Depuis le début des années 1980, les processus de mondialisation et d’hypercompétitivité territoriale incitent de nombreux territoires à être plus attractifs. Dans ce contexte, les décideurs locaux considèrent souvent les labels et le marketing territorial comme des outils performants, sans toujours anticiper les conséquences socio-spatiales majeures qu’ils induisent.
Contexte de l’étude
En 1983, la parution de l’article intitulé « The Globalization of markets » (Levitt, 1983) dans la Harvard Business Review annonce un tournant majeur pour la compréhension des dynamiques territoriales à l’échelle internationale. En utilisant pour la première fois le néologisme « mondialisation », l’économiste américain T. Levitt souligne les transformations d’un « système-monde » qui oblige de nombreux territoires à s’adapter pour rester attractifs et compétitifs. En 2021, malgré une importante pandémie mondiale, force est de constater que l’injonction à l’hypercompétitivité territoriale reste très forte. Aussi, pour pouvoir se démarquer, de nombreux acteurs locaux (économiques, politiques, institutionnels…) recourent à de nouvelles stratégies permettant de mettre en lumière les territoires dans lesquels ils officient. Parmi elles, on compte notamment la volonté d’obtenir un label culturel tout en mobilisant les ressorts du marketing territorial.
Cette étude s’intéresse au cas spécifique des répercutions territoriales du label Capitale européenne de la culture (CEC) sur Marseille. En effet, l’obtention de ce label dépasse le seul titre honorifique et offre l’opportunité d’organiser un événement de grande ampleur. Les manifestations culturelles programmées nécessitent dès lors la réalisation d’aménagements territoriaux et de nouvelles infrastructures et/ou leur rénovation, financées par les fonds reçus grâce à cette labellisation. C’est ainsi que sont traités les moyens mis en œuvre par divers acteurs pour remporter et valoriser le titre européen. Au-delà de ce premier point, il s’agit aussi de montrer que les effets urbains induits par la labellisation culturelle et les outils du marketing ne correspondent pas toujours aux objectifs défendus par les décideurs locaux, qui peinent à anticiper les répercussions socio-spatiales de tels changements. Le cas de Marseille, en proie à plusieurs crises depuis la fin des années 1960 (Roncayolo, 1990 ; Morel, 1997) est, à ce titre, riche d’enseignements.
Méthodologie
Cette analyse s’inscrit dans la continuité d’un travail de thèse portant sur la géographie de la créativité (Vignau, 2019). En s’intéressant aux politiques d’attractivité déployées par les intervenants locaux à toutes les échelles, on constate que, depuis la fin des années 1990, la priorité est souvent donnée au secteur du divertissement, en particulier culturel, sportif ou créatif (Landry & Bianchini, 1995 ; DCMS, 1998 ; Jacques, 2020). Le fait de pouvoir obtenir un label culturel (CEC, Ville créative du réseau de l’UNESCO...) ou d’être en mesure d’organiser un grand événement (jeux Olympiques, exposition internationale, biennale d’art contemporain…) permettrait ainsi aux territoires de redorer leur image tout en développant leurs infrastructures et leur attractivité auprès de nouveaux usagers.
Pour observer plus précisément ces stratégies au sein de la cité phocéenne, cette étude s’appuie sur une enquête de terrain réalisée entre 2014 et 2019 à partir de plusieurs ressources. Elle propose ainsi une analyse des discours d’acteurs autour des enjeux liés à l’organisation de l’événement culturel en 2013 par le territoire Marseille-Provence (MP 2013). Une exploration de la presse quotidienne régionale a été effectuée, et un corpus de près de 3 000 articles de presse issus du quotidien régional La Provence a été composé. Les résultats qui en découlent sont également étayés par une vingtaine d’entretiens semi-directifs menés auprès de trois catégories d’acteurs : économiques, politiques et culturels. Enfin, ce travail s’appuie sur la réalisation d’une cartographie dédiée, grâce à plusieurs sources (données statistiques, géolocalisation…).
Principaux résultats
Obtenir et valoriser le label culturel CEC à Marseille
Si Marseille a pu, dans le passé, bénéficier d’une renommée internationale forte liée aux activités industrialo-portuaires, elle est très vite dépassée par la nouvelle conjecture mondiale (désindustrialisation, mondialisation, tertiairisation). Affaiblie par de nombreuses crises, elle connaît alors une longue phase de déclin, à partir du milieu des années 1960, qui pousse les décideurs locaux à agir pour tenter d’enrayer l’inertie et favoriser le développement local.
Dès lors, en suivant l’exemple de plusieurs autres villes, les acteurs du territoire marseillais vont considérer le secteur du divertissement comme un outil permettant d’impulser une nouvelle attractivité territoriale. Cette stratégie marque un tournant majeur à Marseille et s’incarne dans la volonté d’obtenir un label culturel. Dans ce contexte, au début des années 2000, plusieurs acteurs économiques (le réseau Mécènes du Sud, la chambre de commerce et d’industrie Aix-Marseille-Provence) se fixent comme objectif d’obtenir le label européen CEC pour organiser l’événement MP 2013. Dans leur sillage, le conseil municipal de Marseille approuve, en mars 2004, la candidature de la Ville, prouvant ainsi l’implication des acteurs politiques et institutionnels dans la manifestation (plus de 97 communes bucco-rhodaniennes participeront à l’événement).
Pour atteindre l’objectif général de développement local, les décideurs locaux s’appuient donc sur une première stratégie : celle de la labellisation culturelle. Or, pour obtenir le label européen1 si convoité face à des villes concurrentes (Lyon, Toulouse et Bordeaux) bien mieux dotées que Marseille d’un point de vue culturel2 (à la fois en termes d’équipements, d’aménagements du territoire et de valorisation culturelle), ils doivent recourir au marketing territorial. Dès le mois d’octobre 2005, la Ville de Marseille lance ainsi une première campagne promotionnelle (Marseille Capitale) qui fait l’objet de plusieurs publications dans la presse locale.
Cette campagne, doublée d’un discours de candidature bien rodé qui affirme que, de toutes les villes en compétition, Marseille est indéniablement celle qui a le plus besoin du titre afin de revaloriser son attractivité, est finalement un succès : le jury européen3 le lui attribue en septembre 2008.
À compter de cette victoire, la stratégie marketing des organisateurs n’aura de cesse de s’amplifier afin de valoriser l’événement culturel et le territoire, qui ne pouvait pas vraiment jusqu’alors bénéficier d’une stratégie de promotion territoriale en raison d’un déficit en « lieux culturels phares ». Les décideurs locaux vont ainsi mobiliser tous les topoï du marketing et de la communication territoriale (billets dédiés dans la presse, slogan, logo officiel, liste des partenaires économiques, affiches et diffusion de spots promotionnels dans les salles de cinéma) en faisant appel à des spécialistes, et notamment à l’ancienne agence publicitaire parisienne LEG, filiale du groupe de conseil et de communication français Havas.
Effets économiques concrets et limites socio-spatiales de telles stratégies territoriales
Durant l’année 2013, alors que la labellisation culturelle a finalement abouti depuis cinq ans, les stratégies de communication et de promotion territoriale ne faiblissent pas. L’obtention du titre a en effet permis de redorer drastiquement l’image territoriale de l’hypercentre marseillais, dont les nouvelles centralités phares (vieux port réaménagé, Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – MuCEM, Villa Méditerranée) sont désormais au cœur de la valorisation du territoire labellisé. Ce changement d’image constitue d’ailleurs l’un des premiers résultats tangibles de l’obtention du label européen.
D’autres résultats concrets témoignent également de la réalisation des objectifs initiaux. Il s’agit principalement de bénéfices économiques visibles à travers les chiffres de la fréquentation (voir la figure 1) et du tourisme (hausse du nombre de nuitées dans les hôtels de la région, par exemple).
Néanmoins, d’un point de vue socio-spatial, les résultats constatables sur le terrain restent en inadéquation avec les ambitions et les discours des organisateurs lors des phases de candidature. En effet, il semblerait que ces derniers n’aient pas vraiment anticipé les conséquences de certains choix liés à l’événement, notamment géographiques (hypercentralisation des manifestations culturelles et exclusion des quartiers périphériques) ou culturelles (faible intégration, dans la programmation officielle, des cultures urbaines, pourtant très bien représentées à Marseille). Aussi, l’obtention du label, au même titre que les stratégies marketing mises en œuvre, semblent avoir renforcé certaines inégalités et fractures sociales déjà très prégnantes à Marseille.
Apports
En s’intéressant spécifiquement aux stratégies et aux discours d’acteurs développés dans le cadre du grand événement MP 2013, cette étude permet de prolonger les nombreuses évaluations internes (Association MP 2013, 2014 ; CCI MP et al., 2014a, 2014b) et externes (Euréval & Quadrant Conseil, 2014 ; Mc Ateer et al., 2014) qui ont pu être menées a posteriori.
Le principal apport de ce travail réside dans le traitement géographique du sujet, qui permet d’élargir les comptes-rendus post-MP 2013 en ne se focalisant pas uniquement sur les répercussions économiques d’un tel événement mais en s’intéressant plus précisément aux enjeux socio-spatiaux qui en découlent et qui peuvent perdurer, plusieurs années après.
Le travail réalisé souligne notamment la dichotomie entre, d’une part, des discours de candidature louant la richesse multiculturelle ou la mixité sociale marseillaise et, d’autre part, les effets ségrégatifs concrets issus des choix géographiques et culturels pendant toute la durée de l’événement. Cela révèle les zones d’ombre d’une mise en scène territoriale institutionnelle voire politisée parfois peu conforme avec les réalités du terrain.
L’étude des discours d’acteurs à travers la constitution d’un corpus de presse réalisé au sein des archives départementales et étayée par d’autres sources (cartographie, bases de données statistiques, photographies, entretiens) permet de mettre au jour les répercutions territoriales les plus saillantes des politiques d’attractivité et des stratégies de promotion territoriale utilisées avant et pendant toute la durée de l’événement MP 2013.
Les résultats pourraient intéresser certains acteurs territoriaux (décideurs politiques, institutions) afin de mesurer plus objectivement les impacts locaux des stratégies de labellisation culturelle et de marketing territorial au sein d’une ville comme Marseille. D’un point de vue scientifique, cette recherche fait l’objet d’un article long, soumis à la Revue Marketing Territorial (RMT) en vue d’une publication pour le dernier trimestre 2021.
Difficultés et pistes de réflexion
La première difficulté de ce travail repose sur la pertinence du matériau essentiel de recherche. Les discours d’acteurs, quels qu’ils soient, doivent toujours être analysés avec précaution et recul. Certains d’entre eux peuvent en effet revêtir un caractère performatif ou une dimension politique qu’il faut impérativement considérer. En ce sens, l’examen de discours doit nécessairement se fonder sur un croisement des sources.
Dans le cas de la présente étude, on peut penser que d’autres sources auraient pu être mobilisées afin d’étayer davantage encore les principaux arguments soulevés. À titre d’exemple et concernant les perspectives de recherche, on peut suggérer de mener d’autres entretiens semi-directifs mais aussi de comparer les articles de presse issus du principal quotidien régional (La Provence) avec ceux émanant d’autres journaux (La Marseillaise, par exemple). En outre, l’analyse de presse quotidienne régionale (PQR) pourrait également rendre compte des discours en d’autres périodes ou en d’autres lieux afin de mieux comprendre l’évolution du marketing territorial dans la région.
De fait, si le corpus initial sur lequel se base cette étude concerne principalement une analyse PQR autour de Marseille en 2013, il serait particulièrement intéressant de l’élargir à la fois d’un point de vue spatial (en dépouillant par exemple la presse quotidienne au sein d’autres communes bucco-rhodaniennes) mais aussi d’un point de vue temporel (en traitant plusieurs années consécutives). Ce travail comparatif reste toutefois très chronophage et doit nécessairement s’inscrire sur un temps long.