Contexte historique et mondial
L’histoire nous révèle que les pandémies laissent des traces sur la morphologie des villes ; la Covid-19, avec sa capacité à tout remettre en question, modifie sans doute aussi la planification urbaine.
Il en va de même pour la peste à Athènes en 430 avant J.-C., qui a entraîné des changements dans les lois et l’identité de la ville ; la peste noire au Moyen Âge, qui a transformé l’équilibre du pouvoir des classes dans les sociétés européennes. La fièvre jaune, qui a sévi à Buenos Aires vers 1871, a modifié les espaces de résidence des secteurs à hauts revenus situés vers le nord, et il a fallu beaucoup de temps pour découvrir que la contagion provenait de la piqûre d’un moustique (García Delgado, 2020).
L’industrialisation du xixe siècle a également entraîné d’importants changements dans le modèle territorial en raison des besoins économiques, qui nécessitaient une forte concentration de la main-d’œuvre et des services auxiliaires. Les trois principaux facteurs de croissance étaient : la migration de la population des zones rurales vers les villes, le lien entre les développements industriels et urbanistiques, et la construction d’infrastructures. Les premiers plans d’urbanisme ayant une préoccupation hygiéniste apparaissent (plan global de Paris par Haussmann, le plan d’extension de Barcelone par Cerdà, les cités-jardins d’Angleterre de Howard).
Le capitalisme de la fin du xxe siècle a nécessité un modèle territorial et urbanistique caractérisé par la concentration de la population et des centres de production, la forte sectorisation de l’espace public, la fragmentation socio-spatiale, la spéculation, le grand impact environnemental, l’accentuation des inégalités sociales et les difficultés liées aux des conditions de vie. Par la suite, le rapport Brundtland établit le concept de "ville durable", et certaines initiatives ont vu le jour dans certains pays, telles que : les éco-villes, les villes intelligentes, les villes résilientes, entre autres.
Dans ce contexte s’impose dans l’actualité la pandémie de Covid-19, qui rend visible et intensifie des conditions de vie préexistantes alarmantes, telles que le niveau de surpopulation, la pauvreté, les problèmes de logement, de transport, de santé, d’éducation qui sont, entre autres, des sujets essentiels en lien avec le développement optimal de l’être humain, élément central de notre modèle d’urbanisation.
La ville est paralysée et isolée, laissant ses habitants dans l’incertitude. Arrive la fin de l’espace public, des mobilisations, du travail en présentiel, des festivités et le début d’un autre temps fait d’isolement, de télétravail et de communication virtuelle. Parallèlement, on assiste à une prise de conscience de l’importance des liens sociaux, des lieux et du rôle qu’ils jouent dans le tissu urbain.
À cet égard, Lezcano Orús (2020) affirme qu’« il existe une série de facteurs qui augmentent la probabilité du risque de propagation et d’impact : les zones les plus touchées correspondent aux zones les plus densément peuplées, celles qui dépendent le plus du tourisme, celles qui génèrent le plus de déplacements et celles qui présentent les niveaux de pollution les plus élevés »2.
Dès lors, des questions sur le mode de vie, l’adaptation du corps humain et de l’esprit humain émergent. Les gouvernements du monde entier tentent d’apporter des réponses, prenant diverses mesures pour apaiser cette situation inattendue et chaotique.
Quelle est la densité optimale ?
Les agglomérations urbaines à forte densité sont durables en raison des économies d’échelle réalisées grâce à leur population. Cependant, elles sont presque sans défense en période d’épidémies. Il ne s’agit pas de la surpopulation causée par les immeubles et les tours de grande hauteur, ni des zones suburbaines avec des habitations unifamiliales isolées, mais de l’obtention d’une densité intermédiaire dans laquelle il est souhaitable de vivre.
L’idée d’une urbanisation à plus petite échelle ou décentralisée dans les grandes villes est la clé d’une croissance urbaine saine, que ce soit dans les pays riches ou en développement. La gouvernance aidera plusieurs villes à croître, à se transformer et à partager entre elles les pressions des grandes villes, où se concentrent les centres urbains, ou à décentraliser au sein d’une même juridiction à grande échelle les compétences dans des entités à plus petite échelle.
En particulier pendant la pandémie, la ville de plus faible densité résidentielle a été privilégiée. Les villes de petite et de moyenne taille (moins de 500 000 habitants) avaient moins de restrictions, en termes de mobilité et d’activités, que celles de taille plus importante ou les zones métropolitaines en Argentine.
L’urbanisation décentralisée est la clé d’une croissance urbaine saine, c’est une politique qui a commencé à être mise en œuvre à Rosario avec la création du programme de décentralisation et de modernisation municipale en 1996. Celui-ci réorganise l’administration et les services municipaux en six districts avec leurs centres correspondants : il s’agit d’un outil participatif de gestion qui rapproche du citoyen les solutions et l’intègre au processus de transformation urbaine (Levin, 2002).
La ville compte également des centres métropolitains qui se caractérisent par leur forte concentration d’établissements commerciaux, de services et d’équipements (zone centrale, centre de rénovation urbaine Scalabrini Ortiz, centre universitaire et pôle technologique de Rosario). Les secteurs situés à proximité de la zone centrale présentent aussi un potentiel de développement et sont appelés centres complémentaires (Barrio Pichincha, Pellegrini - Parque, Parque Hipólito Irigoyen).
Ce qui précède montre que Rosario est de plus en plus comprise comme une structure polycentrique, composée de centres municipaux de quartiers, de centralités métropolitaines et d’extensions complémentaires à la zone centrale, ce qui déplace l’ancienne centralité traditionnelle vers un modèle urbain plus équilibré, sain et durable souhaitable pour atténuer la pandémie.
Quels sont les usages qui changent, apparaissent et disparaissent ?
La progression de la Covid-19 a rapidement perturbé les activités de la ville, faisant appel à la créativité du gouvernement et de la population pour neutraliser, convertir ou accueillir temporairement de nouveaux espaces.
La nécessaire proximité amène à repenser la répartition des usages du sol (résidentiel, commercial, bureaux, industriel) et des équipements urbains (espaces verts, hôpitaux, écoles, théâtres, cinémas, centres sportifs).
En ce sens, le concept de la ville de quart d’heure de Moreno (2020)3 occupe une place centrale. Il s’agit d’un modèle décentralisé, polycentrique et multiserviciel ; une ville à l’intérieur de laquelle les citoyens n’ont qu’à se déplacer pour satisfaire leurs besoins essentiels en parcourant une courte distance à pied ou à vélo, ce qui favorise une réduction des déplacements forcés ainsi qu’un logement décent, un travail en présentiel ou distanciel à proximité, une mixité d’usages et d’équipements dans chaque quartier. Cela génère des avantages en termes d’accessibilité, de proximité des attributs et des services urbains, d’aménité et de meilleure qualité de vie4.
Rosario, en particulier, est l’une des villes qui compte le plus grand nombre d’espaces verts dans le pays et en Amérique latine. Elle se distribue en 24 parcs, 124 places, 51 petites places, 24 promenades et 228 autres espaces verts, constituant ainsi 6,3 % (11 265 km2) de la superficie totale. L’espace vert urbain par habitant en 2014 (selon une projection à partir du recensement de 2010) est de 11,68 m2. La ville a également mis en place une mesure originale pour contrôler le respect des protocoles sanitaires sur les places et dans les parcs : les cercles de distanciation sociale, ce qui en fait la première ville d’Argentine à adopter cette mesure, à l’instar de la ville américaine de San Francisco5.
La ville dispose d’un système de santé publique de haute qualité, accessible, proche et efficace, qui peut fournir gratuitement à chaque citoyen aussi bien des soins de haute complexité que des soins primaires. Elle compte 50 centres de santé publique, en plus des hôpitaux publics et privés qui collaborent pendant la pandémie. À cet égard, Lifschitz a exprimé dans l’article du journal Perfil (Mac Lean, 2020) que : « aucun habitant… ne doit marcher plus de 10 blocs pour accéder à un centre de santé, et que ce lien avec la santé publique est quotidien et non exceptionnel »6. En outre, de grandes installations urbaines telles que le club Provincial ou l’hippodrome parc de l’Indépendance ont été converties en centres d’isolement pour la Covid-19.
Enfin, pendant la phase d’isolement, les activités récréatives, touristiques, éducatives, culturelles et sportives ont été suspendues. Seuls les commerces essentiels tels que les pharmacies, les magasins d’alimentation, les quincailleries et les établissements de santé ont été autorisés à rester ouverts, tandis que les autres ont été autorisés à ouvrir, mais sans service au public. C’est ainsi que les lieux de restauration, les boutiques de vêtements, les petits entrepreneurs, entre autres, ont mis en œuvre ce que l’on appelle le take away, où on prend les commandes par le biais d’applications, que les personnes ou les livreurs vont chercher dans les locaux. Les ventes en ligne ont connu une forte croissance, de même que les lieux de dépôt où les colis sont retirés ou envoyés.
Figure 3. Transformation des activités à Rosario pendant la pandémie de Covid-19
Activités modifiées |
Nouvelles activités |
Activités suspendues |
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Source : élaboration de l’autrice, 2021.
Quelle est l’importance de la fourniture d’infrastructures et de services ?
Garantir les infrastructures et les services de base est la clef pour réaliser le droit à la ville. En ce sens, il convient de souligner la différence entre ces deux termes, qui sont souvent confondus dans la littérature. Les infrastructures sont tous les dispositifs qui fournissent un support environnemental et fonctionnel aux activités urbaines, de nature étendue et en réseau, couvrant de larges secteurs ou la ville entière : les voies terrestres (rues, routes et autoroutes), les voies ferrées, les voies navigables (maritime et fluviale), eau potable, eaux usées, égouts pluviaux, électricité et gaz. Les services représentent l’activité économique réglementée par l’administration (nationale, provinciale ou locale) qui satisfait les besoins du public et que le pouvoir politique délègue aux individus selon certaines règles établies. Ils nécessitent des activités humaines et une assistance technologique continue, en plus du soutien apporté par les infrastructures et les équipements : collecte des déchets, transport public, téléphonie et internet, sécurité et santé (Barenboim, 2020).
La pandémie a laissé l’eau potable et la couverture internet dans une situation critique, et la santé et la connectivité sont vitales. C’est pourquoi un accord a été signé avec la province de Santa Fe pour réaliser des travaux publics d’accès à l’eau potable et aux égouts dans neuf villes, dont Rosario. De même, la consommation de données a augmenté de manière significative, et le gouvernement national a gelé les tarifs du téléphone, de l’internet et de la télévision à clé. Les retards ou les non-paiements sont pris en compte pendant les premiers mois.
Quel impact sur la mobilité ?
La question est de se déplacer le moins possible, étant donné que les personnes transportent le virus : la mesure vise à éviter le déplacement des personnes et la saturation des transports. Si auparavant nous donnions la priorité au transport public (de masse), aujourd’hui c’est le transport privé (individuel). Cependant, cette idée n’est pas très durable si l’on parle de l’utilisation de la voiture ou de la moto. Certaines municipalités tentent d’encourager le retour au transport individuel passif, le vélo, en développant les infrastructures cyclables et/ou en élargissant les voies piétonnes.
La Municipalité de Rosario a ainsi annoncé « l’extension des pistes cyclables dans la zone nord, nord-ouest et ouest. Le réseau s’étendra de 34 km, soit 25 % de plus que l’actuel, ce qui porte le total à 173 km dans toute la ville »7 (“Fase 4…”, 2020). En outre, les vélos à disposition du public fonctionnent 24 heures sur 24, et certaines rues, comme San Luis, sont rendues piétonnes le samedi.
Pendant la phase d’isolement, les transports publics n’ont fonctionné que pour garantir le déplacement du personnel essentiel. Chaque unité (collectifs et taxis) a été désinfectée avant et pendant son trajet vers les points de contact. Les industries ont dû louer des unités privées pour leurs employés. Les terminaux des aéroports et des autobus de longue distance ont été fermés. Le stationnement payant dans la zone centrale a été suspendu.
Comment le logement a-t-il été adapté ?
Le logement est devenu notre principal abri, ce qui a mis au jour des lacunes anciennes telles que :
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la valorisation de l’espace bien localisé ;
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la difficulté d’accès au logement ;
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le manque de qualité de la construction ;
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les micro-environnements et, dans certains cas, la surpopulation.
Notre foyer a été adapté pour la pratique des activités quotidiennes telles que le bureau, l’école, la crèche, la salle de sport, entre autres, que nous réalisons dans d’autres espaces. En particulier, les lieux ouverts, reliant dans certains cas le public et le privé, comme les balcons, les patios, les jardins, ont pris une plus grande importance.
En ce sens, l’espace du foyer devrait être un volume nourricier qui contribue à la santé mentale et à une meilleure qualité de vie des personnes. Pour les nouvelles constructions, il faudra des lieux ouverts de qualité, des aérations croisées si possible, une plus grande ampleur et une plus grande flexibilité des espaces privés.
Le secrétariat à la planification de Rosario a modifié le code de l’urbanisme en étendant la distance des balcons à 1,50 m à l’extérieur de la ligne municipale et en portant la hauteur minimale des rez-de-chaussée à 3 et 4 m (lorsqu’ils sont dotés de balcons). Il cherche ainsi à implanter des balcons aux premiers étages, sans que cela implique moins de niveaux que ce qui se fait actuellement et en améliorant la relation entre les immeubles et l’espace public (“Rosario: desde este jueves…”, 2020).
À quoi ressemblent les nouveaux lotissements ?
Les nouveaux projets sont situés dans des zones à faible densité de population, à la périphérie des villes. Il existe un attrait particulier pour les logements individuels ou collectifs avec peu d’unités et de niveaux, avec des espaces intérieurs vastes, flexibles et des espaces verts à l’extérieur.
À Rosario, les nouveaux projets proposés se situent principalement dans le quartier nord-ouest, qui a subi la plus grande transformation immobilière et fonctionnelle de la frange urbaine. Cela est dû à de grandes opérations commerciales, de loisirs, industrielles et principalement résidentielles, destinées aux tranches de revenus moyens et élevés de la population. Les conditions liées aux préférences, aux liens sociaux et à l’appartenance à un groupe social, ainsi que le changement de paradigme de la pandémie actuelle, expliquent en grande partie le choix de la zone et la qualification commerciale des terrains (Barenboim, 2016). La zone dispose encore de terrains vacants dotés d’infrastructures et de services de base.
Le modèle des copropriétés fermées, avec des espaces verts et des commodités, est le plus proposé, parmi lesquelles nous pouvons mentionner : la société Pilay avec deux projets en cours, « Pilay Palos Verdes », situé sur un lot de 50 160 m2 qui intègre 14 bâtiments érigés sur un rez-de-chaussée et quatre niveaux avec 476 appartements (2-pièces et 3-pièces), et « Pilay Los Pasos », 18 000 m2 répartis en sept blocs de cinq étages, atteignant un total de 380 unités. L’entreprise de construction Fundar présente quant à elle « Foresta », un projet de grande envergure qui totalise 209 000 m2 d’extension à Fisherton.
Réflexions finales
Sur la base de l’expérience actuelle de la Covid-19, si nous voulons vraiment réduire les futures pandémies, il est nécessaire de penser à une alternative qui rende possible une nouvelle distribution territoriale avec des dynamiques de populations équilibrées, où les activités qui se développent sont décentralisées, où l’économie et le marché foncier prennent en compte la planification urbaine et l’accès au logement et à la ville. Il s’agira de coordonner les facteurs qui ont un impact sur la configuration et la dynamique de la ville (politique, social, économique, physique, environnemental), en menant une gestion conjointe contre la pandémie et la crise mondiale, avec une vision humaniste toujours prédominante, en construisant une ville pour tous les acteurs sociaux.
Comme à d’autres moments de l’histoire des villes, un tel événement peut représenter un tournant décisif, surtout pour la grande ville. À cet égard, García Delgado (2020) exprime que : « D’une part, il faut revitaliser la métropole mais en tenant compte de l’équité, de la santé et de la qualité de vie et, d’autre part, promouvoir un plus grand enracinement et une plus grande attractivité dans les différentes villes, régions et provinces du pays. Pour aller vers une autre normalité, celle d’un pays plus juste et plus décentralisé. 8 »
Dans la ville de Rosario en particulier, les mesures prises pour atténuer la pandémie ont été ponctuelles, comme les cercles d’éloignement dans les espaces publics, l’extension des pistes cyclables, la suspension du stationnement payant, les travaux publics pour l’eau potable et le traitement des eaux usées, la création de nouveaux centres d’isolement et d’hôpitaux modulaires. Cependant, elles ont renforcé et mis sur le devant de la scène la résilience urbaine, ce qui pourrait servir d’exemple à d’autres villes du monde. De même, la planification de la santé publique (centres de santé, cliniques ambulatoires), l’aménagement urbain (grands espaces verts, vélos publics, densités contrôlées) et les politiques de l’État (décentralisation municipale) qui transcendent le temps et les gouvernements ont contribué à cette situation. Inversement, cela a mis en évidence les grandes inégalités physiques et sociales que la ville doit encore résoudre, telles que l’habitat irrégulier, le manque d’infrastructures et de services de base, les problèmes de transport, le surpeuplement de certains quartiers périphériques, entre autres.
En bref, la pandémie nous fait réfléchir sur l’espace résidentiel et urbain, sur la façon de penser l’homme dans son logement et dans sa ville, nous obligeant à aborder rapidement les changements vers une planification globale, à considérer une ville post-pandémie plus saine, plus habitable, égalitaire et résiliente. À cette fin, nous devons promouvoir une durabilité qui ait une capacité de résilience corrigeant les erreurs de la ville actuelle et anticipant les pandémies futures.