Dent creuse à Marseille
© Floris Van Lidth.
Introduction
Essayez-vous à un exercice très simple : écrivez tous les mots que vous associez à ceux de « ville » et « centre-ville ». Il est fort probable qu’à côté de « bâtiment, rue, lieu culturel ou commerce », vous notiez aussi « embouteillage, pollution, bruit, stress ». Ces termes traduiront votre propre expérience urbaine, mais aussi celle de la plupart des individus qui ont connu une ville ou des villes, comme habitants ou comme voyageurs. La ville, et surtout son centre, provoque ce paradoxe d’attraction-répulsion qui semble inhérent à chacune d’elle.
Pourtant, si les villes et leurs centres, notamment en Europe, ont toujours répondu de la nécessité de concentrer sur un territoire restreint un très grand nombre de populations et d’activités, poussant vers leurs périphéries celles et ceux qui cherchent plus de nature et d’espace, sont-ils pour autant voués à être associés à l’idée d’un lieu essentiellement minéral et dur, dans tous les sens du terme ? La réponse est négative, sinon cet article s’arrêterait ici ! Nous proposons d’explorer la piste des dents creuses, ces espaces non construits entourés de bâtiments, restés vierges quand leurs abords se sont urbanisés ou après la démolition d’un édifice. Ces dents creuses peuvent se verdir et avoir bien d’autres fonctions, comme nous l’étudierons. Le propos sera illustré d’exemples, d’observations et de préconisations focalisés sur Marseille, Paris et, plus largement, sur des expériences identifiées en Europe et en Amérique du Nord.
Centre-ville : entre attraction et répulsion
Centres-villes, cœurs des villes
Le centre-ville a rarement une délimitation précise ; il est reconnaissable néanmoins à sa localisation, de fait, centrale, à sa densité de constructions, à sa concentration de fonctions et de bâtiments politiques, culturels, cultuels et commerciaux et enfin, de manière implacable, aux panneaux routiers qui l’annoncent… Quand les agglomérations acquièrent une certaine taille, on parle d’« hypercentre » pour nommer le centre historique, situé au sein d’une zone plus vaste assimilée au centre-ville. Les grandes villes s’étendent généralement en englobant d’autres villes et des villages alentour, qui deviennent alors des centralités secondaires. Marseille est ainsi vue comme « la ville aux 111 villages », car elle a assimilé au fur et à mesure les noyaux villageois les plus proches, devenus des quartiers et autant de petits centres. Mais que l’on soit situé dans un centre-ville, dans un hypercentre ou dans un centre secondaire, l’hyperdensité urbaine est de mise. Les sols imperméabilisés et le bâti construit occupent la majeure partie de l’espace.
Dans cet espace urbain dense, chaque mètre carré de foncier est utilisé, optimisé, commercialisé, avec une fonction spécifique d’usage, soit public, soit privé. Dès lors, centralité rime généralement avec attractivité et donc avec prix immobiliers élevés. C’est ainsi que Paris, mais aussi des villes comme Lyon, Bordeaux ou Nantes, ont vu leurs prix grimper entre 20 et 40 % de 2015 à 2019 alors que la moyenne nationale était de 11 % sur la même période. À Marseille, où le prix du m² n’a grimpé « que » de 8,1 % de 2015 à 2019 (Beaunieux, 2019), la situation diffère, avec un centre-ville comportant des zones fortement paupérisées où l’habitat se dégrade concomitamment à la fermeture de commerces de proximité. Un centre-ville à deux vitesses, symbole des inégalités sociales et dont l’insalubrité de très nombreux logements est pointée par des rapports officiels – celui de Christian Nicol (2015), entre autres –, sans que cela n’empêche l’épisode dramatique des effondrements d’immeubles du quartier Noailles, le 5 novembre 2018.
S’ils gardent globalement leur attractivité en raison de leurs fonctions économiques, institutionnelles et culturelles, les centres-villes sont davantage délaissés comme lieux d’habitation face au magnétisme des zones périphériques. Ces dernières promettent une meilleure qualité de vie et la possibilité de réaliser le rêve, toujours aussi impérieux, de la maison individuelle.
Un effet répulsif
Pour objectiver la perception négative des centres-villes en matière de qualité de vie, les mesures de l’état de l’air à Paris et à Marseille (cf. figures 1 et 2) sont assez éclairantes.
Par ailleurs, dans le phénomène d’attraction-répulsion des centres-villes, un schéma très courant s’opère selon lequel des personnes célibataires viennent y vivre pour étudier et pour démarrer leur carrière professionnelle ; elles rencontrent ensuite d’autres célibataires, et après avoir vécu ensemble dans un T2 à fort loyer donnant sur une rue à fort trafic, elles commencent à avoir des envies d’espace, de jardin et éventuellement de descendance. La migration vers la périphérie, voire même jusqu’à la campagne, arrive alors quasi inexorablement.
Ce processus qualifié de « rurbanisation » ou de « périurbanisation », qui opère depuis la deuxième partie du xxᵉ siècle en parallèle de l’exode rural, se traduit par une croissance de la population périurbaine de plus de 2 % par an des années 60 aux années 80, et de plus de 1 % par an depuis les années 90 (Laugier, 2012).
Mais les campagnes offrant peu d’emplois à ces nouveaux habitants, ils gardent généralement leur poste en ville et sont prêts à s’éloigner de leur lieu de travail et à effectuer de longs trajets, qui s’avèrent coûteux et sources de stress et de pollution… Le paradoxe du « rurbain ».
Des conséquences sociales et urbaines
Ce phénomène d’attraction et de répulsion des centres-villes a donc différentes conséquences sur les populations ainsi que sur la forme et le fonctionnement des villes. Les migrations pendulaires des rurbains et des périurbains font des centres-villes des organismes gargantuesques qui, du lundi au vendredi, « avalent » des milliers de personnes en début de journée et les « recrachent » en fin de journée. Résultat : un travailleur français passe 7,12 heures par semaine dans les transports (Ipsos & Boston Consulting, 2017), soit l’équivalent d’une journée de travail ! Sur toute sa vie professionnelle, cela signifie qu’il consacre près de 500 jours à ses déplacements domicile-travail… Et ce temps est majoritairement passé au volant d’une voiture : 70 % des déplacements domicile-travail en 2015, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Bolusset & Rafraf, 2019).
Une autre conséquence est l’étalement urbain. Le désir de maison individuelle et de vert ainsi que l’acceptation des heures de transport qu’il justifie se traduisent par l’extension horizontale des villes sur des espaces naturels ou agricoles. Les zones qui subsistent entre les parcelles bâties deviennent les fragments de nature que les urbains n’ont pas en ville.
Qu’attend-on alors pour faire en sorte que les centres-villes provoquent moins de rejet et puissent aussi être synonymes de qualité de vie ? Des centres-villes plus « respirants », où l’on aurait envie de rester avec sa ou son partenaire… Certains citadins n’attendent plus et ont décidé d’agir.
Des citadins qui réagissent
En matière de verdissement des centres-villes, les municipalités étant peu créatrices d’espaces verts, pression foncière oblige, les actions sont souvent initiées par les citadins eux-mêmes, souvent sans aide des pouvoirs publics (voire avec des freins).
À San Francisco, une action citoyenne, Friends of the Urban Forest (« Les amis de la forêt urbaine ») a débuté en 1981 et a abouti à la plantation de dizaines de milliers d’arbres représentant aujourd’hui plus de 40 % de la canopée de la ville !
À Marseille, nombre de rues du centre ont été verdies par les habitants ces dernières années, avec l’installation de bacs à fleurs sur les trottoirs et au pied des immeubles (cf. figure 3). Des initiatives que la Ville a tenté de cadrer par la mise en place d’une Charte de végétalisation de l’espace public marseillais et d’un permis de végétaliser que les riverains sont censés demander et obtenir pour pouvoir poser leurs bacs. Une demande dont beaucoup d’entre eux font l’économie.
Ce mouvement de verdissement des villes et d’amélioration du cadre de vie par leurs habitants va de pair avec un souhait de réappropriation de l’espace public, de pouvoir partager et utiliser cet espace collectivement et de sortir du binarisme extérieur public/ intérieur privé à cause duquel les rues n’auraient comme seule fonction que d’assurer la transition entre les espaces publics légitimes et fonctionnels et l’espace intime du logement.
Les places de stationnement constituent à ce propos des lieux de choix pour cette récupération de l’espace public. Aux Pays-Bas, à l’avant-garde de cette (re)conquête, on désigne par le terme de woonerf, « la cour résidentielle », ces zones et leurs aménagements gagnés sur ceux dédiés auparavant aux voitures. Chaque année depuis 2005, après une première édition à San Francisco (à nouveau !), se déroule le PARK(ing) DAY, une invitation envoyée aux citadins du monde entier à occuper de manière ludique et festive les places de stationnement le temps d’un week-end (le troisième de septembre).
Le maintien de dents creuses et leur mise à disposition des citadins représentent donc les compléments évidents à ces initiatives citoyennes pour un cadre de vie urbain plus agréable et plus partagé, d’autant que ces espaces peuvent remplir différentes fonctions pour des usages variés.
Les dents creuses : des lieux aux usages et bénéfices multiples
Avant de réfléchir dans la troisième et dernière partie aux conditions de création de ces dents creuses, imaginons-en plusieurs usages et analysons leurs effets potentiels sur la qualité de vie, la vie sociale et l’alimentation, qui en font ainsi une solution globale pour faire respirer les centres-villes.
Quelles dents creuses pour quels usages ?
Selon leur définition, les dents creuses peuvent avoir diverses origines, qu’il s’agisse d’espaces restés vierges lors de la construction de la ville ou issus de démolitions d’immeubles, et être de tailles très variables. Nous nous intéresserons ainsi uniquement aux dents creuses de petite taille, facilement appropriables par les citadins, celles de dimensions plus larges relevant généralement d’approches urbanistiques de grande ampleur. Inutile d’en fixer une taille maximale, mais la plupart des dents creuses observées oscillent entre quelques m² à 1 000 m², ce qui correspond à ces intervalles enchâssés entre des bâtiments : c’est dans ces petits espaces que peuvent se développer différentes fonctions et usages à l’échelle des habitants d’un quartier.
La première fonction, évidente, est celle de l’espace vert qui vient casser la linéarité des rues et créer la surprise et le plaisir d’une percée végétale entre la minéralité des immeubles.
Montréal est une source de nombreux exemples de valorisation de dents creuses, notamment en espaces verts, et la collectivité sollicite des structures spécialisées dans l’accompagnement à la création de ces aires, en concertation avec les habitants, comme pour le projet réalisé par Lande dans l’arrondissement de Rosemont-La-Petite-Patrie.
Concomitamment ou indépendamment de cette mission de réintégration de la nature en ville, les dents creuses peuvent répondre à de nombreux autres besoins et usages. Elles peuvent constituer des lieux de jeux, de sport, de discussions publiques, d’évènements culturels et festifs… imaginés par ou avec les citadins.
Les dents creuses peuvent également accueillir des cultures, avec des productions adaptées aux petites surfaces, sur des supports comme des bacs de potager et en utilisant des techniques de permaculture. La question de l’accès à ces espaces cultivés en milieu urbain se pose évidemment ; cependant, la fonction potagère est moins utopique qu’elle n’en a l’air, surtout à la lumière des « Parisculteurs ». Cet appel à projets a été lancé par la Ville de Paris pour créer une trentaine d’hectares de parcelles dédiées à l’agriculture urbaine d’ici 2020 dans la capitale.
Autre fonction possible des dents creuses, en lien avec l’alimentation : celle de fours à pain, à l’instar des fours communaux qui existent encore dans certains villages ou des fours à pizza communs pour les pizzaiolos du dimanche.
Ainsi, les dents creuses peuvent avoir autant d’usages qu’il y a de besoins et d’envies partagées entre les citadins. Au croisement de ces différentes fonctions se manifestent des effets positifs pour les usagers, bien sûr, mais pas que !
Des effets positifs multiples
Les multiples effets positifs des dents creuses invitent à une vision globale, qu’ils profitent directement aux usagers ou indirectement aux populations des villes et à l’environnement.
Plus d’espaces verts en ville, c’est plus de biodiversité grâce à la flore et à la faune qu’ils permettent de loger ; c’est moins de CO₂, absorbé par les végétaux, et ce sont des centres-villes plus apaisants et donc des citadins plus apaisés (Laïlle, Provendier & Colson, 2013). Une ville moins minéralisée, avec un couvert végétal plus étendu, est aussi une arme de lutte contre les phénomènes d’îlots de chaleur urbains (ICU), ces fortes hausses des températures enregistrées en saison chaude en zones urbaines par rapport aux zones rurales et renforcées par les changements climatiques (Beix, 2019). Moins de bâti équivaut à moins de chaleur retenue par la matière solide, donc plus de fraîcheur.
Les dents creuses comme espaces d’interactions sociales peuvent contribuer également à la vie des quartiers et induire davantage de solidarités entre les riverains. Elles participent ainsi à la dimension inclusive d’une ville et favorisent l’intégration des nouveaux arrivants, qui y trouveront des lieux de socialisation en proximité (Laïlle et al., 2013).
La fonction alimentaire des dents creuses, notamment en y développant des potagers, est avant tout symbolique. Mais dédier quelques parcelles à de la production agricole urbaine, c’est résister à la forte dépendance des villes aux apports extérieurs de nourriture. Cette servitude est basée sur un modèle que l’on pourrait qualifier de dangereux et court-termiste, selon lequel ces approvisionnements semblent quasi garantis alors qu’ils découlent d’un circuit logistique et économique complexe qui fonctionne en flux tendus. On estime ainsi à quelques jours l’autonomie alimentaire des villes et de leurs habitants si ces approvisionnements venaient soudain à être stoppés.
Marseille, par exemple, était encore autosuffisante en maraîchage en 1950. Elle comptait plus de 180 agriculteurs à la fin des années 90, alors qu’ils ne sont aujourd’hui plus qu’une poignée qui produit quelques petits pourcents des fruits et légumes consommés par les Marseillais. Ce qui mérite l’expression marseillaise : « Peuchère ! » C’est à partir de ce constat que Marie Brosch-Parez, Hugo Maurin, Christophe Piqué, Jade Sonet et Yannick Blaise (2014) proposent de recouvrir de terres agricoles les 200 hectares d’emprise de la L2, la grande rocade urbaine qui contourne le centre-ville. L’imagination dont ils ont fait preuve fait écho à celle que méritent les dents creuses. Pour ne pas rester dans le champ des possibles, nous allons nous attacher maintenant à ouvrir quelques pistes de mise en œuvre.
Pistes de mise en œuvre
Imaginer c’est bien, faire c’est encore mieux. Voici quelques pistes pour favoriser l’utilisation partagée des dents creuses, dont certaines ont déjà cours dans des villes, et qui appellent aussi à quelques points de vigilance.
Le rôle-clé des municipalités
La mise à disposition d’une dent creuse aux citadins nécessite généralement l’intervention de la collectivité, sauf miracle de générosité d’un propriétaire foncier qui ne chercherait pas à faire une opération immobilière pour dédier son terrain au bien commun. En dehors de ce cas à la probabilité faible, c’est la Municipalité qui doit faire valoir son droit de préemption lorsqu’une parcelle se destine à la vente. Cette parcelle peut être déjà en dent creuse ou il peut s’agir d’un bâtiment qui se destine à la démolition, par vétusté ou par absence de qualité technique ou architecturale.
Quand le bien immobilier est commercialisé et qu’un compromis est signé, la Municipalité en est informée par l’office notarial en charge de la vente. Elle est autorisée à se porter elle-même acquéreuse en lieu et place du premier candidat et réalise alors cet achat au prix négocié entre le vendeur et le premier acquéreur. Qu’une Municipalité préempte un foncier afin de ne pas le destiner à un nouveau bâtiment ou équipement, mais simplement pour offrir cet espace aux habitants, peut sembler une hérésie pour tout professionnel de l’immobilier ou de la construction. Cependant, c’est une nécessité d’intérêt général qui vise à améliorer le cadre de vie des centres-villes.
En complément de leur intervention sur les dents creuses, les municipalités ont évidemment le pouvoir d’agir sur d’autres leviers pour optimiser la qualité de vie et végétaliser la ville. Parmi eux : l’assouplissement de la construction en alignement sur voie, qui permettrait de créer des espaces verts interstitiels et une meilleure orientation bioclimatique des bâtiments.
Pas sans les habitants
Les usages des dents creuses ne sauraient être pensés sans ceux qui en bénéficient. C’est une condition essentielle de leur appropriation collective, du respect et de l’entretien de ces lieux. Il ne s’agit pas seulement de concerter mais d’associer les usagers au programme. Différentes approches peuvent être ainsi mises en œuvre : confier la définition et la réalisation du projet directement aux habitants, s’ils sont organisés pour mener ces discussions, ou les déléguer à une organisation tierce.
À Marseille, le collectif d’architectes Etc a développé un savoir-faire pour concevoir des lieux et des équipements dans l’espace public en impliquant les usagers dans chaque étape du projet, une méthode particulièrement adaptée aux dents creuses. Elle a par exemple été appliquée au sein du quartier de la Belle de Mai : « Rin-té » est ainsi une coconstruction, avec une association et des adolescents, d’un ministade de foot accompagné de sa tribune et de son cabanon sur une dent creuse de 400 m².
Certaines villes ont une véritable culture de la concertation et du « faire-ensemble ». C’est le cas notamment de Berlin, qui a su faire participer ses citoyens à la réhabilitation de Berlin Est. Une expérience d’ailleurs relatée dans le carnet de voyage de l’association Envirobat Méditerranée, réalisé par l’artiste-paysagiste Julien Rodriguez (2012). Lors de ce voyage d’étude en juillet 2011, qui unissait des professionnels de l’écoconstruction et des institutionnels de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’exemple de la place Helmholtz dans le quartier de Prenzlauer Berg a particulièrement retenu l’attention. Pour réfléchir à la rénovation de cette place, la collectivité a organisé une large concertation ouverte à tous ses usagers, y compris les personnes sans domicile fixe qui s’opposaient à la réhabilitation d’un ancien transformateur électrique que la Ville souhaitait convertir en crèche. C’est ainsi que les conflits d’usage par différents groupes sociaux, qui auraient pu naître sur cette place rénovée, ont été désamorcés. De quoi inspirer des villes comme Marseille, où la tentative de concertation sur la plus grande place de la cité phocéenne, dite la Plaine, s’est soldée par un conflit violent.
Des principes de fonctionnement adaptés à chaque lieu
À chaque dent creuse son usage, à chaque usage ses principes de fonctionnement. S’il appartient d’abord aux habitants de les définir, un équilibre subtil est à trouver entre le niveau d’intervention de la Municipalité, qui met ces lieux à disposition, et le rôle de ceux qui en profitent. La Municipalité peut ainsi proposer un cadre et des outils méthodologiques, y compris la médiation de collectifs à même d’accompagner les habitants, ce qui favorise l’émergence de projets et écarte les potentiels conflits d’usage.
La Ville peut apporter également son soutien pour financer des équipements souvent légers, nécessitant un petit investissement. Pour reprendre l’exemple de dents creuses utilisées comme potagers, la Municipalité peut en outre confier la gestion du lieu à une association de jardins partagés, qui en organisera le fonctionnement avec les usagers, et payer l’installation d’abris à outils ainsi que des clôtures afin d’éviter la fertilisation par les déjections canines et le chapardage de la production.
Des effets immobiliers à encadrer
L’effet pervers de toute amélioration du cadre de vie est la hausse des prix de l’immobilier. Les rénovations urbaines, les projets de parcs ou de nouveaux transports en commun s’accompagnent d’un accroissement des investissements dans la pierre des quartiers alentour. Qualité de vie et spéculation immobilière font ainsi bon ménage. Et quand un quartier devient agréable et vivant, attirant par conséquent de nouveaux habitants, cela provoque l’expulsion de ceux qui n’ont pas les moyens des augmentations des loyers et des prix de l’immobilier. Un véritable cheval de bataille pour des associations comme Un centre-ville pour tous à Marseille.
Les municipalités doivent donc accomplir leur mission de maîtrise foncière, éventuellement avec l’appui des établissements publics fonciers (EPF), afin d’assurer la mixité sociale. Et ce en soutenant notamment la production de logements sociaux dans les zones de forte pression immobilière.
Une autre question se pose : conserver des dents creuses irait-il à l’encontre de la densification des villes, phénomène prôné pour limiter l’étalement urbain et censé être favorisé par les nouveaux plans locaux d’urbanisme (PLU) ? Comme vu précédemment, une des principales causes de cet étalement urbain est la faible qualité de vie en centre-ville, qui pousse ses habitants à le fuir. Les quelques dents creuses devenues des espaces partagés auront peu d’impacts sur l’offre de logements ; par contre, elles participeront au maintien des citadins en ville.
Il existe par ailleurs un énorme potentiel de densification urbaine par le comblement de dents creuses dans les bâtis, à savoir les différences de hauteur entre les immeubles adjacents, qui fournissent des espaces pour des surélévations. Recensons alors ces autres dents creuses et essayons d’y construire de nouvelles habitations.
Conclusion
Préserver des dents creuses pour les utiliser à des fins d’amélioration du cadre de vie peut facilement être taxé d’utopie et de désir de « bobos ». Mais la lenteur des pouvoirs publics à favoriser la qualité de vie en ville a déjà poussé les citadins à parfaire eux-mêmes leurs quartiers et à se les réapproprier.
N’en déplaise à ceux qui ne croient pas en la possibilité de gérer collectivement des espaces en centre-ville, le mouvement est déjà amorcé, et il n’en est peut-être qu’à ses débuts. Une forme de résistance en milieu urbain que décrit l’architecte-urbaniste Nicolas Soulier, dont les mots constituent la meilleure conclusion :
Il est difficile d’influer sur les vastes opérations d’urbanismes. Mais on peut agir concrètement au quotidien devant chez nous, à notre porte : c’est à notre échelle et dans le domaine du possible. Nous les habitants, nous pourrions améliorer les rues dans lesquelles nous habitons, et, pour une part essentielle, nous sommes les seuls à pouvoir le faire. Cela exige que nous trouvions collectivement le moyen de cesser de stériliser nos rues et de bloquer les initiatives.
(Soulier, 2012, p. 7)
Quelques liens utiles
Robins des villes. Connaître, partager, connaître notre cadre de ville