La fabrique de la ville questionnée par la crise sanitaire : vers un urbanisme hygiéniste 2 :0 ?

Synthèse

Emmanuelle Gangloff et Hélène Morteau

Citer cet article

Référence électronique

Gangloff, E., & Morteau, H. (2022). La fabrique de la ville questionnée par la crise sanitaire : vers un urbanisme hygiéniste 2 :0 ? Dans J. Blain & A.-C. Chardon (dir.), Dynamiques urbaines et résilience dans un contexte épidémique. Mis en ligne le 07 juin 2022, Cahiers ESPI2R, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/804

La présente synthèse est issue de la note d’analyse La fabrique de la ville questionnée par la crise sanitaire, publiée par le Plan urbanisme construction architecture (PUCA) en juillet 2020. Elle propose un éclairage sur la manière dont la recherche en études urbaines s’est saisie de la crise sanitaire pour mieux interroger les modèles urbains, à travers la mise en place de la « @PUCA_veillecovid19 ».

Méthodologie

Depuis le printemps 2020, des chercheurs se sont exprimés dans la presse sous la forme de tribunes, d’autres ont impulsé des initiatives collectives ou bien ont engagé des projets de recherche plus structurés. Dans le cadre d’une mission de veille et d’analyse confiée par le PUCA, nous avons recensé et analysé, à partir d’un corpus composé de sources académiques, territoriales et médiatiques, un grand nombre de ces initiatives entre mars 2020 et juin 2021. Huit thématiques ont été identifiées (Espaces publics, aménagement urbain ; Énergie, data, numérique ; Logement, habitat ; Construction, BTP ; Ville productive, économie territoriale, travail ; Mobilités ; Villes/campagnes, aménagement du territoire ; Environnement, santé, biodiversité). Ces rubriques ont été alimentées toutes les semaines par des contenus (écrits, vidéos, radio, etc.) sélectionnés selon des principes décrits dans la note méthodologique1. À l’issue de cette mission, un portail numérique sur Wakelet2 et sept notes d’analyse thématique3 ont été produits. À mesure que nous avancions dans le temps, nous avons pu observer la montée en puissance de sujets qui perdurent, tandis que d’autres étaient plus contextuels. Nous livrons ici les principaux enseignements de cette veille sur les effets systémiques de la crise sanitaire sur la réflexion autour de la fabrique de la ville. Nous détaillerons les différentes phases d’appréhension de la crise sanitaire par la recherche et la manière dont cette dernière est venue mettre en lumière les liens entre urbanisme, santé et fabrique urbaine.

Principaux résultats

À la suite du premier confinement (17 mars-10 mai 2020), la recherche urbaine s’est vite emparée de nombreux sujets de questionnements engendrés par la crise sanitaire. Le suivi chronologique de la veille thématique mise en place montre l’évolution rapide de ces questionnements alors que l’on pense la situation sanitaire maîtrisée Nous analyserons ces principales transformations, et ce que cela dit de la recherche dans le temps de la réaction.

Quatre grandes phases d’appréhension de la crise

D’emblée, la crise sanitaire agit comme révélatrice de sujets qui préexistaient (la place de la nature en ville et de la biodiversité, la question de la densité des métropoles, etc.) mais qui ont été amplifiés par le contexte. Certains thèmes d’investigation ont fait l’objet d’un fort retentissement médiatique en rebond à l’actualité (le déploiement du vélo et des « coronapistes », les effets du télétravail sur les quartiers d’affaires, etc.). D’autres sujets font l’objet de recherches plus poussées ; c’est le cas pour la question de l’exode urbain4.

À l’annonce du premier confinement, un temps d’abord se détache, celui de la sidération. La situation inédite conduit à de nouvelles perceptions du logement et de la ville ; cette dernière est placée « sous monitoring » par les chercheurs. Les espaces publics déserts sont observés et commentés dans une nouvelle appréhension du temps, de l’espace, des déplacements. Les inégalités entre les populations apparaissent d’autant plus fortes.

Puis vient le temps des interrogations. Les chercheurs cherchent à comprendre les causes de cette pandémie et sont en quête de réponses rationnelles. Certains mettent l’accent sur l’urbanisation galopante du monde qui empiète sur les terres animales. La question de la densité en ville fait débat, comme celle de la pollution des villes qui serait, selon certains commentateurs, un facteur aggravant de la propagation du virus5. D’autres cherchent à identifier des responsables. Enfin, les liens se trouvent renforcés entre urbanisme et santé, et plusieurs travaux6 portent sur une relecture historique de l’urbanisme à l’aune des préceptes hygiénistes.

Ensuite, des écrits s’intéressent à la gestion de crise et à la façon dont les territoires s’adaptent en urgence. Les initiatives telles que la mise en place de circuits-courts ou le déploiement de solutions temporaires pour la distanciation sociale sont largement relayées.

À l’été 2020, les premières projections et politiques de relance apparaissent. À l’automne, on s’interroge sur les effets de la poursuite durable du télétravail sur l’aménagement des villes et des territoires. À mesure que la crise sanitaire perdure, face à un ralentissement généralisé des activités et de l’intensité urbaine7, différents scénarios de sortie de crise sont envisagés. Les chercheurs s’interrogent sur la possibilité de réinventer les modèles urbains. Des scénarios prospectifs émergent ; le retour à la planification du territoire, la réindustrialisation des territoires, la safe city, la ville vivante ou encore la préfiguration d’un urbanisme hygiéniste 2:0 qui, dans sa nouvelle version, place les écosystèmes au cœur des préceptes hygiénistes.

Évolution des modèles urbains au prisme de la santé

Nous insisterons ici sur une des tendances à l’œuvre : celle de l’évolution des modèles urbains au prisme de la santé. Alors que le sujet « urbanisme et santé » était relativement confidentiel avant la crise, il est aujourd’hui au cœur des débats qui agitent les chercheurs et les acteurs de l’urbain. La thématique est transversale et rejoint les questions liées à la densité urbaine, au changement climatique, aux mobilités ou encore aux liens entre ville/nature/biodiversité.

Lors du premier confinement, une prise de conscience s’opère, et les écrits commentent le rapport de domination de l’humain par rapport à la nature, observant un « déconfinement » de la faune et de la flore8. La question de la place de la nature en ville, qui préexistait à la crise, est supplantée par des approches plus systémiques en éco-urbanisme, des formes urbaines favorables à la nature et à la biodiversité. Les acteurs de l’urbain redécouvrent les principes hygiénistes oubliés : ventilation, distanciation ; l’aménagement du temps des villes est proposé comme une solution pour éviter les flux de personnes trop importants dans les transports en commun…

Le débat s’est ensuite recentré sur la convergence des crises (environnementale, sociale, sanitaire), et des chercheurs plaident pour une prise en compte globale des enjeux environnementaux et sanitaires9. Au printemps 2021, il est question des répercussions durables en termes d’aménagement du territoire, de rééquilibrage territorial. Des pistes pour des alternatives telles que la biorégion10 sont évoquées, et l’on s’intéresse plus en détail à la biodiversité en ville.

Conclusion

En conclusion, nous pouvons nous interroger sur la durabilité de ce changement de paradigme. Autrement dit, allons-nous vers un urbanisme hygiéniste 2:0 ? En effet, en quelques mois, la nécessité d’une pensée systémique pour inventer un éco-urbanisme ou un nouvel hygiénisme fondé sur la « santé environnementale » s’est progressivement imposée. Voilà des perspectives intéressantes pour la recherche : adopter des méthodologies qui prennent en compte cette pensée systémique et forcément plus complexe. Différents projets défendus au titre de l’Agence nationale de la recherche qui fédèrent des équipes très interdisciplinaires en témoignent. Sur le terrain, cela présage peut-être une évolution des manières de faire l’urbanisme.

1 Gangloff, E., & Morteau, H. (2020). Note méthodologique en vue de la réalisation d’une veille analytique des impacts du Covid 19 sur la rec

2 https://wakelet.com/@PUCA_veillecovid19#home

3 https://wakelet.com/wake/4I0mu9_bijRQh3Slk56pI

4 Voir à ce sujet le dossier « Exode urbain : quelles réalités ? » publié en décembre 2021 dans La revue du Réseau rural français (n° 20), décembre 

5 Voir Orfeuil, J.-P. (2020, 19 octobre). Densité et mortalité du Covid-19 : la recherche urbaine ne doit pas être dans le déni ! Métropolitiques, et

6 Voir Voisin-Bormuth, C. (2020). Des villes productrices de santé ? La Fabrique de la Cité, et Bretagne, G., & Lang, T. (2021). Urbanisme et iné

7 Le terme d’intensité́ urbaine est employé pour décrire des lieux qui concentrent de nombreuses fonctionnalités et un haut niveau de services (

8 Voir Herzberg, N. (2020, 27 septembre). Le confinement laisse le chant libre aux oiseaux. Le Monde, ; Gardette, H. (2020, 1er septembre). L’

9 Voir Lussault, M. (2020). Chroniques de géo’ virale. Éditions 205 ; Morin, E. (2021). Changeons de voie : les leçons du coronavirus. Flammarion.

10 Une biorégion correspond à « un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques, mais par des limites géographiques

1 Gangloff, E., & Morteau, H. (2020). Note méthodologique en vue de la réalisation d’une veille analytique des impacts du Covid 19 sur la recherche urbaine.

2 https://wakelet.com/@PUCA_veillecovid19#home

3 https://wakelet.com/wake/4I0mu9_bijRQh3Slk56pI

4 Voir à ce sujet le dossier « Exode urbain : quelles réalités ? » publié en décembre 2021 dans La revue du Réseau rural français (n° 20), décembre 2021.

5 Voir Orfeuil, J.-P. (2020, 19 octobre). Densité et mortalité du Covid-19 : la recherche urbaine ne doit pas être dans le déni ! Métropolitiques, et Girard, E., & Daum, T. (2020, 16 juin). La mortalité du Covid-19 en Europe et en France métropolitaine : des espaces ruraux davantage protecteurs ? Géoconfluences.

6 Voir Voisin-Bormuth, C. (2020). Des villes productrices de santé ? La Fabrique de la Cité, et Bretagne, G., & Lang, T. (2021). Urbanisme et inégalités sociales de santé : La ville impacte-t-elle la santé de tou.te.s de la même manière, au temps de la Covid 19 ?. Droit et Ville, 91, 25-48.

7 Le terme d’intensité́ urbaine est employé pour décrire des lieux qui concentrent de nombreuses fonctionnalités et un haut niveau de services (équipements, culture, espaces de nature, transport collectif, etc.). Voir A’urba. (2012). Ville intense, ville intime. L’armature d’une métropole attractive.

8 Voir Herzberg, N. (2020, 27 septembre). Le confinement laisse le chant libre aux oiseaux. Le Monde, ; Gardette, H. (2020, 1er septembre). L’ensauvagement des villes. La transition [Émission de radio]. France Culture, et Cosnard, D. (2020, 16 juillet). Le confinement, cette parenthèse enchantée où la nature a repris ses droits. Le Monde.

9 Voir Lussault, M. (2020). Chroniques de géo’ virale. Éditions 205 ; Morin, E. (2021). Changeons de voie : les leçons du coronavirus. Flammarion.

10 Une biorégion correspond à « un territoire dont les limites ne sont pas définies par des frontières politiques, mais par des limites géographiques qui prennent en compte tant les communautés humaines que les écosystèmes ». Définition extraite de Sinaï, A., & Szuba, M. (dir.) (2017). Gouverner la décroissance. Politiques de l’Anthropocène III. Presses de Sciences Po.

Emmanuelle Gangloff

Chercheuse indépendante, post-doctorante au laboratoire Pacte et membre associée de l’unité mixte de recherche Ambiances architectures urbanités (AAU)

Hélène Morteau

Chercheuse indépendante, post-doctorante à l’Institut de recherche Médias, cultures, communication et numérique (IRMÉCCEN)

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