Contexte
Définition du pacte de préférence
Le pacte de préférence, souvent qualifié d’« avant-avant-contrat », est un instrument juridique de prévision permettant à une partie de s’engager à proposer prioritairement la conclusion d’un futur contrat à son cocontractant, dans des conditions prédéfinies. Cette convention implique donc une autolimitation de la volonté future du promettant, qui s’interdit de contracter librement avec un tiers sans offrir d’abord l’opportunité de conclure le contrat avec le bénéficiaire du pacte.
Depuis sa codification en 2016 à l’article 1123 du Code civil1, ce mécanisme contractuel a été encadré juridiquement. Jadis rattaché à la seule vente, il est désormais envisagé comme un contrat autonome et nommé, intégré dans la théorie générale des obligations. Cette reconnaissance formelle le distingue des contrats innomés et le fait potentiellement entrer dans le champ du droit des contrats spéciaux. À cet égard, cela pose la question de son intégration dans la réforme en cours des contrats spéciaux, question pourtant ignorée à ce stade.
Quoi qu’il en soit, malgré l’apparente volonté du législateur de clarifier la situation – notamment dans les cas où le débiteur du pacte le viole en contractant avec un tiers –, l’encadrement demeure lacunaire.
Importance du pacte de préférence en matière immobilière
Le pacte de préférence constitue un outil stratégique majeur en matière immobilière. Il permet au bénéficiaire d’obtenir une priorité pour acquérir un bien dès lors que le promettant décide de le vendre, assurant ainsi une sécurité juridique précieuse. Souple et adaptable, ce mécanisme peut être conclu sans durée ni prix prédéfini, ce qui le rend particulièrement utile dans les projets immobiliers complexes (ex. : réseaux de distribution, cessions foncières, opérations de lease-back).
Dans un contexte de forte tension foncière, de spéculation immobilière et de recomposition urbaine, le pacte de préférence pourrait constituer un outil contractuel stratégique qui allie souplesse et sécurisation. Économiquement, il permet à un investisseur, un aménageur ou une collectivité de se réserver l’acquisition d’un bien immobilier sans mobiliser immédiatement de capitaux, tout en garantissant une maîtrise foncière différée, essentielle à la conduite de projets urbains ou commerciaux.
Par ailleurs, il pourrait offrir un levier d’accès prioritaire à la propriété pour des acteurs plus vulnérables – collectivités, bailleurs sociaux, commerçants locaux, exploitants agricoles – face à des opérateurs puissants. Il participe ainsi à la lutte contre la spéculation et à la préservation du tissu économique et social local.
Toutefois, son efficacité pratique est affaiblie par des conditions probatoires très strictes, notamment l’obligation pour le bénéficiaire de prouver que le tiers connaissait l’existence du pacte et son intention de s’en prévaloir. Cette rigueur judiciaire, combinée à l’inefficacité de l’action interrogatoire prévue à l’article 1123 du Code civil, limite son impact réel dans les politiques d’aménagement ou de justice foncière, alors même que les enjeux économiques et sociaux n’ont jamais été aussi pressants. De plus, certains aspects juridiques concernant les rapports entre le bénéficiaire et les tiers pourraient poser quelques difficultés à l’épanouissement de cette technique contractuelle.
Méthodologie
Périmètre de l’étude : assimilation des droits de préemption et des droits de préférence
Un premier enjeu méthodologique consiste à savoir s’il convient de distinguer ou d’assimiler le pacte de préférence au droit de préemption. Dans leur ensemble, les auteurs estiment qu’il convient de distinguer sans excès les deux occurrences (Gaudemet, 20112 ; Salgado, 2023 ; Dross, 2008 ; Chartier, 1990). Pour les uns, il devrait s’agir de l’origine du droit, le droit de préférence ayant une source contractuelle alors que le droit de préemption trouve sa source dans la loi. Pour les autres, il devrait s’agir de la date d’exercice du droit, le droit de préférence s’exerçant ante rem venditam, à la manière d’un droit de priorité, le droit de préemption post rem venditam, à la manière d’un droit de retrait.
Cependant, en dépit de cette apparente distinction, celle-ci semble moins nette en pratique, à tel point que la jurisprudence assimile parfois ces deux notions. Certains arrêts vont jusqu’à appliquer aux droits de préemption les sanctions prévues pour la violation d’un pacte de préférence, ce qui efface alors les distinctions théoriques3. Aussi, les développements suivants pourront-ils s’appliquer au droit de préemption sous réserve toutefois de l’applicabilité d’un texte spécial, par exemple en matière de droit de préemption de municipalité ou par exemple en matière de cession de parts sociales lorsqu’un pacte d’actionnaire existe. Ce point étant clarifié, les enjeux liés aux rapports entre le bénéficiaire lésé d’un pacte de préférence et tiers contractant peuvent être envisagés.
Enjeux et domaine de l’étude
Le problème de la sanction du tiers indélicat
Au cœur du régime juridique du pacte de préférence se trouve la question de la sanction du tiers indélicat, c’est-à-dire celui qui contracte avec le promettant en violation du pacte. L’article 1123 du Code civil prévoit que, dans une telle hypothèse, le bénéficiaire peut obtenir réparation du préjudice subi et, si le tiers connaissait l’existence du pacte et l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir, agir en nullité ou obtenir sa substitution dans le contrat. Les rapports juridiques entre le bénéficiaire du pacte et le tiers contractant sont donc purement conflictuels, empreints d’une dimension comminatoire ou « sanctionnatoire ». Le texte institue également une action dite « interrogatoire » qui permet au tiers d’exiger une réponse du bénéficiaire sur son intention d’exercer ou non son droit de préférence. Cependant, cette action, conçue comme un outil de sécurité juridique, reste peu pratiquée et suscite des interrogations quant à son utilité réelle.
Une codification récente basée sur la jurisprudence
L’histoire juridique du pacte de préférence a essentiellement été bâtie par la jurisprudence. Avant 2016, les décisions de la Cour de cassation imposaient déjà la démonstration d’une fraude ou d’une collusion entre le débiteur et le tiers pour envisager des sanctions. Ces sanctions oscillaient entre la nullité du contrat, la substitution du bénéficiaire ou encore l’inopposabilité du contrat. En 2006, l’arrêt fondamental de la chambre mixte du 26 mai a stabilisé en partie le régime4. Dorénavant, le bénéficiaire lésé à le choix entre la substitution dans les droits du tiers ou la nullité du contrat avec le tiers à condition que le tiers ait eu connaissance à la fois de l’existence du pacte et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir. Sur ce point, l’article 1123 du Code civil, loin d’innover, a donc essentiellement codifié cette jurisprudence. Néanmoins, la persistance du contentieux postérieur à 2016 révèle que cette codification n’a pas suffi à apaiser les incertitudes. Les litiges récents se sont concentrés sur les preuves de la double connaissance exigée et sur la possibilité de retenir la responsabilité civile du tiers lorsque la substitution n’est pas envisageable.
Ainsi, les efforts croisés des magistrats et du législateur n’ont donc pas épuisé tous les questionnements légitimes liés à la sanction du tiers qui contracte en connaissance de cause avec le promettant. De nombreuses zones d’ombre habitent encore le régime du pacte de préférence qui n’offre pas aux contractant toutes les garanties attendues d’un avant-contrat.
Résultats
Les difficultés liées à la substitution du bénéficiaire du pacte de préférence dans les droits du tiers contractant
Les difficultés techniques
Position du problème : substitution et/ou nullité ?
Les sanctions en cas de violation du pacte de préférence sont bien connues et sont dorénavant bien ancrées dans le droit positif : la substitution et la nullité. Reste à savoir si ces sanctions relèvent de l’alternative ou si elles doivent être obligatoirement cumulées. L’article 1123 du Code civil prévoit que le bénéficiaire peut « agir en nullité ou demander au juge de le substituer au tiers », laissant entendre une alternative. Au contraire, la jurisprudence, notamment l’arrêt de la chambre mixte de 2006, repris dans un arrêt du 4 mars 2021 par la 3e chambre civile5 aux termes duquel « il incombe au bénéficiaire d’un droit de préférence et de préemption qui sollicite l’annulation de la vente et sa substitution dans les droits du tiers acquéreur de rapporter la double preuve de la connaissance », semble bien consacrer un cumul des deux sanctions. Cette solution a été critiquée, la doctrine n’ayant pas manqué de relever l’incongruité d’une substitution dans des droits rétroactivement anéantis par la nullité (Gautier, 2006 ; Mainguy, 2006 ; Amrani-Mekki & Fauvarque-Cosson, 2006 ; Barbièri, 2006 ; Mestre & Fages, 2006). Deux lectures s’affrontent : voir dans la formule de la Cour une simple maladresse, ou bien admettre qu’elle a délibérément voulu maintenir la double sanction, conception qui s’explique par une approche plus large de la notion de substitution et par des considérations pratiques liées aux effets en chaîne des contrats frauduleux. Reste que la réforme de 2016, en retenant expressément une sanction alternative, paraît de prime abord contrarier cette construction jurisprudentielle et révèle l’incertitude persistante entourant le régime du pacte de préférence.
En réalité, une étude notionnelle de la substitution et de la nullité dans le cadre du pacte de préférence démontre que, dans le cadre du pacte de préférence, ces deux sanctions sont intimement liées.
Substitution directe : la substitution supposant la nullité
Lorsque le bénéficiaire sollicite sa substitution dans les droits du tiers contractant, celui-ci sollicite un mécanisme qui n’est pas neutre. Composé de sub, « ce qui est en dessous, subordonné », et de stituere, « se dresser », il traduit l’idée d’un mouvement : pour que le bénéficiaire se dresse à la place du tiers, encore faut-il que ce dernier s’efface. Autrement dit, la substitution ne peut se concevoir sans un préalable d’anéantissement, que seule la nullité assure. Assimiler la substitution à une simple subrogation est donc réducteur : la subrogation suppose un transfert dans des droits existants, tandis que la substitution implique l’évacuation d’un sujet pour en installer un autre. D’où la nécessité, presque inscrite dans le mot, de lier substitution et nullité : l’une prépare le terrain à l’autre.
Cette lecture, inspirée par l’étymologie, justifie la coexistence des deux sanctions. Elle révèle en outre que l’article 1123, en énonçant une alternative entre nullité et substitution, se trouve potentiellement en porte-à-faux avec la logique même du mécanisme qu’il prétend régir, sauf à considérer que l’usage de l’action en nullité impose une substitution à moyen terme.
Substitution indirecte : nullité imposant la substitution
L’article 1123 du Code civil reconnaît la possibilité pour le bénéficiaire d’obtenir la nullité du contrat passé en méconnaissance de ses droits. Juridiquement, la nullité opère un anéantissement rétroactif de l’acte litigieux. L’acte disparaît comme s’il n’avait jamais existé, et les parties sont remises dans l’état où elles se trouvaient avant sa conclusion. Cette sanction rétablit ainsi la pureté du jeu contractuel, mais, à notre sens, ne saurait être invoquée à la légère.
En effet, dans le cadre particulier du pacte de préférence, la nullité ne vise pas seulement à détruire le contrat frauduleux. Elle doit avant tout créer l’espace nécessaire pour que le bénéficiaire puisse recouvrer le bénéfice du contrat. En définitive, si le bénéficiaire met en œuvre la nullité c’est bien parce qu’il souhaite se prévaloir de son droit de préférence à défaut de quoi, son action en nullité aura été purement abusive. C’est pourquoi celui-ci ne peut se contenter de demander l’annulation et doit manifester sa volonté positive de prendre la place de l’acquéreur. Autrement dit, la nullité n’est pleinement justifiée que si elle prépare la substitution effective.
Toutefois, en pratique, le bénéficiaire n’est pas nécessairement en état de contracter immédiatement avec le débiteur, notamment au regard de l’importance des potentiels engagements. Dans le domaine immobilier, cela implique, par exemple, que le bénéficiaire apporte des gages de sa capacité à contracter, comme la mise en place d’un financement ou la réalisation des démarches nécessaires auprès d’établissements bancaires. Ainsi conçue, la nullité n’est pas une fin en soi, mais le préalable indispensable à l’exécution du pacte, permettant au bénéficiaire de passer du statut de créancier évincé à celui de véritable cocontractant. La nullité n’aura donc vocation qu’à attribuer un délai au bénéficiaire qui devra tout mettre en œuvre pour contracter. Dans les faits, la nullité n’est qu’une substitution indirecte.
Les difficultés probatoires
Probatio diabolica
Pour mettre en œuvre les sanctions édictées à l’article 1123 du Code civil, le régime du pacte de préférence impose au bénéficiaire une double preuve : le tiers doit avoir eu connaissance à la fois de l’existence du pacte et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir. Si la première condition peut être démontrée par des moyens objectifs, la seconde, d’ordre psychologique, est bien plus difficile à établir ce qui a conduit la doctrine à qualifier la situation de probatio diabolica : la charge de la preuve devient presque impossible à remplir, à moins pour le bénéficiaire d’avoir formalisé sa volonté par écrit en amont, ce qui risquerait de transformer le pacte en promesse unilatérale, voire synallagmatique. Malgré cela, la jurisprudence se refuse pour l’instant à alléger cette exigence, ni même d’instaurer une présomption favorable. Deux voies probatoires ont été explorées sans succès.
Présomption quasi légale fondée sur le caractère professionnel du tiers acquéreur
La première concerne la présomption quasi légale fondée sur le caractère professionnel du tiers contractant. Dans l’arrêt du 4 mars 2021, le bénéficiaire a tenté de soutenir que, du fait de leur qualité de professionnels, les sociétés acquéreuses devaient être présumées connaître l’intention du bénéficiaire. Cette idée s’inspire des présomptions dites « quasi légales » admises dans d’autres branches du droit, comme la garantie des vices cachés ou l’obligation précontractuelle d’information. Toutefois, la Cour de cassation a rejeté cette approche, rappelant qu’il n’existe aucune obligation pour un professionnel de s’enquérir spontanément des intentions du bénéficiaire, surtout dans une relation entre deux professionnels. La jurisprudence refuse donc d’instaurer une présomption fondée uniquement sur le statut de l’acquéreur.
Présomption-sanction fondée sur le non-usage de l’action interrogatoire
La seconde piste repose sur une présomption-sanction liée à l’absence d’usage de l’action interrogatoire. En effet, depuis 2016, l’article 1123 alinéa 3 du Code civil permet au tiers d’interroger formellement le bénéficiaire sur ses intentions. Ce mécanisme, hérité du droit romain, pourrait théoriquement sécuriser les relations contractuelles. Pourtant, en pratique, il est peu utilisé. La raison est que le tiers n’a tout simplement aucun intérêt à s’en servir. Pour cause, poser la question revient, d’une part, à alerter le bénéficiaire et à l’inciter à faire valoir ses droits et, d’autre part, en cas de réponse positive du bénéficiaire du pacte, le tiers se verrait opposer sa propre connaissance de la situation, permettant ainsi la mise en œuvre de la substitution.
En outre, la jurisprudence actuelle considère que l’absence d’interrogation ne peut fonder aucune présomption de mauvaise foi en raison de la nature purement facultative de l’action interrogatoire, que nous détaillerons ensuite6. Les juges estiment qu’un acquéreur n’est pas tenu de faire davantage que ce qu’exige sa profession pour vérifier les droits en présence. Ainsi, aucune présomption ne semble se dégager en jurisprudence pour tenter d’atténuer la rigueur du régime probatoire du pacte de préférence. Au fond, la difficulté probatoire traduit un choix politique et juridique portant sur la classification des situations précontractuelles.
Cohérence au sein des situations précontractuelles
La cohérence des situations précontractuelles suppose que le pacte de préférence, positionné entre l’offre et la promesse unilatérale, ne puisse offrir au bénéficiaire un régime aussi favorable qu’une promesse qui offre quant à elle une véritable option contractuelle. Le législateur a voulu ainsi marquer cette hiérarchie en imposant des conditions de mise en œuvre plus strictes. Pour marquer ce déficit de caractère contraignant du pacte de préférence par rapport à la promesse, d’aucuns ont pu le qualifier d’« avant avant-contrat ». Ainsi, tant que la preuve de la double connaissance ne sera pas facilitée par le législateur ou la jurisprudence, le bénéficiaire restera confronté à un obstacle majeur pour faire valoir son droit à la substitution. Cette probatio diabolica limite fortement l’effectivité du pacte et alimente un contentieux dont la solution reste incertaine.
Les difficultés liées à la responsabilité du tiers contractant au profit du bénéficiaire du pacte de préférence
Sous forme de pétition de principe, l’article 1123 du Code civil énonce que « lorsqu’un contrat est conclu avec un tiers en violation d’un pacte de préférence, le bénéficiaire peut obtenir la réparation du préjudice subi ». La référence à la réparation indique sans ambiguïté que le bénéficiaire peut agir sur le terrain indemnitaire. Néanmoins, tout comme en matière de substitution, l’efficacité du pacte de préférence à l’encontre du tiers reste incertaine lorsque ce dernier contracte avec le promettant sur le terrain de la responsabilité. Pour cause, la responsabilité du tiers contractant connaît les pesanteurs de sa qualification par nature extracontractuelle puisqu’il n’existe aucun rapport contractuel entre le bénéficiaire du pacte et le tiers. À ce titre, elle demeure difficile à engager et repose sur la démonstration de l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité. Quant à l’action interrogatoire, présentée comme une innovation destinée précisément à rétablir un équilibre, elle se révèle souvent dénuée de portée pratique, tant son caractère purement facultatif incite le tiers à rester dans l’ignorance des intentions du bénéficiaire.
Une responsabilité extracontractuelle incertaine
Nature de la responsabilité du tiers
La responsabilité du tiers ayant contracté avec le promettant en méconnaissance d’un pacte de préférence demeure sujette à réserve. En dépit de l’insertion de l’article 1123 dans le Code civil par l’ordonnance du 10 février 2016, les fondements de cette responsabilité restent discutés. Pour cause, l’article se borne à indiquer que le bénéficiaire peut obtenir réparation du préjudice subi en cas de violation du pacte, sans préciser à l’encontre de qui cette action doit être dirigée, comment celle-ci est diligentée. Juridiquement, le tiers n’étant pas partie au pacte de préférence, il ne peut être poursuivi sur le fondement de la responsabilité contractuelle sauf à considérer que l’économie générale du pacte de préférence englobe le tiers contractant, ce qui est loin d’être acquis. C’est donc sur le terrain de l’article 1240 du Code civil que sa responsabilité doit être recherchée contrairement au débiteur qui verra sa responsabilité engagée sur le terrain de l’inexécution contractuelle.
En pratique toutefois, la responsabilité du tiers reste théorique et difficile à engager en raison de la nécessité d’établir une faute du tiers à l’encontre du bénéficiaire du pacte.
Position du problème : la conclusion fautive du contrat par le tiers
Ici, la faute du tiers se caractérise par une ingérence dans une relation contractuelle prédéfinie, soit par volonté de nuire, soit par imprudence manifeste. L’article 1123 du Code civil pose le principe selon lequel le bénéficiaire peut obtenir réparation du préjudice subi lorsque le contrat est conclu en violation du pacte. La formulation employée par le Code civil laisse pourtant ouverte la question de la substance de la faute : le simple fait de contracter en présence d’un pacte suffit-il ou faut-il établir une intention de nuire ? Dans ce dernier cas, comment établir cette intention ?
La jurisprudence actuelle adopte une approche, sinon restrictive, à tout le moins prudente. Tout d’abord, contrairement à ce qui a été parfois soutenu, la Cour de cassation, logiquement, n’admet pas la responsabilité du tiers qui contracte au détriment du bénéficiaire du simple fait qu’il ait connaissance de l’existence du pacte de préférence. Elle considère que le tiers ayant uniquement connaissance de l’existence du pacte ne commet pas de faute du seul fait d’avoir conclu un contrat avec le débiteur du pacte. Ce principe a été réaffirmé notamment par la troisième chambre civile le 25 mars 20097, puis le 29 juin 20108.
Plus contraignantes encore, certaines décisions de la Cour de cassation, comme celle du 14 février 20079, montrent que la responsabilité du tiers ne peut être engagée que lorsqu’il participe activement à une fraude ou à une dissimulation, ce qui restreint un peu plus les possibilités d’indemnisation pour le bénéficiaire du pacte.
Ce flottement jurisprudentiel révèle une hésitation entre deux conceptions de la faute : l’une subjective, exigeant une intention dolosive, l’autre plus objective, fondée sur une vigilance minimale. Dans tous les cas, le bénéficiaire se heurte à une exigence de preuve lourde, à savoir démontrer que le tiers savait à la fois que le pacte existait et que lui-même souhaitait s’en prévaloir. Or, ces critères sont précisément ceux du mécanisme de la substitution. Dans ce contexte, la responsabilité du tiers devient difficilement concevable au regard de l’enchevêtrement des mécanismes de sanction.
Effet pervers : création d’un système « tout ou rien »
Dans les conditions précitées, existe-t-il un véritable intérêt à rechercher la responsabilité du tiers indélicat qui a contracté avec le débiteur du pacte ? Dans les faits, l’idée d’un engagement de la responsabilité délictuelle du tiers mérite effectivement d’être nuancée. La jurisprudence a expressément jugé qu’il ne pouvait être reproché à l’acquéreur, étranger au pacte, de ne pas avoir pris l’initiative de vérifier les intentions du bénéficiaire, ce qui exclut toute faute de sa part10. L’action indemnitaire contre le tiers ne saurait ainsi prospérer qu’en présence d’une faute – consistant à conclure un contrat en connaissant les intentions réelles du bénéficiaire du pacte – d’une fraude ou d’une collusion établie. À défaut, elle se révèle dépourvue de fondement. Il en résulte que seules deux hypothèses seulement demeurent. Soit la mauvaise foi du tiers est démontrée et la sanction adéquate réside dans la nullité ou la substitution, soit aucune faute n’est caractérisée et l’action en responsabilité contre le tiers s’évanouit, réduisant alors le bénéficiaire à agir exclusivement contre le promettant en responsabilité contractuelle.
Face à cela, certains auteurs suggèrent d’élargir les critères de mise en cause du tiers. L’un des axes proposés serait de considérer que la seule connaissance du pacte devrait suffire à faire peser sur le tiers un devoir de précaution (Mignot, 202511 ; Piazzon, 2009)12. Une autre piste consiste à donner une portée plus contraignante à l’action interrogatoire prévue à l’article 1123, alinéa 3 du Code civil, et à considérer le défaut de mise en œuvre de cette action comme un indice de mauvaise foi. Cette évolution, soutenue par une partie de la doctrine, viserait à rééquilibrer les relations entre bénéficiaire et tiers, sans pour autant remettre en cause la sécurité contractuelle. Toutefois, à ce jour, ces propositions n’ont pas été consacrées par la jurisprudence.
Une action interrogatoire inutile
Position du problème : la non-connaissance protectrice
Comme nous l’avons vu, l’action interrogatoire prévue à l’article 1123 alinéa 3 et 4 du Code civil permet au tiers de demander au bénéficiaire du pacte s’il entend s’en prévaloir. Pourtant, en dépit de ce qui a été parfois avancé en doctrine, cette faculté ne peut être assortie d’aucune obligation ni sanction en cas de non-usage en raison de la notion même de faculté qui, par essence, échappe à la contrainte juridique, comme l’a déjà rappelé la jurisprudence13. Ainsi, le droit positif n’impose aucune obligation de questionner ou devoir de renseigner à la charge du tiers contractant.
Dès lors, en l’absence d’un tel devoir expressément formulé, le tiers est protégé par sa bonne foi, ce qui l’incite à garder le silence. Le tiers reste donc libre de ne rien faire, sans que cette abstention ne constitue une faute. L’action interrogatoire perd en conséquence une grande partie de son intérêt qui, dans l’hypothèse adverse, aurait pu servir de fondement à une présomption-sanction ou d’engagement de responsabilité en cas d’inaction. Par conséquent, le mécanisme ne permet de renforcer la position du bénéficiaire, ni sur le plan probatoire comme nous l’avons vu, ni sur le plan indemnitaire. En l’absence d’un lien entre le défaut d’interpellation et une responsabilité potentielle du tiers, la faculté d’interroger demeure sans portée juridique réelle, ce qui appelle à se questionner sur la lettre de l’article 1123 du Code civil qui, à notre sens, pourrait être refondu.
De la simple faculté à l’obligation de questionner
Le législateur a clairement opté pour une approche souple. L’article 1123 du Code civil emploie le verbe « peut » et non « doit ». Dès lors, le tiers ne commet aucune faute en n’interrogeant pas le bénéficiaire. Cette position est certes conforme à la jurisprudence14 , qui a jugé qu’aucun reproche ne pouvait être formulé contre un tiers resté inactif, mais pourrait être modifié dans le cadre du pacte de préférence. En effet, la doctrine avait appelé à rendre l’interpellation obligatoire, sans succès notamment s’il est acquis que le tiers connaît au moins l’existence du pacte (Pillet, 2017, p. 40 ; Molfessis, 2015 ; Le Gueut, 2016). L’absence d’effet juridique attaché au silence du tiers renforce donc la stratégie de l’ignorance. Certains auteurs proposent de retenir la simple connaissance du pacte comme seuil déclencheur d’une forme de « devoir de précaution » ou de se renseigner, en mobilisant l’article 1200 du Code civil (Mignot, 2025, § 80).
L’avenir du mécanisme dépend d’une éventuelle évolution du droit positif ou d’une relecture des conséquences sur le tiers qui verrait sa responsabilité engagée pour ne pas avoir posé la question au bénéficiaire de ses intentions quant au contrat envisagé dans le pacte. À cet égard, la réforme des contrats spéciaux eut été l’occasion parfaite de se saisir de l’épineuse question du régime de la sanction du tiers indélicat. Pareille prise en compte passait néanmoins par l’intégration du pacte de préférence dans la catégorie des contrats spéciaux, ce qui n’a pas été le cas en l’espèce…
En définitive, le pacte de préférence, pourtant conçu comme un outil de maîtrise des mutations immobilières, demeure d’une efficacité relative. L’article 1123 du Code civil, en reprenant la jurisprudence de 2006, n’a pas levé les incertitudes entourant la preuve de la « double connaissance » du tiers – celle de l’existence du pacte et de l’intention du bénéficiaire de s’en prévaloir –, preuve qui devient, en pratique, une véritable probatio diabolica tant les opérations, notamment celles portant sur des biens immobiliers importants, deviennent complexes juridiquement. Protégé par sa bonne foi, l’acquéreur immobilier a tout intérêt à demeurer dans l’ignorance, d’autant que l’action interrogatoire instituée par la réforme n’est qu’une faculté sans effet contraignant. Ce déséquilibre révèle une orientation claire du droit positif : garantir la fluidité des transactions et la sécurité des investissements immobiliers au détriment de l’effectivité du droit de préférence, lequel conserve davantage une portée symbolique qu’un véritable pouvoir contraignant.
