De nombreuses situations et initiatives, rencontrées au cours de cette première journée d’étude du laboratoire ESPI2R, ont montré que l’intégration des problématiques de la durabilité dans les secteurs de l’immobilier et de la construction peut faire naître des projets relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS) : structures modulaires en bois destinées aux plus démunis, dents creuses qui se muent en lieux accueillant des événement sportifs et culturels, jardins sur les toits accessibles aux personnes en situation de handicap, potagers urbains participatifs… Non seulement la cité du futur est durable, mais elle se révèle intelligente et inclusive.
En effet, la ville intelligente, ou encore smart city, « ville de demain », « ville numérique », représente une solution aux défis majeurs des métropoles, notamment environnementaux. Ce concept polysémique induit diverses promesses d’une plus grande efficacité économique et solidaire favorisant le développement urbain, culturel et social (Townsend, 2013 ; Kitchin, 2015).
La mise en perspective des présents actes s’appuie ainsi sur le travail d’Isabelle Dedun, de Mariétou Diagne et d’Alexandrine Lapoutte (2018) pour proposer un cadre d’analyse des modèles de villes intelligentes, fondées sur des logiques de gouvernance différentes. L’objectif est de mettre en évidence les conditions dans lesquelles elles sont vectrices de bénéfices pour tous, puis de caractériser plus précisément l’utilité sociale au sein de la ville inclusive. Dès lors, à la lumière des contributions de cette journée d’étude, il semble pertinent d’analyser en quoi la ville durable, mue par la justice sociale, intègre ces questions d’inclusivité urbaine.
La ville intelligente poursuit des objectifs d’utilité sociale
Économie sociale et solidaire et utilité sociale : des liens indissociables
Si la loi a récemment reconnu un périmètre de l’économie sociale et solidaire (ESS) – loi du 31 juillet 2014 –, ses organisations sont nées bien avant. En effet, elles sont issues des expérimentations des mouvements sociaux du xixᵉ siècle.
Le xxᵉ siècle a vu leur institutionnalisation progressive, avec la définition légale des statuts mutualiste (1852 et 1898), coopératif (1867 et 1947) et associatif (1901). Fondations et entreprises sociales sont beaucoup plus jeunes (fin du xxᵉ siècle).
Le droit français reconnaît les dimensions très diverses de l’ESS, qui regroupe des structures aux formes bien différentes : des personnes morales de droit privé (coopératives, mutuelles, fondations ou associations) et des sociétés commerciales dont les statuts et le développement sont guidés par les principes de l’utilité sociale. De nouvelles formes hybrides, comme la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), rendent floues la frontière traditionnelle public/privé et ajoutent des formes de coopération et de gouvernance partagées et multipartites.
L’article 2 de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS aide à préciser les liens entre ESS et utilité sociale :
Sont considérées comme poursuivant une utilité sociale au sens de la présente loi les entreprises dont l’objet social satisfait à titre principal à l’une au moins des quatre conditions suivantes :
1° Elles ont pour objectif d’apporter, à travers leur activité, un soutien à des personnes en situation de fragilité… ;
2° Elles ont pour objectif de contribuer à la préservation et au développement du lien social ou au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale ;
3° Elles ont pour objectif de contribuer à l’éducation à la citoyenneté, notamment par l’éducation populaire et par la mise en œuvre de modes de participation impliquant, sur les territoires concernés, les bénéficiaires de ces activités. Elles participent ainsi à la réduction des inégalités sociales et culturelles, notamment entre les femmes et les hommes ;
4° Elles ont pour objectif de concourir au développement durable, à la transition énergétique, à la promotion culturelle ou à la solidarité internationale, dès lors que leur activité contribue également à produire un impact soit par le soutien à des publics vulnérables, soit par le maintien ou la recréation de solidarités territoriales, soit par la participation à l’éducation à la citoyenneté.
La ville intelligente devrait être utile socialement
À l’origine, la ville intelligente est portée par une ambition privée lucrative (Harrison & Donnelly, 2011), puisqu’elle est initialement adoptée au début des années 2000 par des entreprises liées aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Les pouvoirs publics s’en sont ensuite emparé pour valoriser leurs initiatives, en en faisant ainsi leur image de marque (Albino, Berardi & Dangelico, 2015), avant que la société civile ne surgisse comme une actrice capitale de l’ESS.
Le tableau I croise les sept critères d’évaluation de la ville intelligente déterminés par Giffinger (2007) – infrastructure, économie, qualité de vie/environnement, transport, population, gouvernance et destination touristique – avec les cinq dimensions de l’utilité sociale recensées dans le référentiel de l’Avise (Avise, La Fonda & le Labo de l’ESS, 2017) – politique, économique, territoriale, écologique et sociale. L’analyse confirme que les objectifs de la ville intelligente relèvent de l’ESS dans la mesure où chaque aspect majeur de la ville intelligente, accompagné de ses objectifs et moyens d’action, intègre au moins une dimension de l’utilité sociale.
La ville inclusive, un modèle pluraliste de ville intelligente marquée par l’ESS
Le cadre conceptuel : quelle gouvernance pour la ville intelligente ?
L’implication et la forme de coordination des acteurs de la ville intelligente en façonnent trois modèles (Viévard, 2014) :
-
la « technocité », dont les aménagements, les systèmes ainsi que les pouvoirs sont fondés sur la prégnance de la technique. Les leaders sont ceux qui la maîtrisent ;
-
la ville « contributive » et « collaborative », qui privilégie l’ouverture des données et les échanges de toutes natures entre les individus. L’intelligence de la ville, organisée horizontalement, est collective ;
-
la « e-cité », où ce sont les pouvoirs publics et les politiques urbaines qui régissent la ville via des actions de régulation et la collaboration des usagers.
Les travaux de Polanyi aident à mieux comprendre l’articulation entre ces trois figures de la ville intelligente grâce à la mise en évidence de la coexistence de trois « formes d’intégration » (Polanyi, 1944/1983) dans l’économie. En l’occurrence : la réciprocité (don), la redistribution des ressources et l’échange (marché). Ces principes cohabitent et s’intègrent pleinement dans la société. En conséquence de quoi émerge une quatrième gouvernance, et donc un quatrième modèle de ville intelligente : la ville inclusive (cf. figure 1).
À notre sens, la ville inclusive serait une réponse à « l’enjeu majeur… de coordonner les modèles entre eux », de les faire discuter, pour dépasser les concepts et ainsi contribuer à réinventer la ville intelligente de par son système d’acteurs et leurs « intentions » (Viévard, 2014, p. 21).
La ville inclusive se distingue par une utilité sociale multidimensionnelle
Ces systèmes d’acteurs traduisent les orientations des utilités sociales de la ville intelligente. Au regard des analyses de Viévard et de Polanyi, nous pouvons ainsi exprimer celles en œuvre au sein d’une ville inclusive.
Dans une approche pragmatique, les différents acteurs de la ville inclusive interagissent dans un certain équilibre ; les intérêts croisés ainsi rassemblés ne sont pas forcément conflictuels, et leur harmonisation peut s’exprimer autour d’un jeu dont la règle tacite est « le partage d’une liberté-créativité passionnée », en référence au paradigme du don de Caillé (2015). Ainsi, le leadership est représenté par l’ensemble des parties prenantes animé par l’intervention éventuelle d’un médiateur. La participation des citoyens est précisément définie en fonction des projets tandis que la collectivité s’affirme comme un partenaire privilégié. Dès lors, les interrelations s’effectuent dans le cadre d’un réseau à plusieurs niveaux.
Quant à la dynamique d’innovation, elle est mue par une volonté de faciliter l’appropriation des données par tous car la création de valeur émane de la créativité et de cette diversité des contributeurs. Reflet de ce pluralisme et de ce large champ d’intérêts, l’utilité sociale se montre donc multidimensionnelle. Néanmoins, le risque est celui d’une utopie urbaine appauvrie par la dépolitisation, souffrant d’une neutralité limitée et d’une utilité sociale finalement entravée, voire de comportements opportunistes et individualistes in fine.
L’ESS, manifestation de l’hybridité de la ville inclusive
Si la ville inclusive se caractérise par son hybridité, l’ESS en est la manifestation car celle-ci combine les trois formes d’intégration identifiées par Polanyi (Laville, 1994). Il faut dire que les acteurs de l’ESS prennent complètement part aux pôles de l’économie : en témoignent la vigueur associative à l’œuvre dans l’économie contributive, son institutionnalisation voire sa professionnalisation au sein de grandes entreprises confrontées à une logique principalement marchande (ex. : les banques coopératives), son incorporation dans les structures du social et du médico-social tributaires des financements publics.
Par ailleurs, les retours d’expérience de l’ESS offrent la possibilité d’apprendre de ses précieux apports, de par sa capacité à dialoguer et à mêler les approches. Les compétences ainsi acquises peuvent constituer un socle solide pour accompagner d’autres structures dans cette démarche, et en particulier celles orientées vers une plus grande durabilité de la ville, mais aussi pour encourager la capacité d’agir des individus, dans la lignée de son projet historique de profonde transformation sociale.
La ville durable, une ville inclusive ?
La justice sociale, condition sine qua non de la ville durable
Au cours de cette première journée d’étude du laboratoire ESPI2R, nous avons constaté les larges perspectives ouvertes par l’application de la notion de durabilité à l’immobilier et à l’urbanisme, disciplines qui contribuent évidemment à fabriquer les contours de nos villes. À ce propos, La charte d’Aalborg (Danemark), signée lors de la première conférence européenne des villes durables en 1994, fait de la justice sociale un engagement fondamental de la cité future :
Nous, villes, comprenons que le concept de développement durable nous conduit à fonder notre niveau de vie sur le capital que constitue la nature. Nous nous efforçons de construire une justice sociale, des économies durables, et un environnement viable. La justice sociale s’appuie nécessairement sur une économie durable et sur l’équité, qui reposent à leur tour sur un environnement viable [emphase ajoutée].
…En outre, environnement durable suppose le maintien de la biodiversité, de la santé publique et de la qualité de l’air, de l’eau et du sol à des niveaux suffisants pour protéger durablement la vie humaine, la faune et la flore.
(La charte d’Aalborg, 1994, p. 2)
Or, l’ESS, de par son projet démocratique et égalitaire, a aussi vocation à réduire les inégalités sociales.
La justice sociale : utilitarisme vs égalitarisme
Qu’est-ce que la justice sociale ? Les partisans de l’utilitarisme, dont le père est Jeremy Bentham, souhaitent « le plus grand bonheur du plus grand nombre » (Bentham, 1789/2011). Il s’agit d’une règle de l’action morale, commandée par le devoir dans l’intérêt de tous et donc mesurée en fonction de ses conséquences. Pour les utilitaristes, la justice sociale repose sur une logique d’agrégation : Bentham se préoccupe de l’utilité moyenne et néglige les extrêmes. Son analyse est basée sur une balance coûts/avantages.
À contrario, l’égalitarisme, soutenu par Rawls (1971), vise une répartition équitable des biens premiers sociaux en tenant compte des différences dans les biens premiers naturels. Nous passons ainsi d’une démarche agrégative à une approche distributive, selon laquelle il convient de tempérer les bénéfices des plus talentueux ou privilégiés. Et ce avec le soutien des politiques publiques, qui, par leur engagement à l’égard des démunis, sont garantes de l’exigence égalitaire.
Quant à l’égalitarisme de Sen (1999), il « pose comme principe l’égalité des capabilités de base, et non l’égalité des utilités comme dans l’utilitarisme, ou l’égalité des “biens premiers” comme chez John Rawls » (Monnet, 2007). Cette fois, la logique est celle de l’empowerment, qui se fonde sur la capacité des individus de choisir et de profiter de cette dotation en biens premiers. La justice sociale est celle de l’égalité des « capabilités ».
Manifestations de la ville inclusive dans l’immobilier et la ville durables : des exemples concrets
Ainsi, il est intéressant de discerner, parmi les entreprises, structures et projets évoqués pendant cette journée d’étude consacrée à la ville durable, ceux qui rejoignent les caractéristiques de la ville inclusive (cf. tableau II) : ils montrent clairement que la ville durable contribue effectivement à la réduction des inégalités sociales selon la grille de lecture de la ville inclusive. Cette brève analyse permet donc d’entériner le lien obligatoire, requis par La charte d’Aalborg, entre justice sociale et durabilité. Dès lors, il ne semble pas imprudent d’en déduire que cette ville durable doit inévitablement se révéler inclusive. Mais, à l’inverse, la ville inclusive est-elle nécessairement durable ? Pour cela, il conviendrait peut-être d’inclure la durabilité parmi un des aspects incontournables d’une utilité sociale qui se revendique comme multidimensionnelle.
Enfin, ces quelques pratiques relevées témoignent que les possibilités de construire une ville intelligente, inclusive et durable existent d’ores et déjà, mais qu’elles gagneraient à être davantage identifiées, défendues et étendues. Nous soutenons par ailleurs que la ville inclusive, porteuse d’utilité sociale, représente cette cité de demain où l’intelligence collective s’inscrit durablement. Les jalons en sont posés ; à nous, en tant que citoyens, d’y contribuer selon nos sensibilités, nos appétences et nos capacités. Telle est sans doute, finalement, la nature du « contrat social », basé sur la participation de tous et non sur un simple consentement éclairé, qui dessine les perspectives de la ville durable, sous ses aspects aussi bien socio-économiques qu’environnementaux.