La gouvernance des entreprises est un sujet d’études abondant qui se distingue par des antagonismes théoriques, en ce que certains privilégient plus ou moins l’intérêt de l’investisseur face à la volonté de l’entrepreneur (et vice-versa) et d’autres une complémentarité entre les deux au service du projet d’entreprise.
Si les recherches classiques sur la gouvernance sont souvent centrées sur l’amélioration de l’efficience des entreprises dans une perspective de rentabilité financière, des recherches plus récentes s’intéressent à comment faire vivre et perdurer le projet d’entreprise, ce qui n’est pas exactement la même chose.
Ainsi, cet article vise à retracer l’histoire et présenter les différentes approches théoriques de la gouvernance, qui s’inspirent d’abord du dilemme de l’agence avant de s’ouvrir aux parties prenantes puis de repenser la création de valeur comme un processus collectif, ce qui implique une régulation de l’action collective.
Les approches classiques : une vision juridico-financière de l’entreprise
Largement dominante dans le monde anglo-saxon, la théorie d’une gouvernance disciplinaire est une vision contractualiste de l’entreprise, d’inspiration financière. Elle repose sur l’idée que l'asymétrie d'information entre actionnaires et dirigeants justifie des mécanismes permettant aux détenteurs du capital d’imposer des décisions visant à protéger leurs intérêts particuliers dans la conduite des affaires de l’entreprise. Souvent perçue comme une théorie unique et sans nuance, une lecture plus granulaire nous invite à remarquer deux approches distinctes au sein du courant disciplinaire : la théorie actionnariale et la théorie partenariale.
La théorie actionnariale : une approche coercitive de la gouvernance disciplinaire
Les premières théories relatives à la gouvernance d’entreprise se sont construites sur l’idée d’une séparation entre les fonctions de direction et les fonctions de contrôle, marquant ainsi une rupture de comportement et d’intérêts entre les dirigeants d’un côté et les actionnaires de l’autre. Ainsi, la théorie actionnariale de la gouvernance préconise de réduire l’espace décisionnel du dirigeant via des mécanismes permettant de s’assurer de sa discipline dans l’intérêt des actionnaires. La discipline du dirigeant est alors vue comme le vecteur exclusif de la création de valeur.
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La théorie partenariale : les parties prenantes au cœur de l’approche disciplinaire
Le lien entre discipline du dirigeant et création de valeur pour l’entreprise étant largement discutable, il a semblé utile d’étendre la réflexion sur la gouvernance des entreprises à l’ensemble de leurs parties prenantes. La théorie de la gouvernance partenariale considère ainsi l’entreprise comme un ensemble de facteurs de production qui agissent en synergie dans une optique de création de valeur. Ainsi, l’alignement des décisions sur les seuls intérêts des actionnaires est considéré comme contreproductif, car c’est un effort conjoint de toutes les parties prenantes qui permet la création de valeur, selon l’idée que la valeur créée par l’ensemble sera plus importante que la somme des valeurs créées par chacun.
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Une évolution de la logique de profit vers la logique de projet
Face au cadre interprétatif dominant du courant disciplinaire, une théorie organisationnelle et cognitive est venue postuler que la discipline du dirigeant vis-à-vis de l’actionnaire n’est pas l’alpha et l’omega de la réussite d’une entreprise, ce qui pose les premiers jalons d’une réflexion sur la distinction entre l’institution financière (les actionnaires) et l’entreprise réelle (les dirigeants et salariés). Une distinction nécessaire à la compréhension de l’émergence d’une approche plus minoritaire mais tout aussi féconde : la théorie de l’entreprise fondée sur le projet.
La théorie de la gouvernance cognitive : la décision par l’apprentissage et l’innovation
Adoptant une approche opposée au courant disciplinaire, la théorie de la gouvernance cognitive postule que la création de valeur provient de la capacité de l’équipe managériale à imaginer et construire de nouvelles méthodes productives, en considérant que toute création de valeur dépend d’un ensemble cohérent mêlant organisation et compétences, dans un objectif de coordination et d’innovation. La décision n’est alors plus le fruit d’une coercition des actionnaires sur le dirigeant mais le résultat d’un mécanisme de gouvernance qui se définit comme un ensemble de procédures permettant la création de valeur grâce à l’apprentissage et l’innovation continue.
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La théorie de l'entreprise fondée sur le projet : l’action en tant que régulation
Sans renier les théories classiques, on peut considérer que la diversité des entreprises empêche de proposer un cadre d’analyse unique pour la gouvernance de ces dernières, sauf à raisonner en termes de projet, puisque toute entreprise est née d’un projet (avec des degrés d’ambition très variables). Dans cette perspective, le projet devient un concept riche qui ne s’entend pas seulement comme une intention, mais comme une action collective concertée et anticipée : l’entreprise devient ce que les humains en font lorsqu’ils la construisent et la fonction principale de la gouvernance réside dans la gestion des risques relationnels entre les acteurs et partenaires, qui ont des intérêts différents mais pas nécessairement divergents.
La théorie de l’entreprise fondée sur le projet (ou Project-Based View dans sa traduction anglophone) distingue ainsi deux univers de règles qui co-existent : d’une part l’institution financière, qui souhaite réguler l’activité de l’entreprise au bénéfice des actionnaires, et d’autre part l’entreprise réelle, qui a la charge des décisions managériales et de leur mise en œuvre au quotidien. La gouvernance doit donc articuler les exigences et les besoins de ces systèmes, en assurant leur médiation pour conserver une forme d’équilibre, en considérant le projet d’entreprise comme le support (pour ne pas dire la boussole) des arbitrages à rendre. La rencontre de ces groupes d'acteurs doit permettre l'émergence d'une démarche collective qui bénéficie aussi bien à la pérennité de l'entreprise qu'à l'intérêt capitalistique légitime de ses actionnaires mais qui respecte la règle des 3 P : projet, pérennité, profit (dans cet ordre).
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