La 9e journée d’étude organisée le 6 juin 2024 par le laboratoire ESPI2R, en collaboration avec Bien Urbaines, était consacrée à la thématique des villes sensibles. Elle vient clôturer le projet de recherche City Senses (rapport en ligne) initié dans le cadre de l’ESPI Research Grant 2022/2023. Cet événement questionne les tenants et les aboutissants du concept de « ville sensible » dans l’objectif d’explorer les problématiques urbaines inhérentes à la mise en place de projets immobiliers, à différentes échelles, en faveur des villes sensibles.
Conduite dans le cadre du projet de recherche City Senses, une revue de littérature a d’abord permis de montrer qu’un récent champ de la recherche en urbanisme se structure autour de ces approches « qualitatives ». On pense notamment aux publications qui se multiplient sur l’urbanisme culturel (Vivant, 2007 ; Gangloff, 2017) ; l’urbanisme transitoire (Chevenez, 2018 ; Pinard & Morteau, 2019) ; les ambiances (Thibaud, 2015 ; Manola, 2013) ou la ville poétique (Sansot, 2004 ; Bailly, 2013.), etc. D’un côté, ces articles témoignent bien de ces soubresauts scientifiques ; de l’autre, des événements professionnels comme les Rencontres Inter-Mondes (RIM) parcourent ces nouvelles manières de faire en architecture et urbanisme et contribuent à fédérer les professionnels du secteur. Malgré cela, les opérations d’aménagement peinent à transformer massivement leur mode de faire, à l’exception de quelques propositions artistiques dans les interstices de projet ou à travers des démonstrateurs urbains (Chesnel & Devisme, 2020). Pour faire sens avec la ville sensible et dépasser son caractère souvent « marketing » (Matthey, 2014), « il faut que la question du vécu subjectif et sensible influe sur l’intervention urbaine elle-même » (Bailly & Marchand, 2016). L’enjeu est donc bien d’intégrer dans les projets d’aménagement et les opérations immobilières des dimensions plus humanistes centrées sur une approche scientifique et plurielle du sensible.
Du côté opérationnel et immobilier, même si la pratique reste minoritaire, des projets récents méritent d’être évoqués. Entre 2006 et 2020, Stefan Shankland a prototypé la démarche Haute qualité artistique et culturelle (HQAC). Ce programme de recherche-création artistique au long cours intégré aux transformations urbaines de la zone d’aménagement concerté (ZAC) du Plateau d’Ivry-sur-Seine a permis de nombreuses créations. Pour ce faire, un dialogue constant a été mis en place entre les différentes parties prenantes des mutations du quartier : des services de la ville aux aménageurs en passant par les promoteurs et les habitants. La démarche labellisée HQAC qualifie la prise en compte des phénomènes sensibles, esthétiques, naturels et humains dans la conduite du projet urbain.
Dans le centre-ville de Nantes, la transformation de l’Hôtel-Dieu a débuté en 2024 par une phase d’« inspiration citoyenne ». Cette démarche de dialogue a intégré différents formats pour révéler des aspects sensoriels et sensibles du site de 250 000 hectares, pour travailler les mémoires, les imaginaires et pouvoir projeter de grandes orientations pour le futur site. Cette démarche d’« inspiration citoyenne » a ensuite été présentée comme un intrant aux cahiers des charges liés à la transformation du site. Le projet de recherche City Senses visait à faire la part belle à ces pratiques expérimentales.
Ainsi, les actes de cette 9ejournée d’étude viennent alimenter les débats scientifiques actuels autour des enjeux des villes sensibles, à la croisée entre les travaux sur la dimension sensorielle de l’urbain (Le Brun-Cordier, 2021 ; Bailly & Marchand, 2016 ; Manola, 2013), les recherches sur la senseable city, qui reposent sur une logique plutôt technicienne (Anthopoulos, 2017 ; Greco & Bencardino, 2014) et la littérature sur les transitions studies qui montre bien l’intérêt des expérimentations urbaines (Ambrosino & Devisme, 2024 ; Villalba & Melin, 2022 ; Torrens & von Wirth, 2021 ; Evans et al., 2016). L’attention se porte non seulement aux discussions théoriques, mais aussi à la traduction opérationnelle de ces concepts. La table ronde finale permet de croiser les regards et de partager les méthodes propices à une « ville sensible » à travers, notamment, les retours d’expérience des projets menés par les intervenants.
Pour introduire cette journée d’étude, Émeline Bailly propose un ensemble de réflexions autour de la ville sensible, comme préalable à la ville intelligente et écologique, tant en matière de production contemporaine de la ville que de façon d’habiter les villes. Les deux volets en question correspondent aux deux parties de ces actes.
La première partie regroupe des contributions se situant dans le prolongement de nombreux travaux d’analyse et de critique des smart cities. Pour cela, ils travaillent à l’articulation des notions de « ville sensible » et de “smart city”. Ainsi, les premiers articles montrent combien la production urbaine contemporaine est marquée par les enjeux de la ville sensible, puisqu’elle permet de lire l’appropriation de sa technologisation. En s’appuyant sur le cas de la ville de Songdo en Corée du sud, Suzanne Peyrard décrit les formes plurielles d’appropriation, par les habitants, d’un modèle urbain basé sur l’omniprésence du développement technologique. Le rôle de l’habitant est alors central dans les évolutions des usages et des pratiques liées aux équipements dits smart. De la même façon, l’article de Saleh Qanazi, Éric Leclerc et Pauline Bosredon éclaire sur les modalités de la participation citoyenne dans un contexte de promotion des « villes intelligentes ». Leur réflexion, menée à l’échelle mondiale, permet d’apprécier les modalités d’intégration, dans les politiques urbaines, des technologies numériques portées par les grandes entreprises du numérique.
Dans une deuxième partie, les autrices exposent le rôle central joué par la notion de « ville sensible » dans les démarches expérimentales de la production urbaine. Dans son article, Thuy-Trang Trinh présente ainsi des doctrines urbanistiques pouvant se prévaloir d’une approche sensible. En mobilisant le cas de l’aménagement parisien, elle analyse l’hybridation de pratiques et de méthodes nécessaires à la constitution de cette nouvelle approche ayant pour conséquence la transformation des espaces et des relations entre acteurs. Cette double mutation est enfin visible dans l’article d’Olivia De Briey qui porte sur les modalités et les évolutions de l’occupation de bâtiments vides à Bruxelles. L’occupation gestionnaire y est questionnée dans une perspective ethnographique qui permet d’étudier la légitimité des occupant·es et de leurs activités.
