Poursuivant la réflexion entamée lors de sa première journée d’étude1, le laboratoire ESPI2R explore cette année l’une des voies menant à la ville durable, dense et intense. La densification, thème retenu pour cette deuxième journée d’étude, apparaît en effet comme l’outil privilégié de lutte contre l’étalement urbain et l’artificialisation excessive des sols, au service d’une ville reconquise et attractive.
La richesse des contributions et des angles de vue proposés montre à nouveau combien, sur les questions touchant à l’immobilier et à la ville, l’approche pluridisciplinaire, croisant réflexions théoriques et retours d’expérience, ne peut être qu’une simple posture : elle est indispensable pour évaluer rigoureusement les forces et les faiblesses des solutions avancées, dont souvent le grand public se saisit. Identifier les limites de la densification, clé de voûte de la maîtrise de l’étalement urbain, peut sembler décourageant : l’agenda climatique, l’urgence de la préservation voire de la restauration de la biodiversité, nous en laissent-ils le temps ? Dans ce domaine, comme dans d’autres, l’efficacité commande de se hâter lentement : avançons d’un pas sûr dans la mise en œuvre de solutions efficaces ; pour cela, explorons avec lucidité et précision ce qu’elles peuvent donner.
La réflexion introductive proposée par Julien Fosse (France Stratégie) situe la densification dans sa perspective essentielle : il s’agit de réduire notre consommation d’espaces naturels, jusqu’à atteindre l’objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN), afin de préserver la biodiversité fragilisée par les évolutions passées2. Cet objectif, toutefois, ne pourra être atteint qu’à la condition d’entendre les besoins et les demandes des ménages et des entreprises, auxquels la ville dense doit offrir les services et les aménités attendus3.
Table ronde 1 : l’encadrement légal et les résistances à la densification
L’actuelle politique de densification des espaces urbains est l’héritière directe des politiques de lutte contre l’étalement urbain et de reconstruction de la ville sur elle-même4. Carine Guemar (laboratoire ESPI2R, Groupe ESPI) montre ainsi que le terme « densification » n’est apparu que récemment dans le droit de l’urbanisme. L’analyse des textes règlementaires à laquelle l’auteur nous convie débouche sur une acception riche et large de la notion de densification, au-delà du simple empilement de bâtiments auquel on pourrait être tenté de la réduire. La ville dense est d’abord la ville désirable et durable, à laquelle l’intensité des contacts et des échanges assurera l’urbanité, comme dans les bourgs du Moyen Âge évoqués dans la contribution de Lectícia Souquet (Histoire & Patrimoine). En résumé, dans la ville dense, le souci de l’habiter précède – ou devrait précéder – celui de l’habitat.
Les schémas de cohérence territoriale (SCoT) n’emploient pas le terme « densification », mais les expressions « intensification urbaine » ou « ville intense ». On conçoit que la responsabilité d’assurer la « gestion économe des ressources et de l’espace »5 se situe au plus près du terrain – si l’on peut dire – et qu’elle incombe aux communes et aux intercommunalités. Il est alors instructif de mesurer le degré de liberté dont disposent ces acteurs dans leurs choix de politique urbaine. Étudiant le contentieux de la conformité des plans locaux d’urbanisme (PLU) aux SCoT, puis le contentieux résultant du classement en zone urbanisée de zones naturelles ou agricoles, l’examen de la jurisprudence proposée par Gaëlle Audrain-Demey (laboratoire ESPI2R, Groupe ESPI) éclaire ce point. Appuyant son propos sur deux séries d’exemples, l’auteur montre l’attention que porte le juge aux situations concrètes : les décisions sont fondées sur une analyse prudente de ces cas, recherchant l’équilibre entre l’objectif général de gestion économe de l’espace et les exigences du développement local. L’abondante jurisprudence en matière d’urbanisme ne peut donc guère être interprétée en termes de « blocages juridiques » qui viendraient affaiblir la politique de densification. Au contraire, comme le constate l’auteur dans sa conclusion, l’application raisonnée et donc souple du principe de gestion économe de l’espace en garantit la réussite et la durabilité.
On retiendra deux points essentiels de cette première table ronde : en premier lieu, la cohérence des documents d’urbanisme à la disposition des collectivités locales6 pour mettre en œuvre les politiques de préservation des espaces et de densification ; en second lieu, l’interprétation souple de ces objectifs généraux qui préserve les choix des communes et des intercommunalités, lorsqu’ils ne sont pas manifestement contradictoires avec les orientations des SCoT.
Table ronde 2 : les perspectives de densification offertes
Gestion économe des espaces et densification mettent en tension deux options : la démolition-reconstruction et la réhabilitation ; la première consistant à recycler le foncier, la seconde le patrimoine immobilier. Dans un contexte d’attention croissante portée à la mémoire et au patrimoine7, la réhabilitation est un outil puissant de réappropriation de la ville par ses habitants (Veschambre, 2005). Par rapport aux opérations de démolition-reconstruction, les opérations de réhabilitation présentent toutefois plusieurs inconvénients : la complexité juridique et technique ainsi que les incertitudes concernant le coût final des projets. Comme le montre Lectícia Souquet, ces difficultés peuvent être surmontées lorsque les marchés sont porteurs. Partout ailleurs, le soutien de la puissance publique est nécessaire. Les outils existent, et l’analyse menée par Lectícia Souquet des deux dispositifs d’aide à la réhabilitation de logements anciens que sont « le Malraux » et « le Denormandie » souligne que, moyennant quelques aménagements, ils pourraient être efficacement mobilisés dans les espaces peu dynamiques voire en déprise.
La surélévation est une autre voie de densification du bâti existant, séduisante par son modèle économique, puisque la création de surfaces supplémentaires permet le financement de la rénovation complète du bâtiment. Il s’agit donc d’une forme particulière de réhabilitation, qui conduit à la revalorisation du patrimoine bâti. Que peut-on en attendre, du point de vue de l’objectif général de densification ? Géraldine Bouchet-Blancou (ENSA de Strasbourg) rapproche ces attentes de la réalité du terrain. En pratique, divers obstacles existent : notamment, la capacité physique des immeubles à supporter une surélévation, l’acceptabilité patrimoniale et sociale dans la mesure où il s’agit de « densifier le déjà dense ». La conclusion de l’auteur est nuancée : la surélévation peut être une réponse intéressante au niveau de l’immeuble, mais elle n’est pas suffisamment généralisable pour constituer un outil de politique urbaine.
Les travaux de cette deuxième table ronde appellent quelques remarques complémentaires. La ville « durable » n’est pas seulement durable dans ses conditions de fonctionnement. Elle l’est aussi dans ses conditions de production : alors que le réemploi des ressources guide les réflexions sur l’économie circulaire, la réhabilitation, solution de réutilisation des bâtiments existants, apparaît comme une modalité d’application des principes de l’économie circulaire au patrimoine bâti. Le Manifeste pour un urbanisme circulaire, écrit par Sylvain Grisot et dont ces actes offrent un compte-rendu de lecture, est à cet égard éclairant. En filigrane des réflexions sur la réhabilitation apparaît le thème, vaste, de l’acceptabilité de ces opérations. Il ne se limite pas à l’acceptabilité sociale ou patrimoniale mentionnée ci-dessus8 : il renvoie à nouveau au contexte dans lequel s’inscrivent les politiques urbaines aujourd’hui, qui nécessite, pour que ces politiques préservent ou recréent l’urbanité, que les habitants s’approprient le résultat des projets. Pour paraphraser Xavier Greffe (2000), le patrimoine bâti est à la fois valeur de cadre de vie, et valeur d’intégration sociale9.
Table ronde 3 : la densification verticale, étude opérationnelle
Plus spontanément que la réhabilitation ou la surélévation des bâtis existants, la densification évoque la construction neuve et en hauteur, et ouvre à une question : où densifier ainsi ? Comme déjà évoqué, « densifier le déjà dense » reste possible mais pourrait n’apporter qu’une réponse partielle et insuffisante aux défis d’une gestion économe de l’espace. Les deux contributions présentées concernant la densification verticale nous emmènent dans des contextes forts différents. Explorant la densification du périurbain francilien, Claire Fonticelli (université de Cergy-Pontoise) évoque de belles réussites en la matière10 ; elle montre également que l’architecture « néo-village » produit une esthétique urbaine souvent critiquée par les spécialistes, mais généralement acceptée par la population. La fine pointe de l’article est la mise en évidence des contradictions auxquelles se heurte la politique de densification dans le périurbain : rénover et densifier le bâti ancien en lui conservant son esthétique « villageoise », et satisfaire les habitants dont le rêve reste la maison individuelle, qui offre des espaces extérieurs privatifs, ce que ne permet pas l’architecture « néo-village ». Analysant le processus de densification des zones d’habitat urbain nouvelles (ZHUN)11 de la ville d’Oran, Najet Mouaziz-Bouchentouf (université des sciences et de la technologie d’Oran Mohamed-Boudiaf) pose une question essentielle à la maîtrise et à l’acceptabilité des politiques de densification : « Les espaces libres sont-ils tous constructibles ? » La réponse est évidemment négative, et l’enseignement à tirer de cette réflexion porte sur ce que l’on pourrait appeler la « densification maîtrisée », articulant gestion économe de l’espace et bien-être des habitants. Bien-être au sens large, incluant satisfaction des besoins individuels et qualité de la vie collective : intensification des contacts et des échanges, urbanité sont à nouveau présents.
Table ronde 4 : les perspectives et le potentiel de densification
La quatrième table ronde se ressaisit de ces thématiques de l’acceptabilité de la densité et de l’urbanité qui lui est associée. De fait, tous les espaces libres ne peuvent être construits car, comme le développe François Prochasson (Rue de l’Avenir, Nantes Métropole) dans l’entretien qu’il nous a accordé, les espaces communs, convenablement aménagés et appropriés, sont une des réponses aux défis de la ville dense. Le parallèle avec le logement individuel est éclairant : de la même manière que les habitants des logements individuels s’approprient leurs espaces, intérieur et extérieur, ceux des villes denses s’emparent aussi de ces deux dimensions, la complexité de la ville dense résidant dans la multiplicité des comportements d’appropriation des espaces communs. Là encore, la réussite repose sur l’association précoce des habitants aux projets, non sur leurs volets techniques – nécessairement complexes (Fixot, 2020)12 – mais sur la manière dont ils s’y projettent et envisagent d’y vivre. Jérôme Staub (Formaka) et Alexis Durand Jeanson (Prima Terra) ouvrent la réflexion sur une dimension des espaces communs jusqu’ici peu étudiée : leur identité sonore. L’approche courante des bruits de la ville est celle de la pollution sonore, avec ses effets en termes de gêne et de santé des habitants, ainsi que son incidence sur les prix immobiliers. Les auteurs renversent totalement cette problématique, les bruits urbains, leur nature et leur temporalité, étant constitutifs de l’ambiance sonore d’un lieu. Évoquée à plusieurs reprises dans les précédentes contributions, la nécessité de faire participer les (futurs) utilisateurs dès la phase de conception des projets urbains s’inscrit ici dans la démarche UX design (« expérience utilisateur ») : l’objectif est de cerner l’identité sonore d’un lieu que les projets urbains, et singulièrement les projets de densification, sont appelés à préserver ou à recréer afin d’en faciliter l’appropriation.
De ce riche panorama on retiendra principalement ceci : techniquement et réglementairement, la densification des espaces urbains est solidement outillée. Reste la question de l’acceptabilité de la ville densifiée et de son appropriation par le citadin. On entre là dans le domaine complexe de la co-construction des projets, associant experts et utilisateurs, dans une démarche de juste (a)ménagement.