La condition internationale des architectes

Thèse

Laura Brown

Référence(s) :

Brown, L. (2017). La condition internationale des architectes. Le monde en référence : représentations, pratiques et parcours. [Thèse de doctorat, université de Bordeaux]. Tel.archives-ouvertes.fr

Citer cet article

Référence électronique

Brown, L. (2021). La condition internationale des architectes. Zoom recherche. Mis en ligne le 01 juin 2021, Cahiers ESPI2R, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/610

« La condition internationale des architectes »1 constitue le sujet d’une thèse de sociologie réalisée entre 2013 et 2017 par Laura Brown et dirigée par Guy Tapie à l’université de Bordeaux. Ce focus propose de revenir sur le protocole d’enquête de ce travail et sur ses principaux résultats.

Contexte de l’étude

La profession d’architecte a fait l’objet de nombreux travaux de recherche de sociologie depuis les années 1970 en France. Certains soulignent l’importance de la concurrence de nouveaux métiers (urbaniste, économiste, programmiste, paysagiste) qui remettrait en question la place traditionnelle de l’architecte « chef d’orchestre » dans la chaîne de production de l’espace (Raymonde Moulin et son équipe) ; d’autres décrivent l’adaptation des pratiques professionnelles, notamment face à une révolution numérique, au phénomène participatif (Guy Tapie, Aurélie Couture) ; d’autres encore analysent l’organisation du travail en France et en Europe (structuration des agences, polyvalence des activités ; Élise Macaire, Bernard Haumont).

L’internationalisation des architectes n’avait pas encore été mobilisée dans les travaux de recherche en tant que facteur explicatif des mutations professionnelles. Elle est ici entendue comme le processus dynamique de flux de diplômés en architecture en provenance ou en direction de territoires étrangers. C’est au travers de leurs mobilités que s’est développée et institutionnalisée, ce dernier quart du xxe siècle, l’action internationale des écoles d’architecture. On peut estimer qu’à partir de 2010, environ un étudiant sur deux inscrit en école nationale supérieure d’architecture (ENSA) part en mobilité internationale (type Erasmus) pendant son cursus de formation, pour une durée d’un an. Ce phénomène a des répercussions concrètes sur les trajectoires des diplômés d’architecture, comme l’enquête a pu le démontrer.

Méthodologie 

La recherche propose d’expliquer comment les diplômés contemporains, après avoir étudié en France, en arrivent à pratiquer à l’international. Pour cela, une double démarche qualitative et quantitative a été adoptée. Une première campagne d’entretiens exploratoires a été menée auprès d’une trentaine d’acteurs institutionnels qui organisent des activités architecturales à l’étranger (ministères, agences de recrutement, associations) et d’architectes internationalisés. Une seconde campagne d’entretiens semi-directifs a été réalisée auprès d’une cinquantaine de professionnels en exercice à l’international et a permis d’identifier cinq segments d’activités à l’œuvre à l’étranger. Afin de saisir des activités internationales en train de s’élaborer, des observations ont été organisées auprès de l’association Architectes sans frontières (délégation de Toulouse), de l’École de Chaillot2 (Paris) et du laboratoire CRAterre (Centre de recherche et d’application en terre, Grenoble). Tout au long de la recherche, l’individu a été considéré comme une « fusée éclairante d’un contexte élargi » (Bertaux, 2016, p. 43).

En parallèle des entretiens, un questionnaire a été réalisé à destination des anciens diplômés de France, diffusé par le biais de l’Ordre des architectes et du ministère de la Culture et de la Communication. Les 1 700 réponses ont permis de renseigner les segments professionnels identifiés, de quantifier la part d’architectes en exercice à l’international (25 % en 2015) et de mieux comprendre les profils types qui internationalisent leurs pratiques et leurs parcours. Le questionnaire a également servi à mesurer les représentations des architectes sur le phénomène d’internationalisation, à en souligner les risques et les avantages.

Principaux résultats

Des conditions d’action favorables à l’internationalisation des architectes

Les années 1980 ont marqué la « cosmopolitisation » de l’architecture en France, par l’accueil d’équipes internationales pour réaliser de grandes commandes publiques d’État, en association avec des architectes locaux3. Entre la loi nationale sur l’architecture de 19774, les mandats présidentiels de François Mitterrand (1981-1995) et la publication en 1995 du rapport ministériel du groupe de travail architecture et exportation5, un éventail de dispositifs s’est déployé pour encourager la profession et son internationalisation : des prix nationaux et promotions à l’étranger, la valorisation de jeunes architectes, des expositions des productions françaises lors d’évènements mondiaux. Le ministère de tutelle, accompagné de supports d’échanges culturels et diplomatiques, met en place une véritable stratégie de promotion, de valorisation et de diffusion d’une partie de la production française.

À une échelle plus micro, le recrutement des ENSA suit une logique « grandes écoles » et se compose principalement d’étudiants de classes sociales supérieures. Habitués à voyager en famille ou en solitaire, les familles encouragent les étudiants à passer une année à l’étranger pendant le cursus et sont en mesure de soutenir financièrement les déplacements. Depuis 1990, les étudiants peuvent recevoir une bourse de l’Union européenne pour réaliser un semestre ou une année à l’étranger. Les mobilités internationales facilitent leur intégration au réseau des marchés mondialisés. En plus d’Erasmus, les étudiants bénéficient d’une large gamme de dispositifs d’internationalisation : workshops, chantiers volontaires et bénévoles, stages à l’étranger et année de césure participent largement à impulser une dynamique d’internationalisation.

Une segmentation professionnelle à l’œuvre à l’international

Figure 1. La profession d’architecte à l’international.

Figure 1. La profession d’architecte à l’international.

© Groupe ESPI, Laura Brown.

Cinq segments professionnels ont été identifiés au travers des entretiens, et nommés ainsi : alter-architectes, humanitaires, institutionnels, entrepreneurs et icônes. Il s’agit de groupes d’intérêts, qui partagent des valeurs et des dispositifs d’action communs.

Les alter-architectes diffusent une culture du développement durable et social. Ils sont enseignants, chercheurs, théoriciens, journalistes, critiques et, quelques fois, praticiens installés en libéral.

Les humanitaires sont engagés pour répondre à des besoins primaires de santé, d’éducation, d’habitat. Ils travaillent pour le compte d’associations, d’organisations, en situation d’urgence ou de développement, souvent dans des pays dits « du Sud ».

Les institutionnels sont des experts, spécialistes dans les domaines du patrimoine, et de l’urbanisme en particulier. Proches des sphères ministérielles et intégrés à des réseaux anciens tels que l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), ils diffusent des savoir-faire « à la française » en Amérique du Nord, en Asie, en Afrique et au Proche-Orient.

À partir de l’amplification des effets de la mondialisation, à la fin des années 1980-1990, les entrepreneurs poursuivent l’objectif de développement économique des entreprises. Ils entrent en concurrence entre agences, participent à des concours internationaux, créent des filiales et accueillent en leur sein des jeunes diplômés.

Enfin, les icônes sont le baromètre de la profession. Tous les segments les prennent en référence. L’image des architectes français n’est pas simplement exotique sur la scène mondiale, mais au regard des domaines d’expertise ou de la présence des stars françaises, travailler « ailleurs » prend du sens.

Des profils d’architectes internationalisés

Figure 2. Quatre profils d’architectes internationalisés.

Figure 2. Quatre profils d’architectes internationalisés.

© Groupe ESPI, Laura Brown.

Les analyses ont révélé quatre profils d’architectes internationalisés – initiés, bivalents, stratégiques et universalistes – qui se socialisent différemment à l’international.

Les initiés intègrent d’entrée de jeu l’échelle internationale à leur mode d’exercice et à leur définition du métier. Ils ont souvent eu des enfances d’expatriés ou ont un parent ou un proche d’origine étrangère, qui les ont habitués à voyager et à parler d’autres langues. Ils s’expatrient, se déplacent fréquemment, ouvrent des filiales, s’associent à des équipes étrangères.

Pour les bivalents, l’international reste un idéal à atteindre, et l’exercice entre la France et d’autres pays, une voie intermédiaire pour y arriver. Ils ont souvent eu l’ambition d’aller exercer ailleurs, mais ont été rattrapés par des contraintes culturelles, familiales, ou encore liées aux modes et aux codes d’exercice. Ils alternent entre un exercice salarié en France et des missions ponctuelles à l’étranger.

Les stratégiques construisent une carrière en multipliant des expériences internationales. Souvent, ils se spécialisent dans un domaine d’expertise et se démarquent du groupe professionnel. Ils s’intègrent fortement aux réseaux professionnels, participent à des salons européens et ont le sens de l’entrepreneuriat.

Les universalistes, enfin, pratiquent principalement en France, avec le monde en référence. Ils mobilisent leurs connaissances théoriques pour inventer leur propre mode d’exercice et enseigner. Fins connaisseurs des scènes architecturales mondiales, ils capitalisent des savoirs provenant de différents continents pour les diffuser au public français.

Apports

Cette recherche alimente les réflexions de la stratégie nationale pour l’architecture6 dans ses mesures pour consolider et développer un réseau d’acteurs international, ainsi que pour faciliter l’insertion des diplômés sur des marchés mondialisés. Elle sert aussi bien les professionnels qui souhaitent travailler à l’étranger que les étudiants qui s’y préparent. Des entretiens auprès des services des relations internationales des ENSA ont permis d’échanger sur les stratégies de déploiement d’actions internationales et de valorisation des échanges entre les établissements.

Le concept de segmentation a ensuite révélé une structuration professionnelle en cours à l’international. Certains groupes sont plus établis que d’autres (icônes, entrepreneurs, institutionnels) car fondés sur le modèle d’activité libérale et avec l’appui de l’État. Ils représentent la nation, le savoir-faire français, et génèrent des marchés économiques. D’autres se structurent plus récemment sous des formes originales (alter-architectes, humanitaires) et rallient à eux des professionnels engagés sur le rôle social de l’architecte.

Les statistiques disponibles sur la part d’architectes actifs à l’international étaient jusque-là limitées aux architectes inscrits à l’Ordre et aux jeunes diplômés. Le questionnaire élaboré a été ouvert à l’ensemble des anciens diplômés et a ainsi dévoilé une part d’architectes plus importante en action à l’étranger que ce qui était jusqu’ici visible (25 % contre 15 % des jeunes diplômés et 2 % des inscrits à l’Ordre). L’enquête conclut que l’internationalisation des diplômés est un phénomène qui tend à s’amplifier et qu’il convient d’observer sur le temps long. La base du questionnaire pourra être réutilisée par le ministère de tutelle pour assurer un suivi longitudinal.

Enfin, dans le monde de l’architecture, les starchitectes sont souvent les plus médiatisées, et leurs projets les plus publicisés. Ce travail a surtout mis en avant les architectes ordinaires, qui travaillent quotidiennement, régulièrement ou ponctuellement dans d’autres pays, se plient à d’autres codes et contextes culturels. La compréhension de leurs trajectoires individuelles et la mise en avant de quatre profils types socialisés à l’international constituent un dernier apport.

Difficultés et pistes de réflexion

Le débat ancien « comment compter les architectes ? » était particulièrement d’actualité dans cette recherche. Alors que, généralement, les enquêtes sont menées auprès des inscrits à l’Ordre (maîtres d’œuvre), le choix a été fait d’interroger les opinions de l’ensemble des anciens diplômés, qui ont un cursus d’étude, un diplôme et une culture commune. Les diplômés peuvent agir en tant que salariés, assistants à la maîtrise d’ouvrage, maîtres d’ouvrage, économistes, urbanistes, théoriciens, journalistes, enseignants, et même chercheurs ! Ce débat de comptabilité révèle l’indétermination du statut d’architecte (Chadoin, 2013) et la distinction entre ceux qui sont maîtres d’œuvre, et les autres. En Belgique, les diplômés s’inscrivent systématiquement à l’Ordre et peuvent choisir un statut selon leur fonction. Ces sujets sont actuellement discutés dans les instances ministérielles et à l’Ordre et permettront peut-être à terme de compter, et de considérer, les architectes différemment.

Se présenter aux architectes en tant qu’architecte a représenté une difficulté certaine. Sensation de concurrence ou d’inconfort, les premiers entretiens étaient tendus. L’adoption du statut de sociologue a aidé à faciliter les échanges et a laissé cours à de longues discussions. Le retour d’expériences internationales était parfois douloureux pour les interlocuteurs. Au-delà de la posture de chercheur, il a fallu adopter celle d’une écoute compréhensive, et empathique.

Les analyses statistiques n’auraient pu être abouties sans l’aide de statisticiens du laboratoire Émile Durkheim, unité mixte de recherche (UMR) associée au laboratoire d’accueil, PAVE. Le temps d’élaboration du questionnaire et de l’analyse des données est long, et une formation en méthode quantitative a été nécessaire pour réaliser ces travaux.

Ces travaux ont été partagés auprès de nombreuses promotions de jeunes diplômés dans plusieurs ENSA de France. Ils permettent aux jeunes architectes de visualiser un éventail de pratiques possibles sur tous les continents. De manière générale, ils offrent un ensemble d’ouvertures sur l’apport des sciences humaines et sociales dans l’étude du cadre bâti et de l’environnement.

Liens utiles

Portraits de parcours d’architectes réalisés par Laura Brown et publiés sur ArchiBat.com

Site du laboratoire de recherche PAVE, EnsapBx

Stratégie nationale architecture

Site de l’association des architectes français à l’export AFEX

Centre de ressources du réseau de la recherche sur les activités et métiers de l’architecture et de l’urbanisme, RAMAU

1 Brown, L. La condition internationale des architectes, en cours d’édition aux Presses universitaires de Rennes. Préface de Guy Tapie.

2 Depuis 2004, l’École de Chaillot constitue le département Formation de la Cité de l’architecture et du patrimoine.

3 Exemples : Musée d’Orsay, Parc de la Villette, Grande Arche de la Défense, Grand Louvre.

4 Loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture.

5 Rapport Contenay, commandé par le ministère de l’Équipement.

6 En 2014, le ministère de la Culture et de la Communication a initié une stratégie nationale pour l’architecture (SNA) afin de sensibiliser le public

Archigraphie, & Conseil national de l’Ordre des architectes. (2020). Archigraphie 2020. Observatoire de la profession d’architecte.

Bertaux, D. (2016). Le récit de vie (4e édition). Armand Colin.

Biau, V. (2003). La consécration des “grands architectes”. Regards sociologiques, 25-26, non paginé.

Brown, L. (2016). Constellations d’architectes français : pratiques entre la Chine, l’Inde, et le Myanmar. Asialyst.com.

Brown, L. (2017). La condition internationale des architectes. Le monde en référence : représentations, pratiques et parcours. [Thèse de doctorat, université de Bordeaux]. Tel.archives-ouvertes.fr

Chadouin, O. (2013). Être architecte : les vertus de l’indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel (2e édition). Presses universitaires de Limoges.

Haumont, B., Biau, V., & Godier, P. (1997). Les segmentations de maîtrise d’œuvre : esquisse européenne, dans L’élaboration des projets architecturaux et urbains en Europe. Les commandes architecturales et urbaines (vol. 2), par M. Bonnet (dir.). Éditions du PUCA.

Macaire, E. (2012). L’architecture à l’épreuve de nouvelles pratiques : recompositions professionnelles et démocratisation culturelle. [Thèse, université Paris Est]. Let.archi.fr

Moulin, R., Dubost, F., Gras, A., Lutman, J., Martinon, J.-P., & Schnapper, D. (1973). Les architectes. Métamorphose d’une profession libérale. Calmann-Lévy.

Tapie, G. (2000). Les architectes : mutations d’une profession. L’Harmattan.

1 Brown, L. La condition internationale des architectes, en cours d’édition aux Presses universitaires de Rennes. Préface de Guy Tapie.

2 Depuis 2004, l’École de Chaillot constitue le département Formation de la Cité de l’architecture et du patrimoine.

3 Exemples : Musée d’Orsay, Parc de la Villette, Grande Arche de la Défense, Grand Louvre.

4 Loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture.

5 Rapport Contenay, commandé par le ministère de l’Équipement.

6 En 2014, le ministère de la Culture et de la Communication a initié une stratégie nationale pour l’architecture (SNA) afin de sensibiliser le public à l’architecture, développer le recours à l’architecte et innover au bénéfice de la qualité architecturale. Les travaux engagés sur ces thèmes ont abouti à la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

Figure 1. La profession d’architecte à l’international.

Figure 1. La profession d’architecte à l’international.

© Groupe ESPI, Laura Brown.

Figure 2. Quatre profils d’architectes internationalisés.

Figure 2. Quatre profils d’architectes internationalisés.

© Groupe ESPI, Laura Brown.

Laura Brown

Enseignante-chercheuse, Groupe ESPI

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