Contexte - enjeux sanitaires : l’alpha et l’omega de Tokyo 2020
Les Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de 2020 sont intimement liés à des enjeux de santé publique, depuis la phase de candidature à celle de leur tenue réelle. Le dépôt de candidature de Tokyo en septembre 2011 a ainsi rencontré au Japon un agenda rendu sensible par la triple catastrophe du 11 mars 2011, où un séisme d’une rare intensité suivi d’un tsunami meurtrier ont conduit à l’accident nucléaire de la centrale de Fukushima Daiichi (Pelletier, 2011 ; Scoccimarro, 2012). Alors que les risques de contamination radioactive de la ville auraient pu conduire à une disqualification de fait de la candidature japonaise, le Comité international olympique (CIO) proclame la victoire de Tokyo le 7 septembre 2013.
Presque une décennie après Fukushima, alors que l’échéance de la tenue de l’événement approche, le gouvernement central japonais annonce le 24 mars 2020 sa décision de reporter d’un an les JOP de Tokyo initialement prévus pour l’été 2020 (Languillon, 2021). Cette décision inédite dans l’histoire de la compétition s’inscrit dans le contexte de la crise sanitaire internationale provoquée par le virus du SRAS-CoV-2. Comment expliquer que deux crises sanitaires majeures n’aient pas produit les mêmes effets sur l’organisation des JOP à Tokyo ?
Partant de cet étonnement liminaire, la recherche menée de 2011 à 2021 vise à établir les enjeux et les causes réelles du report des JOP de 2020. Ce dernier est-il véritablement la conséquence de la conjoncture sanitaire mondiale ou peut-on y lire également le symptôme de problématiques plus structurelles ? Plus largement, comment les questions de santé publique ont-elles impacté l’aménagement et la gouvernance des JOP de Tokyo 2020+1 ?
Matériel et méthode
Réfléchir sur l’aménagement d’un grand événement urbain en termes de santé publique est quasiment inédit en la matière. La recherche est née de la bifurcation d’un intérêt purement aménagiste initialement porté en 2009 à la candidature malheureuse de Tokyo aux JOP de 2016 finalement attribués à Rio (Languillon, 2014). Le questionnement autour des enjeux de santé publique a émergé à la suite de la candidature de 2011 pour les JOP de 2020, déposée six mois seulement après la catastrophe de Fukushima. Les travaux de l’auteur, financés en 2017 via la bourse Advanced Olympic Research Grant du Centre d’études olympiques et celle de la fondation Maison des sciences de l’homme, étaient encore plus attachés à des questions d’aménagement qu’à des préoccupations sanitaires. L’étude de terrain a néanmoins contribué à faire surgir des enjeux de gouvernance qui permettent d’éclairer la crise sanitaire de la Covid-19 depuis la perspective d’une économie politique critique des aménagements olympiques.
La méthodologie utilisée au cours des dernières années de terrain (2017-2021) est essentiellement qualitative et combine trois approches. Tout d’abord, elle repose sur de nombreux entretiens semi-directifs d’acteurs institutionnels (des aménageurs, des politiques et des académiques pour l’essentiel). Elle a ensuite consisté en l’analyse d’une littérature grise volumineuse, adossée à des plans d’aménagement et de nombreuses cartes, disponibles dans les agences gouvernementales et auprès des entreprises privées impliquées dans les travaux de construction. Enfin, elle s’appuie sur un travail statistique disponible en ligne sur le site du gouvernement métropolitain de Tokyo, où sont recensées les données concernant l’évolution de la pandémie de Covid-19. Ces données ont été complétées par une veille de presse des mesures annoncées par les diverses parties prenantes investies dans la gestion de crise et dans l’organisation des JOP.
Résultats : Tokyo 2020, des jeux sous tensions
Les résultats montrent que si la conjoncture internationale (fermeture des frontières) et le contexte national (semi-confinement sanitaire) expliquent en partie le report des JOP de 2020, ce dernier fait l’objet de rapports de pouvoir entre acteurs politiques et institutionnels, que l’on retrouve quasiment à l’identique tout au long de la phase de préparation des JOP de Tokyo au cours des années 2010. Ces jeux d’acteurs structurellement conflictuels opposent deux nébuleuses : celle des collectivités locales, menée par la cheffe du gouvernement métropolitain de Tokyo, Yuriko Koike ; celle composée du gouvernement central (anciennement dirigé par le premier ministre Shinzō Abe1) et le Comité d’organisation des jeux Olympiques (COJO), dirigé presque jusqu’à la tenue des Jeux par l’ancien premier ministre Yoshirō Mori2 (voir la figure 4).
Lors de la phase de préparation, pré-Covid, de nombreuses tensions opposaient déjà ces deux groupes quant aux dimensionnements et aux financements des infrastructures. Héritant du dossier olympique d’un prédécesseur démissionnaire, la maire de Tokyo Yuriko Koike se saisit de l’argumentaire environnemental mais aussi de la déconcentration et du rééquilibre du développement territorial pour faire pression sur le COJO de Yoshirō Mori et sur le gouvernement central de Shinzō Abe, et ainsi faire baisser les coûts endossés par le gouvernement métropolitain. Cette stratégie très efficace aboutit au scandale de la pollution du site de déménagement du marché au poisson de Tsukiji vers Toyosu, qui bloque la réalisation de la portion de route menant du centre de Tokyo au village olympique nouvellement construit dans les terre-pleins de la Baie (Languillon, 2021). En parallèle, la maire Koike cherche d’autres moyens de financement des aménagements olympiques et paralympiques, dont les green bonds3, qui concurrencent en quelque sorte le sponsoring, traditionnellement du seul ressort du COJO.
Avec l’arrivée de la Covid-19 au Japon, les rapports entre acteurs restent identiques, et l’argumentaire environnemental se fait progressivement remplacer par l’argumentaire sanitaire comme levier de pouvoir dans leurs négociations. Saisis par les collectivités territoriales qui se font le relais de recommandations internationales, les enjeux autour du SRAS-CoV-2 prennent rapidement de l’ampleur dans le dossier olympique. Ce n’est toutefois qu’avec la menace de certaines délégations sportives étrangères de ne pas envoyer d’athlètes que le COJO comme le gouvernement central et le CIO cèdent à la pression des collectivités locales et actent le report des JOP le 24 mars 2020. À cette date, le taux de positivité des Japonais au SRAS-CoV-2 était très faible et largement insuffisant pour différer un tel événement sans prendre en considération les enjeux politiques derrière les considérations sanitaires (voir la figure 5). La décision est toutefois prémonitoire, car la première phase de hausse des contaminations débute le lendemain de l’annonce du report et pousse le gouvernement à déclarer l’état d’urgence le 7 avril 2020.
Conclusion : Covid-19, fin de partie pour la résilience urbaine ?
La résilience urbaine est un concept issu de la cindynique (l’étude des risques). Elle se définit comme un retour à l’équilibre après une perturbation. Or, à l’issue de la crise sanitaire, si les JOP de Tokyo ont bien eu lieu, ils se sont déroulés sans public et sans l’aval de la plupart du corps électoral japonais. En d’autres termes, il n’y a eu aucune résilience à la suite du report, et les politiques ont juste cherché à minimiser la casse événementielle tout en préservant les intérêts économiques afférents à la distribution médiatique. Il n’est toutefois pas surprenant que la résilience ait été prise en défaut : la Covid-19 n’entrait pas dans la catégorie du risque (produit d’un aléa connu et d’une vulnérabilité sociale) mais dans celle de l’incertitude (produit d’un aléa inconnu et d’une vulnérabilité sociale maximale car ignorée de tous en l’absence de précédent).
Or, cette propension à sortir de la culture du risque, et donc de la résilience, et à entrer dans celle de l’incertitude semble être une caractéristique de ce que Michel Lussault appelle la ville anthropocène4 : à savoir, la ville à l’heure du basculement anthropocène des territoires. Des radiations nucléaires au virus du SrasCov-2, Tokyo 2020+1 se présente bien comme l’un des tous premiers laboratoires de santé publique au regard du tournant anthropocène des enjeux urbains et donc, mécaniquement, de cet événementiel international.