Comment s’organise la littérature sur la ville sensible ?

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(2024). Comment s’organise la littérature sur la ville sensible ? Dans H. Morteau & E. Gangloff (dir.), Projet City Senses. Rapport final. Mis en ligne le 28 novembre 2024, Cahiers ESPI2R, consulté le 01 mai 2025. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/1579

L’objectif de cette partie n’est pas de passer en revue toute la littérature sur la ville sensible mais plutôt de montrer comment s’organise la littérature scientifique qui traite de ce sujet. Nos lectures nous permettent de dégager trois grandes familles de travaux qui portent sur la ville sensible.

À y regarder de plus près, l’analyse de l’état de l’art nous amène à distinguer l’approche anglo-saxonne de la Senseable City. Cette Senseable City est à considérer comme une ville où les technologies numériques permettent de capter de la donnée en temps réel afin d’accompagner une transformation des usages. De fait, elle fait écho directement à la Smart City car elle se sert des technologies numériques et des datas tout en mettant l’accent sur une quête d’optimisation de la ville et la prise en compte des besoins des usagers. Selon Carlo Ratti1, la Senseable City « privilégie les besoins des citoyens ... L’important est d’anticiper et de satisfaire les besoins des habitants en premier lieu. La ville devient une ville sensible, où l’optimisation des espaces urbains ne fonctionne qu’en intégrant les considérations sociales au processus de réflexion et de conception » (Mobilize, s. d.). La Senseable City serait donc une sorte de Smart City de seconde génération. Une première famille de travaux considère donc plutôt la Senseable City en lien avec des références portant sur la Smart City ou « ville intelligente ». Décrites dès la fin des années 1970, les Smart Cities reposent sur une logique technicienne où les avancées technologiques sont perçues comme un moyen d’atteindre l’efficacité maximale du fonctionne- ment de la gestion de la ville (Peyroux & Nino, 2019). Pour autant, au fil des expérimentations et des travaux de recherche mettant en évidence le décalage entre le concept et ses déclinaisons pratiques, il est démontré que les Smart Cities peinent à tenir compte des besoins (Picon, 2013) et du bien-être de ses usagers (McFarlane & Söderström, 2017).

D’un autre côté, la notion de ville sensible tend à placer des dimensions plus humanistes au centre du développement des systèmes urbains. Elle prend en compte l’expérience subjective de l’humain : l’usager n’est plus vu comme un utilisateur rationnel de la ville, mais comme un individu qui perçoit et ressent son environnement, donne du sens aux lieux dans lesquels il évolue et finalement explore et crée sa propre expérience du paysage urbain (Bailly & Marchand, 2016). À ce titre, de plus en plus d’approches qualitatives de la recherche urbaine se développent :

  • l’urbanisme culturel (Vivant, 2007) ;

  • l’urbanisme transitoire (Chenevez, 2018) ;

  • la psychanalyse urbaine2 ;

  • les ambiances (Thibaud, 2015 ; Manola, 2013 ; Toussaint, 2016) ;

  • la ville poétique (Sansot, 2004 ; Sustrac, 2007).

Les études francophones à propos de la ville sensible mettent l’accent sur la dimension sensorielle de la ville. Les travaux de recherche accordent une place importante aux affects des individus : dans un premier temps, ces études portaient plus particulièrement sur le son et les ambiances sonores urbaines puis, plus récemment, les ambiances olfactives de la ville. Le terme « sensible » renvoie à une manière d’être affecté qui prend en compte les sensations, les émotions et, finalement, un rapport esthétique à l’espace. Partant de ce principe, les chercheurs déploient des méthodologies pour analyser les lieux en tant qu’espaces vécus, en tant qu’espaces perçus et en tant qu’espaces représentés (Bailly & Marchand, 2016).

Enfin, un troisième champ de recherche sur les villes sensibles se distingue nettement. En lien avec les transitions studies (Wen, Van der zouwen, Horlings, Van der Meulen & Van Vierssen, 2015), il interroge le lien entre l’eau et l’aménagement du territoire au prisme des enjeux de transition. En effet, les territoires font face, et de plus en plus fréquemment, à des problèmes d’inondations, de sécheresses répétées, de ruissellement, etc. Cette question de l’eau vient impacter les façons de penser et d’organiser nos espaces urbanisés. Comment penser une ville sensible à l’eau ? Historiquement confrontée aux phénomènes de sécheresses chroniques, l’Australie réfléchit depuis de nombreuses années à mieux concevoir les espaces urbanisés afin d’organiser le cycle urbain de l’eau. Les Australiens ont travaillé depuis les années 1990 sur un concept, le Water Sensitive Urban Design (WSUD ; CHoi & MCIlratH, 2017), qui propose d’intégrer le cycle de l’eau urbaine directement dans la conception globale de la ville. Cela permet d’adapter ou de mieux composer les espaces urbanisés. Pour les chercheurs qui planchent sur le sujet, ce travail sur l’eau est pensé comme une opportunité inédite pour « réconcilier l’habitant avec la naturalité et l’historicité des villes (climat, topographie, hydrographie, sol, sous-sol…) » (Mahaut, 2009, p. 401).

Ces approches intégrées ont d’autres déclinaisons en Europe notamment. Elles invitent à questionner la trame de la ville et à penser en « nouvelles rivières urbaines »3. Pour Valérie Mahaut, « ce nouveau concept réinterprète de manière neuve et créative la fonction de rivière dans un contexte urbain en faisant émerger les spécificités des lieux et en posant la question de la relation des habitants avec leur environnement et leur territoire » (Mahaut, 2009, résumé). Les recherches et expérimentations conduites en ce sens visent à interroger la conception architecturale et l’aménagement du territoire pour réintroduire l’eau à la mesure de l’humain. Elles visent aussi à travailler les multiples échelles des villes et ses différentes dimensions par l’expérience sensitive et symbolique.

Notre contribution de recherche avec le projet City Senses se positionne à l’interface de ces trois champs de recherche. Les opérations d’aménagement, porteuses de transitions écologiques, peuvent-elles – en déployant des solutions smart – affecter l’expérience des populations et transformer leurs représentations à l’espace ? Pour ce faire, nous avons prototypé une démarche d’évaluation sensible autour d’expérimentations urbaines qui ont des objectifs transitionnels différents.

Pour conforter notre démarche, nous avons repéré dans la littérature académique des recherches qui tentaient de faire ces rapprochements. Il s’avère que peu d’auteurs s’attachent à interroger les liens entre ville sensible et smart city, entre ville numérique, objets connectés et perception sensorielle du territoire. À noter la contribution récente d’Émeline Bailly et de Dorothée Marchand (2021), Ville numérique. La qualité urbaine en question, issue de la recherche interdisciplinaire Numérique et création des espaces urbains (NUMCES) qui consiste à observer « les implications urbaines, sociales et individuelles du développement du numérique dans l’espace urbain »4. Dans leur ouvrage, elles présentent les résultats d’une enquête menée pendant trois années au sein du quartier Robespierre de Montreuil-sous-Bois en Seine-Saint-Denis (Friche, 2021). Elles analysent les représentations du numérique dans ce quartier jugé « ordinaire » avec un public très connecté au numérique (entreprises, sièges sociaux du numérique), mais aussi un autre qui l’est moins, tel que les résidents.

L’objectif de la recherche NUMCES était d’analyser la manière dont les objets numériques modifient le rapport aux espaces, lieux et territoires. La recherche avait également pour enjeu d’examiner la manière dont la qualité urbaine ou encore les relations entre résidents étaient modifiées par l’usage du numérique, en questionnant par exemple les transitions numériques des villes. Dans le projet NUMCES, les chercheuses ont croisé plusieurs méthodes : des observations et captations vidéo, des analyses des représentations, des enquêtes et des entretiens avec des personnes interviewées avant et après un contact avec des objets numériques. Les résultats de ces recherches s’inscrivent dans une approche « psycho-urbaine » qui offre un angle fertile pour travailler la question de la qualité urbaine. Elles analysent le rapport sensible et affectif avec les lieux et la manière dont le numérique reconfigure ces espaces et le rapport à l’urbain. En quoi cela peut-il nous amener à repenser le rapport à la ville et aux localités ?

1 Carlo Ratti dirige le MIT Senseable City Lab, l’un des principaux centres de recherche mondiaux sur la ville et les nouvelles technologies.

2 Agence nationale de psychanalyse urbaine : https://www.anpu.fr/

3 Une nouvelle rivière urbaine (NRU) consiste en un ensemble de dispositifs et d’aménagements hydrologiques et paysagers de basse intensité

4 NUMCES est une recherche issue de l’appel à projets Modeval Urba de l’Agence de la transition écologique (Ademe).

Friche, L. (2021). Émeline Bailly et Dorothée Marchand, Ville numérique. La qualité urbaine en question. Bruxelles, Éd. Mardaga, 2021, 182 pages. Questions de communication, 43, 431-435.

McFarlane, C., & Söderström, O. (2017). On alternative smart cities: From a technology-intensive to a knowledge-intensive smart urbanism. City, 21(3-4), 312-328.

Chenevez, I. (2018). Le temporaire dans l’espace public : passer de la contrainte à la ressource ! Les Cahiers du Développement Social Urbain, 67, 42-44.

Manola, T. (2013). La sensorialité, dimension cachée de la ville durable. Métropolitiques.

Mobilize. (s. d.). Carlo Ratti : de la « smart city » à la « senseable city ». Mobilize.com. Consulté le 31 mai 2024.

Peyroux, É., & Ninot, O. (2019). De la « smart city » au numérique généralisé : la géographie urbaine au défi du tournant numérique. L’Information géographique, 83(2), 40-57.

Picon, A. (2013). Smart cities : Théorie et critique d'un idéal auto-réalisateur. B2.

Sansot, P. (2004). Poétique de la ville. Payot.

Sustrac, M. (2007). De la ville sensible aux sens de la ville. Dans H. Ménégaldo & G. Ménégaldo (dir.), Les imaginaires de la ville : entre littérature et arts (p. 329-343). Presses universitaires de Rennes.

Thibaud, J.-P. (2015). The backstage of urban ambiances: When atmospheres pervade everyday experience. Emotion, Space and Society, 15, 39-46.

Toussaint, M. (2016). La méthode des itinéraires, entre récits de vie et ambiances urbaines. Saisir et partager des ambiances. Dans N. Rémy & N. Tixier, Actes du 3e Congrès International sur les Ambiances (p. 399-404). Réseau international Ambiances & université de Thessalie.

Vivant, E. (2007). L'instrumentalisation de la culture dans les politiques urbaines : un modèle d’action transposable ? Espaces et sociétés, 131, 49-66.

1 Carlo Ratti dirige le MIT Senseable City Lab, l’un des principaux centres de recherche mondiaux sur la ville et les nouvelles technologies.

2 Agence nationale de psychanalyse urbaine : https://www.anpu.fr/

3 Une nouvelle rivière urbaine (NRU) consiste en un ensemble de dispositifs et d’aménagements hydrologiques et paysagers de basse intensité technologique (citernes, mares, jardins de pluie et d’orage, puits d’infiltration, ronds-points ou pieds d’arbres inondables, etc.)

4 NUMCES est une recherche issue de l’appel à projets Modeval Urba de l’Agence de la transition écologique (Ademe).

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