Les fonctions du business model dans l’entrepreneuriat numérique

Rémi Raher

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Référence électronique

Raher, R. (2023). Les fonctions du business model dans l’entrepreneuriat numérique. Zoom recherche. Mis en ligne le 11 décembre 2023, Cahiers ESPI2R, consulté le 05 décembre 2024. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/1405

La présente synthèse est issue d’une communication de l’enseignant-chercheur Rémi Raher, intitulée Le business model entre théorie et pratique : quelle pertinence pour la start-up numérique ?, qui a reçu le prix de la meilleure communication doctorale lors du 16Congrès international francophone en entrepreneuriat et PME (CIFEPME 2022).

Contexte de l’étude

Après une vingtaine d’années de recherche, le business model (BM) reste l’objet de vifs débats (Delorme, 2022). Tantôt compris comme un concept, tantôt conçu comme un outil de gestion, il n’en existe à ce jour aucune définition qui fait l’unanimité.

Chez les théoriciens, on trouve des approches débattues et contestées ainsi que différentes postures qui peinent à converger, mais trois domaines d’application ressortent quant à l’utilisation d’un BM (George & Bock, 2011) : la création et la captation de valeur, les transactions et les ressources, le design organisationnel et son écosystème.

Néanmoins, quoique présenté comme un outil moderne, le BM souffre d’une curieuse lacune : une absence de travaux explorant sa pertinence (ou non) dans le domaine spécifique de l’entrepreneuriat numérique. Il a donc semblé intéressant d’interroger les fonctions du BM telles qu’elles sont perçues dans ce secteur particulièrement dynamique, comme en témoigne le nombre croissant de start-up qui réinventent les métiers de la construction et de l’immobilier, réunies sous l’appellation de « PropTech » (property technology). En France, leur nombre a plus que doublé ces dix dernières années pour passer de 200 en 2015 à 450 en 20231, et on en dénombre pas moins de 3 500 en Europe et 10 000 dans le monde.

Méthodologie

Cette étude longitudinale sur quatre ans a été réalisée dans le cadre d’une thèse Cifre menée au sein du groupe Heroiks. Elle se base sur une expérience d’observation via une approche clinique complétée par 25 entretiens semi-directifs menés auprès de fondateurs de start-up numériques françaises.

Cette méthodologie de recherche a permis d’identifier l’usage réel du BM dans les démarches entrepreneuriales de création et d’émergence des start-up numériques, ainsi que ses avantages et ses limites. Au-delà de la mise en lumière des différents mécanismes de formalisation mis en place dans une conduite stratégique, managériale et pédagogique, cette étude a également permis de comprendre la nature de ces mécanismes, le sens qui leur est donné et le sentiment généré, en fonction des objectifs qu’ils visent à atteindre.

Principaux résultats

Malgré ses défauts et sa difficulté à trouver un ancrage théorique affermi, le BM reste un incontournable des étapes charnières de la démarche entrepreneuriale, de la création du projet à la levée de fonds pour financer sa croissance, avec quatre fonctions principales : une fonction représentative au service de la pédagogie, une fonction organisationnelle au service de la performance, une fonction stratégique au service de la création de valeur et une fonction itérative au service de l’efficience.

Une fonction représentative au service de la pédagogie

Une fonction du BM est de proposer une représentation formelle des activités de la start-up pour rendre le projet global plus explicite (Massa et al., 2017). En effet, le projet d’entreprise se forme dans un premier temps sous l’influence des expériences passées de son créateur, à partir de ses propres cadres de référence et à travers des réflexions et des échanges, généralement de manière implicite et informelle. Mais au moment de partager son projet pour passer de l’idée au concret, l’entrepreneur est amené à le formaliser pour expliquer aussi bien le concept de base que les nombreux développements envisageables, ce qui permet à la fois d’établir un état des lieux et de tracer une feuille de route pour les collaborateurs et les partenaires (Osterwalder, 2004).

Une fonction organisationnelle au service de la performance

Une fois passée l’étape de la pédagogie, une autre fonction essentielle du BM est de clarifier l’organisation de l’entreprise afin de produire la performance attendue en fonction des ressources disponibles. Cette démarche très normative offre l’opportunité d’explorer différentes hypothèses de revenus en fonction des choix effectués et des pivots nécessaires mais limite la réflexion à la stricte question des revenus, sans envisager celle de la valeur produite ni de la performance globale de l’entreprise vis-à-vis de sa responsabilité sociale et environnementale.

Une fonction stratégique au service de la création de valeur

Un des objectifs du BM étant d’expliquer le positionnement et l’attitude de l’entreprise envers ses parties prenantes (Warnier et al., 2018), son usage opérationnel doit concilier trois approches de la valeur : la création, la capture et le partage. Il est important de noter que sur le terrain des start-up numériques en particulier, la capture et le partage de la valeur peuvent prendre des formes qui ne sont pas monétaires, en bénéficiant également aux clients, aux fournisseurs ou à d’autres parties prenantes. De plus, on remarque que c’est aussi en augmentant la valeur délivrée au client qu’elle incite ce dernier à collaborer pour capturer à son tour plus de valeur, engrangeant alors une boucle vertueuse de don et de contre-don qui favorise les innovations d’usage (Alter, 2010).

Une fonction itérative au service de l’efficience

Compte tenu des itérations et des adaptations nécessaires à une démarche d’innovation, l’usage du BM pour une start-up numérique n’a de sens qu’avec une mise à jour fréquente. Elle doit aussi bien alimenter les réflexions et les décisions de l’entrepreneur que permettre une modélisation efficace du fonctionnement de la start-up afin de supporter un paramétrage plus performant de processus managériaux variés (Baden-Fuller & Mangematin, 2015). L’évolution des procédures et les pivots essentiels à l’efficience de l’entreprise viennent alors enrichir les perspectives initiales, notamment en intégrant l’utilisation de nouvelles ressources ou activités de façon dynamique (Demil & Lecocq, 2010).

Apports

Même si l’outil est critiqué, la démarche reste appréciée, à condition d’utiliser un BM de manière appropriée. Son formalisme reste trop rigide pour être une boussole durable, d’où l’importance d’une approche itérative qui encourage la production de nombreux artefacts à échéances régulières, voire fréquentes. Un fonctionnement par itération permettra en effet un support décisionnel autant qu’une plateforme de médiation, en particulier lorsque les modifications sont continuelles (Doganova & Eyquem-Renault, 2009). Cela implique de concevoir le BM comme un dispositif évolutif, et non comme un modèle figé, afin de maximiser l’efficacité des quatre fonctions identifiées du BM (configuration, cognition, position et transformation).

Sa fonction pédagogique devient alors cruciale, car c’est précisément l’imperfection du BM qui doit pousser les dirigeants comme les collaborateurs de l’entreprise à le faire évoluer. Si le BM identifie une direction (le « quoi »), les raisons de l’atteindre (le « pourquoi ») et la façon d’y parvenir (le « comment ») peuvent être largement remises en cause. Dans cette perspective, la réalisation d’un BM invite à réfléchir au-delà des simples notions de trésorerie, de bénéfices, de croissance et de valorisation. La question de la valeur renvoie directement à la notion de performance globale : outre son efficacité à engranger de l’argent pour ses actionnaires, quelles sont les externalités positives et négatives d’une start-up ?

Dans un monde où les ressources sont limitées et les conséquences environnementales de l’activité humaine avérées, il n’est plus envisageable d’estimer que la domination d’un segment de marché peut s’affranchir de considérations sociétales et d’une réflexion écosystémique. La création de valeur doit donc désormais être conçue comme une activité qui conjugue à la fois l’intérêt général et les intérêts particuliers des parties prenantes, qui s’étendent aussi bien aux fournisseurs qu’aux clients, autant à l’usage du produit (ou du service) qu’aux conditions de sa production.

Pistes de réflexion

L’approche classique du BM souffre d’une dimension figée en raison des moments auxquels on prend le temps de s’y consacrer : élaboration du concept initial, levée de fonds auprès d’investisseurs, recours à l’emprunt bancaire… Or, compte tenu de l’importance des retours d’expérience et des itérations de la démarche entrepreneuriale, cet exercice qui consiste à prévoir et à maîtriser devrait plutôt s’entendre comme une activité qui vise à apprendre et à s’adapter. En effet, non seulement l’expérience récente montre la multiplication des « cygnes noirs » (Taleb, 2007), avec des conséquences durables à l’échelle mondiale qui devraient être des leçons d’humilité pour les prévisionnistes (crise des subprimes en 2008, épidémie de Covid en 2020, guerre en Ukraine en 2022), mais l’économie numérique est friande de deux méthodologies qui nécessitent des adaptations permanentes de la start-up à son environnement : l’approche effectuale (Sarasvathy, 2001) et le Lean Start-Up (Ries, 2011).

Dans le premier cas, l’entrepreneur élabore des versions évolutives de son projet, en fonction des personnes et des ressources qu’il parvient à agréger, ce qui le conduit à modifier sa vision initiale du projet. Dans le second cas, l’entrepreneur est invité à adopter une logique d’apprentissage par itérations en testant le plus tôt possible le marché, ce qui le conduit également à ajuster la vision de son projet. Bien qu’il s’agisse de deux cadres théoriques différents, on constate que ces derniers sont complémentaires plutôt qu’antagonistes, ce qui devrait nous conduire à décloisonner les paradigmes malgré une posture épistémologique différente, puisque la théorie de la causation propose une stratégie d’apprentissage tandis que la théorie de l’effectuation suggère une stratégie de création (Jacquemin et al., 2021).

À noter que plusieurs travaux soulignent la complémentarité des deux approches (Chandler et al., 2011 ; Gabrielsson & Politis, 2011), et l’analyse du terrain indique que le modèle itératif si naturel dans les start-up numériques est à la fois une démarche de création et d’apprentissage. Il serait donc intéressant de réconcilier le lean et l’effectuation pour intégrer cette notion de plasticité dans des BM plus dynamiques, ce qui implique de rapprocher la recherche et le terrain. La capacité du BM à être remis en cause à chaque retour d’expérience et à chaque pivot permettrait de l’intégrer dans une boîte à outils plus pertinente et utile aux porteurs de projets.

Toute entreprise étant destinée à grandir et à perdurer, la capacité d’un BM à revoir le « pourquoi » et le « comment » ne doit pas faire perdre de vue le « quoi », d’où l’importance d’intégrer la question de la gouvernance dès le début de sa réflexion sur le projet d’entreprise. En effet, les impératifs de croissance liés aux spécificités de l’économie numérique conduisent les fondateurs de start-up à recourir rapidement à des capitaux extérieurs (Nakara & Mezzourh, 2011), et la question de la gouvernance devient centrale pour encadrer les relations entre entrepreneurs et investisseurs (Bessière et al., 2019). L’apport cognitif de ces derniers peut en effet être déterminant dans la réussite du projet d’entreprise (Fraser et al., 2015) mais peut aussi conduire le créateur d’entreprise à s’éloigner de ce projet au profit d’une meilleure rentabilité. Dès sa première itération, le BM doit donc prendre en compte les objectifs de l’entrepreneur et les traduire dans son projet, qu’il s’agisse de ses motivations personnelles (Wiklund et al., 2009), de sa conception d’une performance socio-environnementale (St-Pierre & Cadieux, 2011) ou d’ambitions économiques particulières (Chabaud & Degeorge, 2015).

Baden-Fuller, C., & Mangematin, V. (edit.). (2015). Business Models and Modelling. Emerald Group Publishing Limited.

Bessière, V., Stéphany, E., & Wirtz, P. (2019). Crowdfunding, business angels, and venture capital: An exploratory study of the concept of the funding trajectory. Venture Capital, 22(2), 135-160.

Chabaud, D., & Degeorge, J.-M. (2015). Croître ou ne pas croître : Une question de dirigeant ? Entreprendre & Innover, 24, 8-18.

Chandler, G. N., DeTienne, D. R., McKelvie, A., & Mumford, T. V. (2011). Causation and effectuation processes: A validation study. Journal of Business Venturing, 26(3), 375-390.

Dagnino, G. B., Le Roy, F., & Yami, S. (2007). La dynamique des stratégies de coopétition. Revue française de gestion, 176, 87-98.

Delorme, D. (2022). De la nature et diversité des business models pour entreprendre. Dans S. Emin & N. Schieb-Bienfait (coord.), De l’entrepreneur à l’entrepreneuring : Vers une approche processuelle et critique (p. 179-196). Éditions EMS.

Demil, B., & Lecocq, X. (2010). Business model evolution: In search of dynamic consistency. Long range planning, 43(2-3), 227-246.

Doganova, L., & Eyquem-Renault, M. (2009). What do business models do? Research Policy, 38(10), 1559-1570.

Gabrielsson, J., & Politis, D. (2011). Career motives and entrepreneurial decision-making: Examining preferences for causal, and effectual logic in the early stages of new ventures. Small Business Economics, 36(3), 281-298.

George, G., & Bock, A. J. (2011). The business model in practice and its implications for entrepreneurship research. Entrepreneurship Theory and Practice, 35(1), 83-111.

Fraser, S., Bhaumik, S. K., & Wright, M. (2015). What do we know about entrepreneurial finance and its relationship with growth? International Small Business Journal: Researching Entrepreneurship, 33(1), 70-88.

Jacquemin, A., Carré, N., Silberzahn, P., & Vian, D. (2021). Vingt bougies déjà pour la théorie de l’effectuation : bilan, critiques et perspectives pour la prochaine décennie. Entreprendre & Innover, 51, 19-28.

Massa, L., Tucci, C. L., & Afuah, A. (2017). A critical assessment of business model research. Academy of Management Annals, 11(1), 73-104.

Nakara, W. A., & Mezzourh, S. (2011). Entrepreneuriat et gouvernance des jeunes entreprises innovantes. Entreprendre & Innover, 3(9-10), 59-68.

Osterwalder, A. (2004). The business model ontology : A proposition in a design science approach. [Thèse de doctorat, université de Lausanne].

Ries, E. (2011). The Lean Startup: How Today’s Entrepreneurs Use Continuous Innovation to Create Radically Successful Businesses. Crown Currency.

Sarasvathy, S. D. (2001). Causation and effectuation: toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency. Academy of Management Review, 26(2), 243-263.

St-Pierre, J., & Cadieux, L. (2011). La conception de la performance : Quels liens avec le profil entrepreneurial des propriétaires dirigeants de PME ? Revue de l’Entrepreneuriat, 10(1), 33-52.

Taleb, N. N. (2007). The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable. Random House.

Warnier, V., Lecocq, X., & Demil, B. (2018). Les business models dans les champs de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Discussion et pistes de recherche. Revue de l’Entrepreneuriat, 17(2), 113-131.

Wiklund, J., Patzelt, H., & Shepherd, D. A. (2009). Building an integrative model of small business growth. Small Business Economics, 32(4), 351-374.

Rémi Raher

Enseignant-chercheur, département Gestion, laboratoire ESPI2R

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