Un contexte propice au renouveau des modèles urbanistiques
De nouveaux modèles d’aménagement du territoire émergent depuis une dizaine d’années en France : urbanisme tactique (Douay & Prévot, 2016), urbanisme frugal (Haëntjens, 2011), urbanisme participatif (Zetlaoui-Léger, 2013), urbanisme tiers (Awada, 2018), urbanisme écopoétique (Pughe, 2005) ou encore urbanisme transitoire (Bazin, 2014). Tous ont en commun de chercher à remettre l’usager au cœur des futurs projets. D’une part, ces nouvelles formes d’intervention urbaine sont nées dans un contexte où le marché du foncier, surtout dans les métropoles, se tend, les terrains disponibles se raréfiant. D’autre part, la demande citoyenne en faveur d’une plus grande participation dans les projets de territoire est de plus en plus prégnante. De l’aéroport Notre-Dame-des-Landes aux places parisiennes rendues piétonnes1, en passant par les nombreux budgets participatifs organisés à Poitiers, Montreuil, Angers ou à Clermont-Ferrand2, de nombreux territoires ont passé le cap de consulter les citoyens pour la chose publique.
En outre, depuis les années 2000 (réglementations thermiques, lois Grenelle…), la nécessaire rénovation énergétique des bâtiments, notamment publics (écoles, sites administratifs…), a poussé les commanditaires à revoir leurs choix afin d’améliorer la performance et optimiser le coût global. Ainsi, l’accompagnement dans les projets devait être non plus uniquement technique mais aussi social. C’est notamment le pari de la région Occitanie qui, en cherchant à devenir la première région à énergie positive d’Europe, finance activement la prise en compte des usagers dans les projets de bâtiments.
À ce contexte de renouvellement des modèles urbanistiques, il convient d’ajouter une mutation des pratiques dans la conception, l’usage et le suivi des projets urbanistiques.
Vers une co-construction des projets immobiliers
Ces éléments de contexte nous amènent à entrevoir ce que sont les enjeux de notre époque quant au rapport et à l’intégration des citoyens aux projets immobiliers.
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« Faire seul » : amener chacun, et plus particulièrement l’usager, à participer à la vie du bâtiment, en lui donnant les moyens de comprendre les situations, de proposer, de prendre des initiatives d’intérêt collectif.
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« Faire ensemble » : comprendre les enjeux complexes et réaliser des projets où la résilience et la frugalité sont souvent de mise.
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« Faire territoire » : favoriser l’émergence de nouvelles formes d’espace, d’interaction, où le sens du bien commun retrouve sa place.
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« Bien vivre » : cela passe par la capacité des acteurs à co-construire des projets qui permettent à tous de vivre les uns aux côtés des autres, sans se diluer et sans imposer.
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« Bien vieillir » : chaque construction doit permettre à chacun de rester plus longtemps dans les espaces d’habitat comme les espaces communs, de pouvoir les adapter à l’âge, de favoriser les solidarités entre individus différents.
En somme, les enjeux tournent autour de l’aptitude à élaborer des projets basés sur l’encapacitation3 des acteurs pour questionner, créer et apprendre ensemble. « L’immobilier du quotidien » sera demain le terrain favorable à l’innovation et à l’appréhension de la complexité urbanistique. Les environnements instables de l’immobilier, de l’aménagement des territoires ou encore de la chose publique imposeront de travailler dans la résilience, l’engagement dans les transitions ou encore dans la modularité des espaces.
Pour tout cela, l’assistance à maîtrise d’usage globale est à même de répondre à ces nombreuses attentes de la société.
Enjeux et définition de l’assistance à maîtrise d’usage
Dans les métiers de la conception, l’intégration des usagers se déroule principalement en fin de processus, à la livraison du bien, à partir des retours d’expérience et des premiers services après-vente.
Désormais, les usagers, mais aussi des types d’usage, peuvent être inclus dès la conception des bâtiments et des aménagements afin de correspondre au mieux aux besoins de tous. Cette démarche, appelée UX design, autrement dit « l’expérience utilisateur », est devenue un enjeu central du secteur de l’immobilier. Initiée d’abord dans le domaine informatique, elle s’est ensuite diffusée dans l’ensemble du monde de la production, y compris celui de la construction. Il s’agit de mieux comprendre les usagers des futurs aménagements pour concevoir des parcours d’usages.
Recueillir, comprendre, intégrer ces usages dans la conception représente un engagement à part entière au bénéfice des utilisateurs. Pour traduire cette évolution, la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage ont été complétées par la notion de « maîtrise d’usage ». L’assistance à maîtrise d’usage (AMU) désigne ainsi la possibilité donnée aux usagers d’un espace ou d’un territoire d’en comprendre les enjeux et de solutionner par eux-mêmes les problématiques du projet, dans un souci de co-conception (Fixot, 2014).
Dans ce cadre, l’AMU prend place aussi bien dans « la conception pour les usages » (s’adressant aux porteurs du projet, aux décideurs, aux financeurs, aux élus, ou encore à l’équipe projet) que dans la « conception par les usages », qui regroupe les acteurs pour qui le programme a été conçu et qui se sentent engagés dans celui-ci (public, destinataires, bénéficiaires, usagers, citoyens). Nous reprenons ici en partie l’analyse de Folcher, mais en faisant notamment usage du pluriel, qui rend davantage compte du caractère multidimensionnel de l’AMU (Folcher, 2015, cf. figure 1).
L’AMU ne s’attache pas qu’aux usages actuels d’un espace et d’un objet mais aussi aux usages désirables, possibles, parfois dérivés, contournés, d’un projet. En mobilisant les utilisateurs pour questionner ces usages présents et futurs, elle va ainsi faire appel aux multiples dimensions de vie du lieu parmi lesquelles celle du sonore, qui a tendance à rejoindre la culture visuelle actuellement prédominante dans la société occidentale européenne.
Les espaces sonores d’un projet, une nouvelle opportunité pour l’AMU
Interroger les usages via le prisme sonore ne va pas de soi. Dans le domaine de l’immobilier, la question du sonore est abordée sous l'angle de la nuisance sonore, de bruit des espaces, aussi bien au travers des mesures éventuellement proposées pour y remédier (physique du son) que dans le recueil des ressentis des usagers de l’espace.
Mais d’abord, qu’est-ce que ce bruit ? L’anthropologue Paul-Louis Colon nous en donne une définition éclairante :
C’est par leur confrontation régulière avec le bruit et son contexte, par leur investigation, pour les unes méthodique (avec la constitution de dossiers mêlant rapports, articles, coupures de presse, courriers, etc.), pour d’autres plus flottante, que les personnes élaborent une définition peu à peu stabilisée de ce qu’elles vivent et qu’elles désignent sous le terme « bruit ».
Le bruit provoque dès lors une gêne, une sensation désagréable qui perdure et renvoie directement à la manière dont les personnes elles-mêmes ressentent les conséquences de l’exposition aux sonorités qu’elles qualifient de « bruits ». ... La gêne est plus que l’effet d’une nuisance ; c’est un état émotionnel qui colore tous les aspects de la vie de l’individu, avec pour corollaire un état de stress et de fatigue qui peut se révéler une véritable souffrance.
(Colon, 2012, p. 100 et p. 101)
Souvent mise de côté, voire oubliée au profit des seuls enjeux visuels ou acoustiques, la qualité sonore des lieux tend à s’immiscer dans les projets d’ingénierie territoriale. La situation vécue lors du premier confinement en mars 2020 a permis de mettre en avant les ambiances sonores renouvelées des espaces publics comme privés (Staub, 2020).
La dimension sonore d’un espace renvoie à soi et à ses expériences personnelles par le prisme des sons mémorisés dans un espace-temps particulier. Elle convoque les différentes représentations des acteurs d’un projet des espaces et permet leurs confrontations quel que soit le statut social des participants. Le sonore des territoires parle à soi-même mais aussi à tous ceux qui les ont parcourus, formant dès lors un patrimoine commun à découvrir, à débattre, à sonder et à finalement intégrer pour favoriser la participation et la coopération des différents acteurs.
Le sonore, un champ peu exploité de l’UX urban design
Les dispositifs sonores sont assez souvent intégrés dans les installations artistiques et ont investi la muséographie. Pourtant, la participation sensible et sonore des visiteurs à la conception et à la réalisation des scénographies est peu sollicitée. De manière plus générale, dans le domaine culturel, interroger la qualité sonore des espaces se confond souvent avec la construction, la sauvegarde d’un patrimoine sonore matériel comme immatériel ; en témoignent les travaux d’architectures sonores autour de la recréation de l’acoustique de Notre-Dame-de-Paris.
Les applications à l’UX urban design sont beaucoup plus rares. L’UX urban design désigne « une vision de la fabrique urbaine basée sur un renversement des valeurs pour aller d’une approche de l’urbanisme au xxème [sic] siècle techniciste et centrée sur l’espace vers une approche du xxième [sic] siècle, centrée sur ses utilisateurs et à l’écoute de leurs perceptions » (LefÈvre, 2018).
Dans le secteur architectural et dans les métiers de la conception, les liens avec le sonore sont mis en avant grâce, notamment, aux travaux de plusieurs laboratoires universitaires, comme ceux du Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain (CRESSON). Depuis 1978, le CRESSON s’attache à travailler en particulier les notions d’ambiances et leurs impacts dans les projets d’aménagement. Néanmoins, en pratique, l’intégration des aspects sensoriels, en particulier sonores, reste marginale. Cela s’explique par une gestion de projet centrée sur une approche pragmatique de réalisation concrète et finie. Introduire les sens dans un projet de conception le modifie en profondeur de par sa dimension participative. Le sonore est un enrichissement qui fait évoluer les trajectoires et les enjeux d’un bâtiment, d’un aménagement.
Par exemple, en ce qui concerne l’architecture scolaire, la prise en compte des utilisateurs (enseignants, personnels administratifs…), et en particulier les élèves, a donné lieu à quelques trop rares études (Lavandier, 2005 ; Lavandier & Raimbault, 2011). Ces études ont permis de construire des analyses de corpus de dessins schématiques qui montrent la localisation et l’impact du son sur le quotidien des élèves (cf. figure 2).
Par ailleurs, le sonore interroge aussi la qualité de vie au travail. C’est un enjeu déterminant qui dépasse la seule idée de nuisance. Les travaux sur le bruit (Lafaye de Micheaux, 2012 ; Le Guern, 2012) ont ainsi fait évoluer la notion de gêne sonore.
Avec l’avènement des capteurs intelligents, la dimension sonore de la ville prend d’abord une forme de noise management4 dans les projets de smart cities, autrement dit un contrôle des bruits ambiants par capteurs interposés. Pourtant, il est possible d’enrichir ces projets avec le recueil de données sur les ambiances sonores vécues et ressenties grâce à ces mêmes capteurs.
Enfin, cette dimension, aussi bien en termes d’aménagement du territoire que de vecteur de coopération, est peu explorée jusque-là.
La dimension sonore des espaces densément urbanisés
Les quelques pistes possibles évoquées dans cet article constituent un patchwork d’expérimentations réalisées dans des contextes particuliers de recherches urbanistiques et architecturales.
Au sein d’espaces particulièrement denses, la dimension sonore des espaces est révélatrice d’une situation urbaine (aussi bien qualitativement que quantitativement) mais aussi vectrice et source d’aménagements dans le cadre d’une activité de densification douce ou de réhabilitation de friches.
Le sonore comme marqueur du tempo urbain
Tout d’abord, pour appréhender cette dimension sonore des espaces densément urbanisés, la carte stratégique du bruit (CSB)5 montre les niveaux sonores des différents quartiers d’une ville (cf. figure 3). Cette première approche, si elle reste pertinente dans une optique de synthèse quantitative, reste un modeste indicateur d’une forme de qualité de vie, qui prend peu en compte les éléments sensibles des paysages sonores. Ces cartes sont le résultat de calculs algorithmiques associant aussi bien la densité de population (selon les millésimes disponibles) que des mesures en direct des espaces observés. Elles font l’objet d’une commande institutionnelle en lien avec une obligation légale de constitution et de diffusion de la donnée sur le bruit, vu comme une nuisance sonore, tant dans la directive européenne (directive 2002/49/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 juin 2002 relative à l’évaluation et à la gestion du bruit dans l’environnement) que dans sa transcription dans le droit français.
Une approche plus qualitative impliquant les utilisateurs peut venir compléter cette première tentative pour cerner « le bruit d’un quartier ». Ainsi Quentin Lefèvre, urbaniste et chercheur, a réalisé un diagnostic sensible de certains espaces transitionnels à Paris, dans le cadre des rencontres 2019 du Forum des politiques de l’habitat privé (Lefèvre, 2019). Ces espaces, ou milieux transitionnels, « peuvent être définis comme étant des territoires dont le paysage, l’architecture et l’utilisation du sol sont divers et s’écartent des idéaux types du rural et de l’urbain » (Simard, 2012, p. 118). Si ce diagnostic a mobilisé l’ensemble des sens des usagers sollicités, la dimension sonore reste forte mais modulable en fonction des lieux proposés à l’étude : dans le quartier de l’église Saint-Laurent (site 1, cf. figure 4), les espaces proches du boulevard de Magenta sont marqués par une grande cacophonie sonore, qui confine à la saturation. Ces sensations s’estompent en s’éloignant de ces infrastructures routières, vers l’église Saint-Laurent et le square attenant.
Ce premier exemple montre que si, globalement, un quartier fortement urbanisé peut générer un ensemble confus et diffus de diverses sonorités selon les activités possibles, il peut proposer, de manière concomitante, une ambiance sonore plus apaisée à quelque cinquante mètres d’écart.
Cette multiplicité de sons, loin d’être un handicap, est une richesse qui permet de mieux affiner le rapport des usagers à l’espace urbain. Parce qu’au-delà du brouhaha, de l’intensité des échanges, des flux dégage un rythme, un tempo qui finit par constituer l’identité sonore du lieu considéré. À cette dimension rythmique, il convient d’y ajouter le spectre temporel : un quartier ne sonne pas de la même façon, en fonction des heures, ne serait-ce qu’entre le jour et la nuit (Roulier, 1998 ; Léonardon, 2015).
Ainsi, le sonore est un révélateur des activités des espaces à forte densification urbaine mais il est aussi constitutif d’un patrimoine, qui contribue à définir l’esprit du lieu ou du quartier exploré (Ben Hadj Salem & Chiraz, 2018).
Le sonore intégré aux solutions pour limiter la densification urbaine
Élément important d’un diagnostic d’espace, le sonore est également un recours possible dans les solutions préconisées afin de limiter la densification urbaine, et notamment la réhabilitation des friches urbaines et « la densification douce ».
Écouter les friches urbaines
Réhabiliter les friches urbaines nécessite une contextualisation de la friche par rapport à son inscription dans le paysage, en fonction du patrimoine qu’elle incarne. Dans ce cadre, la dimension sonore constitue un vecteur d’expression des représentations pour tisser un lien patrimonial entre les projets d’aménagement. C’est en particulier le cas des friches culturelles, où la notion de territorialisation – entendue comme un mode d’appropriation d’un espace sous une forme juridique, économique ou encore symbolique – reste centrale. En effet, « l’appellation “friche culturelle” devrait désigner un état d’abandon d’une activité culturelle passée. Or, l’expression sous‐entend qu’il s’agit d’un “entre‐deux” portant les traces du passé, et désignant un espace qui est devenu culturel. Il y a, derrière cette appellation paradoxale, un phénomène de patrimonialisation : la trace territoriale est un élément identitaire du lieu, dotée d’une fonctionnalité culturelle contemporaine » (Lucchini, 2012, p. 11)
Il est à discuter de la possibilité d’extension à d’autres types de friches – industrielles ou commerciales – de ce schéma de territorialisation.
La dimension sonore peut être très présente dans ce processus, que cela soit dans la reconstitution des ambiances sonores passées (Chiraz, Ben Hadj Salem & Belakehal, 2016), liées aux fonctionnalités antérieures du lieu, dans le constat d’état d’abandon – comment sonne la friche ? – ou encore dans la projection des sons possibles d’un projet d’aménagement ou dans l’analyse des sons réels une fois la réhabilitation terminée.
Le sonore et la « densification douce »
Les propositions de « densification douce », comme dans la commune d’Elven dans le Morbihan (Moreau, 2017), peuvent également solliciter la dimension sonore des espaces afin de travailler sur une meilleure harmonisation paysagère. La densification douce « consist[e] à densifier le tissu existant par l’insertion de nouveaux logements (division parcellaire, appartements accessoires, division interne, surélévation, extension, restructuration, etc.) qui ne changent pas de manière significative les formes urbaines du quartier en mutation. Elle ne nécessite pas de destruction du parc existant » (PUCA, 2020). Le sonore est alors un élément de travail sur les transitions d’espace, facilitateur d’intégration des nouveaux bâtis. Étudier ces transitions est également constitutif d’une nouvelle identité sonore du quartier (Chelkoff, 2016), avec des modularités multiples qui font sens pour ses usagers.
Perspectives
Ainsi, nous pensons que l’AMU globale, dans sa dimension sonore, aura une place cruciale à prendre ces prochaines années, car elle permet d’identifier plus finement les contraintes et les apports des politiques de densification, de réaliser des territoires urbains et des habitats plus respectueux du bien-vivre, tout en participant de la construction des patrimoines immatériels des générations à venir.
Les dimensions stratégiques que porte le son dans les projets d’espace sont encore à explorer, que cela soit pour l’immobilier commercial (magasins…), les musées ou encore, plus largement, en termes d’aménagement du territoire.