algérie a massivement construit le logement social. Le modèle adopté est celui du collectif OPGI, qui est resté figé dans la même organisation depuis les années 1970, en dehors de quelques améliorations concernant les surfaces et les matériaux. L’OPGI et l’AADL, les principaux organismes de production de logement aidé, n’ont jamais fait évaluer l’habitabilité de leurs logements. De leur côté, les habitants émettent rarement, pour ne pas dire jamais, de doléances liées à la configuration et à l’organisation du logement ou à sa surface, comme en témoigne le département de la gestion et de la maintenance du patrimoine de l’OPGI. Ce dernier indique recevoir des plaintes relatives à des désordres techniques (fuites d’eau, canalisations mal raccordées, etc.). Ils sont comme préparés à mettre leur logement à leurs goûts et à leurs besoins ainsi qu’à effectuer des travaux, comme l’ont fait d’autres avant eux. La Covid-19 aura-t-elle un impact sur l’attitude des habitants, actuels ou futurs, et sur celle des architectes et des maîtres d’ouvrage ? sur les normes et les ratios ? Il est difficile de l’affirmer aujourd’hui, car l’épidémie est considérée comme un épisode, un orage contre lequel il faut s’abriter, et chacun attend la fin et aspire à retrouver la vie de l’avant-Covid 19. Les futurs logements sociaux, ceux des cinq voire dix années à venir, sont déjà à l’étude ou en phase de construction. La Covid-19 n’y changera probablement pas grand-chose ; de nouveaux habitants viendront peupler ces logements et, selon leurs besoins ou envies, feront les mêmes transformations pour une vie sans confinement et sans virus.