Contexte de l’étude
La foresterie, c’est-à-dire « l’ensemble des activités intéressant la forêt (création, conservation, aménagement, gestion) »1, relève d’ordinaire des domaines de la sylviculture2, de la biologie ou encore de la géographie, de l’aménagement du territoire. Liée aux représentations voire aux territoires de la ruralité, elle se pense désormais dans les espaces urbains et n’est plus exclusivement l’apparat des ingénieurs forestiers et des sylviculteurs. Elle est en effet, de plus en plus, abordée par des artistes. Leur présence n’est d’ailleurs pas sans poser question à la fois sur les formes urbaines produites, notamment celle des espaces publics qui les accueillent ; les jeux d’acteurs en présence, la négociation de leurs places et rôles ; la valeur et les sociabilités qui s’y réfèrent.
Cette étude s’inscrit dans un contexte de la nécessaire déconstruction de l’idée de nature et d’une « crise de la sensibilité au vivant » (Morizot, 2020), conduisant à considérer une manière d’agir et d’interagir avec un vivant que l’on ne voit pas (Dewey, 1925/2012, Zhong Mengual, 2021). Cette pensée n’est pas seulement une écologie politique mais bien une écosophie3 (Guattari, 2018). Le vivant fait l’objet d’un paradoxe, puisqu’il est tour à tour une source d’engouement, comme en témoignent des programmes de recherche tels que SEMEUR4, ARBRES5, ou des expérimentations politico-artistiques (« Le parlement de la Loire », par exemple)6. Il est un acteur politique illégitime et marginal (Bouhaddou, 2019).
Le contexte esthétique de l’étude est aussi le suivant : les artistes sortent des lieux traditionnels de l’art pour investir l’écologie (Ardenne, 2018). Il est aussi environnemental et empreint d’une rupture de lien avec la Terre, d’écoanxiété et de solastalgie (détresse provoquée par les changements environnementaux). Dans de telles perspectives, l’artiste apparaît comme une figure de resensibilisation, capable de mettre en lumière, à travers des modalités et des dispositifs sensibles, des relationnalités et des subjectivités individuelles et collectives. Dans cet art écologique et processuel, l’artiste fabrique de nouvelles sociabilités et récits du monde inspirés par le vivant et en dialogue avec celui-ci.
Mon étude s’appuie sur un projet arboricole participatif de ménagement du vivant dans l’espace public – « Prenez Racines ! »7 –, dans le viiie arrondissement de Lyon, et sur une recherche création – L’école de la forêt urbaine8 – à Villeurbanne. Tous deux ont été menés auprès de l’artiste Thierry Boutonnier9.
« Prenez Racines ! », démarré en 2009 dans un contexte de rénovation urbaine d’un quartier d’habitat social, a consisté, pour un groupe d’habitants du quartier, à parrainer, planter, soigner et transplanter 38 arbres, fruitiers pour la plupart. Au-delà de l’évidente injonction à l’immobilité et à l’enracinement dans un contexte de mutations urbaines, l’ambition de l’artiste est de contribuer à éviter la disparition du vivant inhérente à la restructuration des espaces publics des projets de renouvellement urbain.
L’école de la forêt urbaine s’adosse sur l’expérimentation permacole10 arboricole Gratte-Terre, débutée en avril 2020 dans le cadre d’un projet d’urbanisme transitoire initié par la Société d’équipement et d’aménagement du Rhône et de Lyon (SERL) et par l’artiste Thierry Boutonnier, au sein de la zone d’aménagement concerté (ZAC) Gratte-Ciel à Villeurbanne. À partir de semis d’arbres urbains locaux, l’hypothèse de ce projet est de tester les solidarités entre humains et non-humains, tant du point de vue épigénétique que du point de vue sociologique et politique, et de développer une méthode d’enquête mêlant arts et sciences spécifique aux forêts urbaines sensibles. L’ambition est de pérenniser une arboriculture spécifique aux espaces transitoires pour expérimenter et diffuser une durabilité des transplantations d’arbres en milieu urbain en pleine terre.
Enfin, le projet s’appuie sur le concours et la participation des habitants et des acteurs associatifs locaux.
Méthodologie
Les deux terrains de cette étude se trouvent dans la Métropole lyonnaise, au sein de deux quartiers anciennement ouvriers : Mermoz, dans le viiie arrondissement de Lyon, et Gratte-Ciel à Villeurbanne. En outre, les deux projets, conduits par le même artiste, revêtent une ambition participative et émancipatrice forte pour les habitants dans un contexte de rénovation urbaine.
Pour ce faire, je privilégie une méthodologie qualitative sensible fondée sur une position de recherche impliquée, de recherche création, d’« entre-plusieurs » (voir le paragraphe suivant) et en déplacement(s), pour saisir les écosystèmes tant politiques, que sociaux, urbains ou artistiques autour de ces projets arboricoles. La méthodologie est également fondée sur une auto-ethnographie11. Il s’agit ici de saisir les relationnalités qui lient les acteurs les uns aux autres et aux arbres (leurs jeux de pouvoir, légitimités et affects), l’émergence de nouveaux rôles et positions pour une constante recomposition du jeu d’acteurs.
Ma posture de chercheure oscille entre « être dans » et « être en dehors » du système et du jeu d’acteurs – qui est en réalité un « entre-plusieurs » –, et ma posture est une position, puisqu’en déplacement(s). Tour à tour salariée du bailleur social propriétaire du ténement de « Prenez Racines ! », chercheure, collègue, pair et participante aux projets, usant de méthodes de recherche et d’approches peu conventionnelles issues des mondes de l’art, croisées et bricolées, mais souvent considérée comme une outsider, pour reprendre la terminologie d’Howard Becker12.
Une observation participante, longue et située, embarquée, indisciplinée que je qualifie d’impliquée, étant donné qu’elle interroge, d’une part, le curseur de la neutralité du chercheur et sa professionnalité (compétence, expertise, techniques et modes de faire du chercheur) et, d’autre part, l’engagement du corps dans « le faire », notamment au travers des chantiers, de résidences et de cocréations. J’ai ainsi écrit et coréalisé un film documentaire13, une nouvelle sur « Prenez Racines ! »14, mis en œuvre des marches et des cartographies sensibles et dessiné aux côtés de l’artiste les contours d’une recherche création – sans tiret entre « recherche » et « création », pour signifier la part égale entre les deux mondes et un espace ouvert et fertile pour expérimenter collectivement.
Je « prends part » (Zask, 2011) et je « fais avec » (Citton, 2021) les autres acteurs et les moyens du bord, ayant recours au « bricolage de la recherche », tout comme au bricolage matériel, et laissant la part belle au dialogue (par le biais d’entretiens semi-directifs, de focus groups, d’ateliers et de résidences avec l’artiste et les habitants), à l’informel et aux relations d’affect. Ma position est constamment dans la traverse de « l’écart » et de « l’entre » (Jullien, 2012). Je défends donc une approche participative à visée d’émancipation, de partage et de transmission, imbriquée, avec une démarche artistique située, à partir du territoire et de ses acteurs vivants. Cette réflexion se fonde sur « le faire » et l’expérimentation, afin que ceux que l’on n’entend pas toujours – habitants et vivants non humains – puissent développer du pouvoir d’agir.
Les deux principaux biais de ma méthodologie sont, d’abord, le risque de de ne plus faire la part des choses entre l’enquête et le terrain, d’être prise dans le terrain et les relations d’affects avec les acteurs. Ensuite, la dimension de bricolage peut interroger ma légitimité de chercheure puisqu’il existe une difficulté à reconnaître et à accorder une valeur à des pratiques sensibles ou artistiques expérimentées par un chercheur.
Résultats
Le « partage du sensible » (Rancière, 2000), le travail et l’institution du commun (Nicolas-Le Strat, 2016) se jouent ici suivant le prisme et à la lumière du vivant et révèlent deux impensés : celui du rôle et de la place des arbres urbains, au croisement de l’écologisation, de la participation habitante et de la néolibéralisation de la fabrique urbaine, et celui des conditions d’engagement collectif dans l’exercice de réhabilitation et de réparation d’un écosystème à une échelle urbaine.
La fabrique de l’urbain, longtemps réduite à une ingénierie technique, se réinvente en intégrant véritablement les gens et les arbres et en adoptant leurs temporalités pour un « ménagement de projet » (Bouhaddou, 2019, p. 462), qui ne se fait pas sans conflits. En effet, comme l’explique Thierry Boutonnier, « toute volonté de rationalisation des processus urbains ne fonctionne pas avec ce que nous faisons »15. Ces projets de ménagement n’ont pas pour vocation d’évincer les projets urbains traditionnels ; ils se développent de façon concomitante et si leurs logiques semblent opposées, en réalité, elles s’interpénètrent. J’ai aussi noté dans certains cas des heurts et une absence de croisement. La « méthode ménagériale » (Bouhaddou, 2019, p. 460) ne devient pas à proprement parler un modèle, bien qu’elle se diffuse. Elle donne plutôt lieu à ce que je qualifie d’une « mono-culture du sensible » (Bouhaddou, 2019, p. 462). Elle s’accompagne de l’émergence d’“in-between figures16” (Kullmann & Bouhaddou, 2017) qui, la plupart du temps, recyclent des méthodes et compétences issues de leur formation ou savoir-faire d’origine. Ces personnes se caractérisent par leur position à l’interface et « entre-plusieurs » ainsi que par leur capacité de déplacement.
Par ailleurs, les services rendus par les arbres sont divers puisqu’ils permettent non seulement de traiter des problématiques liées à la pollution ou au dérèglement climatique, mais aussi de penser nos relationnalités entre humains et avec les non-humains. En effet, le système racinaire des arbrisseaux issus d’arbres locaux participe de la dépollution de matières. La robustesse des arbres permet de répondre au dérèglement climatique, et ce sans intervention technologique et dans une logique non marchande. Une pépinière d’arbres issus d’arbres-parents robustes et adaptés à l’environnement local est une réponse pratiquement gratuite au dérèglement climatique et à la marchandisation du vivant. En outre, le soin des arbres est un « entre-tien(t) », c’est-à-dire qu’il est une manière de tenir ensemble et de se tenir ensemble : dépasser la souffrance du traumatisme du chantier urbain pour trouver une voie collective de résistance et de soin. Les arbres nous montrent donc la voie d’une résilience active, consciente, engagée et ancrée dans un agir, d’une part et, d’autre part, nous invitent à penser différemment la question de la valeur du vivant (perspective utile dans un contexte politique où la compensation semble être la solution à tous les maux environnementaux). À aucun moment le temps alloué au soin et à la croissance de l’arbre n’est considéré dans le calcul du coût de l’arbre et de sa valeur ; si c’était le cas, nous serions en situation de dette économique et même culturelle vis-à-vis du vivant.
La proximité de compétences interactionnelles, de méthodes, de vocabulaires et de concepts entre artiste et chercheure conduit à penser les positions et déplacements en transfuges pour tenter d’inventer des modalités de coopération et de légitimation de modes de faire singuliers, d’hybridations entre les mondes de l’urbain et de la recherche. Ce bio hacking17 en situation d’urbanisme transitoire permet de repenser les professionnalités et le travail des transfuges que sont l’artiste et la chercheure, au-delà de la position de médiation, une professionnalité d’auteurs qui accompagne d’autres auteurs.
Le côtoiement et le soin des arbres offrent la possibilité de reconsidérer les sociabilités humaines (le soin, la communication, l’entraide ou la solidarité). L’arbre est un « agent » au sens de Callon et Latour (sociologues de la traduction), un médiateur qui transmet un art de vivre, le commun. Thierry Boutonnier qualifie cette relationnalité particulière – qui ne se fait pas selon les règles de domination/domestication patriarcale, mais suivant un autre modèle de soin et d’attention – de « matrimonialisation18 ». La participation habitante elle-même peut être considérée à travers le prisme d’une « robustesse et la solidarité entre êtres vivants qui jusqu’à maintenant ne se connaissaient pas et ne se reconnaissaient pas »19. Les actions de transmission collective, autour des arbres, permettent une participation encapacitante et joyeuse.
Enfin, les résultats d’une recherche impliquée interrogent la manière de faire recherche, en invitant à la considérer comme une pratique.
Apports
Les apports de cette étude sont à la fois d’ordre analytique et méthodologique.
Je montre une nouvelle approche du politique, avec le vivant comme commun et champ d’action, et qui embrasse dans le même mouvement une participation pour agir et une écosophie. Elle permet de penser une nouvelle chronobiologie urbaine (des arbres et des gens), une réparation et un ménagement de l’urbain, où de nouveaux récits rebattent les cartes du jeu de dominations entre humains et non-humains.
Du point de vue de l’écosystème de la fabrique urbaine, je mets en lumière le rôle, les champs d’action et les limites de nouveaux acteurs « à l’interface » (artiste arboriculteur, habitants, chercheure) qui privilégient une entrée par l’attention et le ménagement plutôt que par une entrée technique, et qui détricotent les relations entre projets urbains managériaux et projets de ménagement.
Du point de vue environnemental, j’étends la notion de service écosystémique à la valeur non économique de l’arbre, en montrant comment le développement racinaire des arbrisseaux issus d’arbres locaux robustes, en transformant la qualité des sols (dépollution), permet de répondre de manière adaptée et gratuite au dérèglement climatique.
En outre, je renforce la notion de résilience à travers les notions de robustesse et d’« entre-tien(t) » appliquées au soin des arbres pendant le traumatisme du chantier urbain.
J’éclaire l’interpénétration des modes de faire artistiques et de recherche pour ce qui est de représenter et de rendre compte des interactions invisibles à l’œil nu, mais aussi de se fondre – en s’impliquant – dans le processus et au profit du collectif.
Du point de vue social, je mets en relief des manières de repenser les sociabilités humaines, les transmissions et les solidarités entre humains et non-humains, en les replaçant autour du chantier : un espace pour passer du dire au faire.
Enfin, du point de vue de la professionnalité du chercheur en transfuge, j’esquisse les contours d’une autre pratique de recherche et mets l’accent sur les risques, les complications et les fertilités en lien avec son implication.
Limites et pistes de réflexion
J’ai constaté les impensés liés à ma position de recherche que je définis comme à l’interface, faisant le relais, la médiation entre des acteurs, avec pour résultats des incompréhensions, des conflits et des heurts parfois. Pour autant, la désorientation et le déséquilibre deviennent des stratégies, un état de crise dans un système statique qui multiplie les barrières sans pour autant s’en affranchir. Il y a là à « faire avec », s’en débrouiller, mais aussi faire avec d’autres – qui font autrement – et avec ce que l’on a à disposition. Ce qui suppose un ensemble d’habiletés relationnelles pour pouvoir coopérer, mais aussi une habileté à faire, à bricoler les objets et la recherche, ce que j’appelle le « dérangement-de-la-recherche-en-train-de-se-faire » (Bouhaddou, 2020).
Le premier impensé est celui de l’économie de la recherche et du végétal. Comment financer pour faire exister des recherches longues, transdisciplinaires, aux résultats ténus et à contre-courant ? En effet, la nature d’un travail immatériel (la recherche mais aussi le travail autour des interactions humaines et non humaines) sur un objet souvent invisibilisé, voire jugé comme illégitime (les conditions et modalités de la remise en partage des bénéfices de la connaissance et du savoir) rendent sa prise en compte difficile.
Le second impensé est le risque d’une obligation de justification plus importante pour le chercheur dans la sphère académique. Mais il existe d’autres risques : celui d’une trop grande proximité pouvant conduire à une « aspiration par le terrain et la perte de capacité de distanciation » (Bouhnik, 2011). Pour le chercheur engagé, la question est alors : comment sortir du rapport affectif et de l’intuition ? Comment transformer cette matière issue de l’affect en savoir scientifique partageable dans le monde académique et en dehors de celui-ci ?