Durant les années 1970, l’Algérie s’est lancée dans un vaste programme de construction de logements sociaux à travers les zones d’habitat urbain nouvelles (ZHUN). Ces logements ont été réalisés en périphérie des villes et sont représentés essentiellement par des « barres » de quatre étages disposés de manière à assurer un minimum de vis-à-vis et un maximum d’ensoleillement et d’espaces verts. Il en résulte une faible densité et une abondance d’espaces libres qui rendent leur appropriation et leur entretien difficiles pour la commune et pour les habitants.
À Oran, ville située à l’ouest du pays, six ZHUN ont été développées entre les années 1970 et les années 1990 sur ce modèle (cf. figure 1 et tableau I), où les aires libres non aménagées s’apparentent à des terrains vagues. À partir des années 2000, une inflexion de la politique du logement à la faveur de l’embellie financière que vit le pays encourage la construction de logements de haut standing en accession à la propriété, ce qui fait braquer tous les regards sur ces espaces non exploités. Les promoteurs immobiliers à la recherche de terrains y ont vu un potentiel à exploiter, et les services de l’urbanisme une occasion d’occuper les interstices abandonnés. En effet, les ZHUN, qui étaient à la limite de la tache urbaine durant les années 1970, deviennent quasi centrales du fait de la croissance de la ville, ce qui fait d’elles des sites convoités. Comment se fait cette densification et quelles sont ses conséquences sur la ville et sur la vie des habitants déjà présents ? Telles sont les questions et les préoccupations soulevées dans cet article.
Les ZHUN : un avatar des grands ensembles français
Les ZHUN, comme le précise la circulaire n° 0335 du 19 février 1975 émanant du ministère des Travaux publics (celui de l’Habitat n’existait pas encore, il a été créé en 1977), ont pour objectif de réaliser des logements pour résorber le déficit et le retard pris en la matière. C’est une procédure qui est née à la suite du constat de la carence en équipements et voiries et réseaux divers (VRD) des quartiers et des programmes de logements réalisés antérieurement. Il s’agit de construire beaucoup d’habitations en un laps de temps très court ; la standardisation et l’industrialisation ont été les maîtres-mots de ces réalisations. De 1975 à la fin des années 1980, qui voit cette procédure abrogée, aucune ville algérienne, quelle que soit sa taille, n’a échappé aux ZHUN.
Le modèle adopté est la barre de quatre étages sur un rez-de-chaussée (pour éviter l’ascenseur que les normes imposent au-delà de cinq étages) répétée autant de fois qu’il le faut pour élever le nombre de logements requis et programmés (entre 400 et 1 500 logements). Exit la rue, l’ilot, l’avenue ou la place au sens classique des termes, tandis que ce qui est communément appelé « le chemin de la grue » a été l’élément principal de « la composition urbaine » de ces nouvelles urbanisations. Cette façon de faire ces logements, ces quartiers et ces morceaux de ville est à l’origine de la ressemblance entre ZHUN et grands ensembles français (cf. figures 2 et 3).
Tableau I. Les ZHUN à Oran (statistiques prévisionnelles, 1975).
ZHUN |
Début des projets |
Superficie (Ha) |
Nombre d’habitants |
Nombre de logements |
Othmania |
1976 |
252 |
53 228 |
7 704 |
Seddikia |
1978 |
90 |
36 607 |
4 570 |
Dar-Beïda |
1981 |
252 |
29 160 |
5 104 |
USTO |
1982 |
201 |
58 679 |
4 185 |
Fillaoucen |
1982 |
215 |
22 344 |
3 724 |
Hai Khemisti |
1986 |
112 |
42 745 |
7 245 |
Total |
- |
1 122 |
242 763 |
32 532 |
Reproduit de « L’espace périurbain oranais et les “Z.H.U.N.” » par Z. Bensafir, 2011, Cahiers Géographiques de l’Ouest, 11, p. 42.
La générosité des normes et des ratios rendue possible par la neutralité juridique du sol
Il n’est pas inutile de rappeler que les ZHUN ont été établies sur les réserves foncières communales de chaque ville. En effet, entre 1974 et 1990, les terrains inclus dans le périmètre d’urbanisation de chaque commune (ou groupement de communes, comme c’est le cas à Oran) deviennent de facto sa propriété. Par le biais de l’ordonnance n° 74-26 du 20 février 1974, portant constitution des réserves foncières au profit des communes, le marché foncier est en effet gelé, et toutes les transactions entre et en faveur des particuliers sont interdites. L’objectif est de faire lever l’obstacle du foncier et de rendre disponibles les terrains nécessaires aux investissements publics, dont le logement social. Débarrassé de la contrainte de la propriété et de sa véritable valeur vénale, le sol constructible n’est plus un bien marchand et rare, ce qui n’oblige pas à rationaliser son usage.
La réalisation des ZHUN s’accompagne évidemment d’une standardisation du logement et d’une normalisation des équipements à travers la grille théorique des équipements, le pendant de la grille Dupont appliquée aux grands ensembles français. Chacune définit les normes et les ratios d’équipements et d’espaces libres (non construits) par logement ou par habitant. Pour les ZHUN, la surface non bâtie par logement est de 75 m2 (Zucchelli, 1984). Ce ratio, selon le nombre de logements par ZHUN, dégagerait des dizaines d’hectares d’espaces non bâtis à concevoir, à réaliser et à entretenir (cf. tableau II).
Tableau II. Surface théorique des espaces libres par ZHUN à Oran selon le ratio de 75 m2/logement.
ZHUN |
Nombre de logements |
Surfaces libres (m2) |
Othmania |
7 704 |
577 800 |
Seddikia |
4 570 |
342 750 |
Dar-Beïda |
5 104 |
382 800 |
USTO |
4 185 |
313 875 |
Fillaoucen |
3 724 |
279 300 |
Haï Khemisti |
7 245 |
543 375 |
© Najet Mouaziz-Bouchentouf, 2020.
De l’image d’Épinal aux espaces libres indéfinis
Lorsque l’on observe de près les plans masses et les croquis d’ambiances des études des ZHUN et des logements sociaux, on est émerveillé par la pureté et la beauté des dessins : chaque mètre carré trouve une affectation ; les trottoirs, les allées plantées, les pelouses, les plans d’eau, les gradins, les parkings, les aires de jeux, les aires de détente, etc. (cf. figures 4 et 5). Depuis la livraison et l’occupation des logements par les premiers habitants des ZHUN, ces espaces extérieurs verts ou minéraux bien aménagés, sur plan, n’ont en réalité jamais vu le jour et sont restés à l’état brut, de grandes étendues de terre surnommées par ironie et dérision « les espaces rouges » (de la couleur de la terre dans les ZHUN à Oran) et deviennent des espaces libres indéfinis (cf. figure 6). Le principal grief fait à leur encontre est leur difficile appropriation par les habitants ; ils sont trop vastes et mal structurés car détachés des parois des bâtiments, qui leur confèrent une morphologie avec des limites précises et lisibles. Il est vrai qu’il se pose, depuis la réalisation des logements des ZHUN, le triple problème de leur gestion1, leur entretien et de leur image.
Les espaces indéfinis deviennent constructibles
Ces « silences de la planche » (Parvu, 2010), ces « blancs », « ces impensés du projet », ces « no man’s land », après avoir été livrés à leur sort et à l’unique bonne volonté de quelques habitants qui tentent tant bien que mal de leur donner vie, suscitent, vingt ans après, un certain intérêt. Cet intérêt est né de la conjonction de deux facteurs : leur état de vacance et d’indétermination, et la convoitise des investisseurs immobiliers à la recherche de terrains constructibles. Dès le début des années 2000, les effets du changement politique et économique du pays se font ressentir sur le marché immobilier. Le foncier, après avoir été gelé pendant presque trois décennies (1962-1989), se trouve libéré, et l’État permet et encourage l’investissement privé dans le logement de standing. Il en résulte l’émergence de promoteurs immobiliers privés à la recherche de terrains à construire à bas prix et idéalement situés. Les ZHUN, construites sur les terres agricoles et nues situées en bordure de la ville, sont devenues aujourd’hui péricentrales. L’étalement urbain que vit Oran et la plupart des villes algériennes a fait élargir leurs centres-villes hérités de la période coloniale, à tel point que les quartiers qui étaient alors considérés comme périphériques, à l’image de la deuxième couronne d’Oran où se situe la majorité des ZHUN, sont désormais centraux.
Les interstices des ZHUN, juridiquement propriétés de la commune, attirent la convoitise des promoteurs qui usent de tous les moyens pour se les accaparer aux fins de construire leurs bâtiments. Non aménagés et abandonnés, ils sont considérés comme des réserves potentielles de foncier constructible et non comme des aires de prospect, d’aération ou de jeux. Cette situation est particulièrement visible dans la ZHUN Othmania, où les nouvelles constructions jouxtant les bâtiments des ZHUN leur font de l’ombre, dans le sens propre du terme (cf. figure 7).
La densification anarchique mais licite, inadmissible et pourtant bien réelle
« Les espaces libres sont-ils tous constructibles ? » est la question dont la réponse devrait inévitablement passer par l’élaboration d’une étude d’ensemble de la densification de la ZHUN. En effet, l’abondance de ces espaces et leur état d’abandon font germer l’idée que le meilleur usage qui peut en être fait est de les occuper en les construisant2. La ZHUN Othmania est limitée au sud par le troisième boulevard périphérique (cf. figure 6), une sorte de ring dédié à la circulation mécanique mais dépourvu de paroi urbaine, ce qui rend sa lisibilité et sa structure floues. C’est l’une des raisons qui incite la Direction de l’urbanisme à autoriser la construction d’immeubles hauts sur les interstices laissés par les bâtiments de la ZHUN, faisant fi de toutes les règles élémentaires de prospect, d’ensoleillement et de vues.
Par ailleurs, il y a aussi la volonté de cacher les bâtiments des années 1970 et 1980 qui ont mal vieilli (faute d’entretien également) par de nouveaux qui arborent des matériaux plus contemporains, étant donné la collusion entre les promoteurs et les services de l’urbanisme. Les premiers sont à la recherche de terrains à bâtir et obtiennent un maximum de droits à construire (surface plancher, hauteur, emprise au sol) tandis que les seconds ferment les yeux sur le piétinement du règlement qu’ils sont censés faire appliquer et défendre au nom de l’intérêt général (Mouaziz-Bouchenouf, 2008).
Les conséquences sur la vie des habitants de la ZHUN Othmania, particulièrement touchée par cette forme de densification, se lisent facilement : les façades sud ne reçoivent plus le soleil à cause des immeubles écrans qui leur font face, le vis-à-vis rend leur quotidien pénible, au point où ils regrettent leurs « espaces rouges » qu’ils ont tellement dénigrés.
« Avant j’avais du soleil toute l’après-midi, le linge séchait bien, même le frach (linge de lit) je le lavais et il séchait dans l’après-midi. Parfois il nous arrivait d’éteindre le chauffage en hiver tellement le soleil nous réchauffait. Maintenant, je ne vois le soleil que quand je sors, les pièces sont sombres, on allume les lampes en plein jour. J’ai beaucoup rouspété contre la poussière des jardins alentour, que je le regrette maintenant. Mes enfants avaient où jouer même si les espaces étaient poussiéreux, je les surveillais de mon balcon, depuis qu’ils ont construit en face, je dois les emmener plus loin pour trouver où jouer »
(entretien avec une habitante de la ZHUN Othmania, décembre 2019).
Les habitants ont un sentiment d’impuissance devant cette frénésie de la construction et se sont résignés à accepter ce nouveau voisinage très envahissant. Cette densification excessive n’a épargné aucun quartier de la ville d’Oran et ne laisse aucune marge de manœuvre aux habitants (Mouaziz-Bouchentouf, 2017).
Conclusion : la densification excessive est-elle inévitable ?
Mal conçus, abandonnés et difficilement appropriables, ces vides considérés comme les plaies des ZHUN ne peuvent-ils être valorisés que par la construction ? Il est vrai que, devant la disposition aléatoire des bâtiments sur un terrain comme des morceaux de sucre sur une nappe ou des dominos sur un tapis de jeu (Bonnet, 2013), on est tenté de « mettre de l’ordre ». Mais cela ne devrait pas se faire en faisant abstraction du vécu et de ceux qui sont déjà là. Les bâtiments, contrairement aux dominos ou aux morceaux de sucre, abritent des familles, des modes de vie, des habitudes et doivent offrir confort et qualité. Peut-on balayer tout cela au nom de l’efficacité économique et de l’esthétique urbaine ? Dans une sorte de « couvrez ces bâtiments que je ne saurais voir ». Cette « abondance foncière » a le mérite et le défaut d’être urbaine ; le mérite car elle permet une respiration de la ville, un potentiel à « verdir », et le défaut en aiguisant l’appétit des promoteurs immobiliers à la recherche de terrains bon marché. Une voie intermédiaire est possible, construire en préservant le cadre de vie, construire pour donner un sens aux espaces libres sans les étouffer. Et cela ne peut se faire sans les habitants des ZHUN.