Contexte de l’étude
La période allant de 2002 à 2012 est marquée par la mise en circulation de la monnaie unique européenne, par la crise financière de 2008 et celle des dettes souveraines dans certains pays européens. Ces évènements majeurs ont modifié durablement le paysage financier européen et ont eu des conséquences sur les stratégies financières des entreprises françaises. Alors qu’elles sont traditionnellement dépendantes du financement bancaire et en monnaie nationale, certaines ont choisi d’emprunter sur les marchés financiers et/ou en devises.
L’étude présentée dans cette synthèse examine les conséquences de ces choix sur la performance des entreprises françaises cotées non financières en isolant notamment la période relative à la crise de 2008. Elle donne ainsi des pistes importantes aux acteurs de l’immobilier quant à leurs stratégies d’investissement sur les marchés étrangers.
Trois raisons essentielles justifient le recours des entreprises à l’endettement en devises.
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Elles sont en quête de meilleures conditions de financement. Cette motivation est particulièrement patente dans les pays où les marchés sont étroits, peu liquides et les coûts de transaction élevés. Cependant, même dans les États qui échappent à ces contraintes, les entreprises peuvent s’endetter en devises étrangères pour des raisons économiques.
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Elles souhaitent éliminer le risque de change en ayant recours à une couverture naturelle. C’est notamment le cas si elles s’endettent dans la devise d’un pays étranger afin d’y réaliser un investissement direct ou si elles cherchent à compenser des revenus dans une devise par des sorties de trésorerie dans la même devise.
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Enfin, les entreprises s’endettent en devises pour des raisons opportunistes afin de tirer avantage d’un différentiel de taux d’intérêt. Elles vont ainsi s’endetter dans les devises des pays dont les taux d’intérêt sont plus faibles que ceux de leur monnaie nationale (Keloharju & Niskanen, 2001 ; Esho et al., 2007). Elles courent le risque d’augmenter leur exposition au risque de change (Allayannis et al., 2003) et d’être contraintes d’utiliser des produits dérivés de change pour couvrir ce risque supplémentaire. Quelles que soient leurs motivations, en s’endettant en devises étrangères, les entreprises s’exposent à une variation défavorable de leurs annuités de remboursement du fait des fluctuations de ces devises par rapport à leur monnaie nationale. Il apparaît alors que le recours à la dette en monnaie étrangère peut entraîner des conséquences positives ou négatives sur la performance de l’entreprise.
Aussi, l’objectif principal des travaux présentés dans cette synthèse est-il d’examiner l’effet de l’endettement en devises des entreprises françaises sur leur performance, de vérifier si celui-ci est identique avant, pendant et après la crise de 2008 et de l’analyser à la lumière des arguments de la théorie de la structure du capital (Modigliani & Miller, 1958, 1963 ; Jensen, 1986 ; Jensen &Meckling, 1976 ; Ross, 1977 ; Myers & Majluf, 1984) ou celle de la couverture des risques financiers (Smith & Stulz, 1985).
Méthodologie
L’échantillon analysé dans cette étude est constitué des 115 entreprises non financières françaises cotées à Euronext et composant l’indice CAC All-Tradable1, soit un panel équilibré de 1 265 observations. Cet échantillon exclut les entreprises financières, en raison de leurs caractéristiques de financement spécifiques, les entreprises publiques et celles pour lesquelles les données sont incomplètes.
Nous avons étudié ces entreprises sur la période allant de 2002 à 2012. Cette période relativement longue, postérieure à la mise en circulation de la monnaie unique européenne et intégrant des périodes de fortes turbulences sur les marchés de capitaux, a permis de saisir l’influence de la crise financière de 2008 sur l’utilisation de la dette en devises et ses conséquences sur la performance des entreprises.
Les données relatives à la dette en devises étrangères et aux politiques de couverture des risques des entreprises ont été collectées manuellement à partir des rapports annuels. Les données comptables ou financières et les données de marché ont été extraites respectivement des bases de données Thomson ONE Banker et Datastream.
Afin de tester l’effet de la dette en devises sur la performance de l’entreprise et vérifier si celui-ci résulte de sa politique de couverture des risques ou de sa politique de choix de financement, nous avons procédé de la manière suivante :
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Nous avons étudié le lien entre l’endettement en devises et la performance. Pour ce faire, nous avons cherché à établir une relation linéaire entre une variable expliquée, la performance évaluée à partir de mesures comptables, financières (la rentabilité économique, la rentabilité financière et boursière), et des variables explicatives, les deux types de dettes – nationale et en devises. Nous y avons ajouté des variables de contrôle2 telles que la taille, la couverture à l’aide des produits dérivés3, les opportunités d’investissement, la liquidité, le paiement des dividendes et la diversification géographique.
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Puis, nous nous sommes demandé si la crise financière de 2008 modifiait la relation entre l’endettement en devises étrangères et la performance des entreprises non financières. Pour contrôler l’effet de la crise financière, nous avons créé trois variables muettes4: Précrise, Crise et Postcrise respectivement pour les périodes 2002-2006, 2007-2009 et 2010-2012.
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Enfin, nous avons examiné le signe de la relation entre les variables de performance et chacune des composantes de la dette.
Résultats
En dépit de la crise, l’attrait pour la dette en devises s’est confirmé. Celle-ci est passée de 16 % en moyenne avant et pendant la crise à 19 % après la crise, comme en témoignent les résultats du tableau 1. Cet accroissement de la dette en devises s’explique par la volonté des entreprises de réduire leur dépendance à l’égard des banques et de diversifier leurs sources de financement notamment par l’émission de dettes obligataires en devises (principalement en dollars américains, en livres sterling, en yuans) pour pallier les fermetures régulières du marché en euros.
Tableau 1. Taux d’endettement en devises des entreprises non financières françaises cotées à Euronext et composant l’indice CAC All-Tradable (2002-2012)
Période précrise (2002-2006) |
Crise (2007-2009) |
Postcrise (2012) |
Période totale (2002-2012) |
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Moyenne |
16 % |
16 % |
19 % |
17 % |
Avant la crise de 2008, l’endettement en devises améliore la performance de l’entreprise quelle que soit la mesure de performance retenue, tandis qu’il la dégrade après. Pendant la crise, l’effet de l’endettement sur la performance est positif quand des données boursières sont utilisées et négatif avec des données comptables. Ce résultat n’est pas surprenant car les données comptables capturent les performances passées (ou actuelles) alors que les données boursières reflètent les anticipations des investisseurs. En période de crise, ce n’est pas tant la nature de la dette qui détériore la rentabilité comptable et financière que l’importance du levier.
En comparant le signe de la relation entre les variables de performance et les deux composantes de la dette, nous constatons qu’il est le même que la dette soit en monnaie nationale ou libellée devises avant et après la crise. Ce signe est positif avant la crise et négatif après. L’endettement en devises peut donc répondre à une logique de financement ou à une logique de couverture. L’effet positif sur la valeur boursière des entreprises avant la crise est conforme à certaines prédictions des théories de la structure du capital qui stipulent que l’endettement, en permettant de réaliser des économies d’impôts, en contrôlant et en disciplinant les dirigeants, en signalant les bonnes performances des entreprises au marché, augmente la performance boursière (Harvey et al., 2004). L’impact négatif constaté après la crise corrobore les prédictions de la théorie du financement hiérarchique selon laquelle les investisseurs considèrent que les entreprises très rentables n’ont pas besoin de recourir au financement externe. Mais qu’il s’agisse de la période qui précède la crise ou de celle qui lui est postérieure, les entreprises utilisent la dette en devises à des fins de couverture (Mefteh-Wali & Rigobert, 2013).
Durant la crise, l’effet de l’endettement en devises sur la performance boursière est différent selon que la dette est libellée en devises étrangères ou en euros ; positif et significatif dans le premier cas et négatif dans le second. Il en résulte que seuls les arguments de la théorie de la couverture des entreprises (réduction de la volatilité des flux de trésorerie et des coûts de sous-investissement) peuvent justifier l’effet positif de la dette étrangère sur les performances des entreprises françaises. Ce résultat diffère de celui d’Allayannis et al. (2003) qui ont constaté que la dette en devises étrangères avait une incidence négative sur les entreprises d’Asie orientale pendant la crise économique et financière de 1997.
Les entreprises qui utilisent des produits dérivés de change affichent des performances boursières négatives pour toutes les sous-périodes étudiées. Plusieurs éléments peuvent expliquer ce résultat. D’abord, le cadre légal français est moins protecteur pour les investisseurs que ne l’est celui des pays de tradition anglo-saxonne. Deuxièmement, le système de gouvernance des entreprise françaises, caractérisé par une forte concentration de la propriété et une prédominance de l’actionnariat familial, induit une forte asymétrie d’information. Enfin, une part croissante du capital des sociétés cotées à Euronext est détenue par des investisseurs institutionnels, lesquels possèdent un portefeuille diversifié qui leur permet de gérer le risque de change (Ben Khediri & Folus, 2010).
Bien qu’étant des stratégies de couverture substituables, les répercussions de l’endettement en devises étrangères et de l’utilisation des produits dérivés diffèrent, notamment en période de crise.
Apports
Les résultats de cette étude présentent un intérêt pour plusieurs acteurs. Ils indiquent aux dirigeants que l’endettement, qu’il soit en devises ou en monnaie nationale, constitue une source de risque supplémentaire en période de crise et rappellent les dangers de la dette. De plus, ils leur fournissent des informations importantes sur les conséquences des choix de couverture sur la performance de leur entreprise selon la conjoncture. Cet éclairage est primordial pour les entreprises du secteur de l’immobilier qui opèrent sur les marchés étrangers afin qu’elles ajustent leur stratégie.
Alors que l’on pourrait s’attendre que l’asymétrie d’information soit plus forte en période de crise et induise un biais domestique5 dans le portefeuille des investisseurs, les résultats montrent le contraire. Ils permettent de rassurer les nouveaux investisseurs qui pourront considérer la dette en devises à la fois comme un signal de la bonne qualité de l’entreprise et un moyen de couverture qui permet d’améliorer la fiabilité des prévisions des analystes et donc de sécuriser leur investissement.
Enfin, les résultats de l’étude confirment aux régulateurs que les entreprises françaises utilisent la dette en devises dans une logique économique (financement et/ou couverture) et non spéculative.
Limites et pistes de réflexion
Dans cette étude, l’origine des emprunts n’a pas pu être identifiée. Ainsi, les crédits contractés auprès des banques françaises et ceux contractés auprès de banques étrangères ont été confondus. De même, il n’a pas été possible de distinguer entre les émissions obligataires en devises et les emprunts bancaires en devises. Cependant, il est probable que la nature et l’origine de l’endettement en devises influent de manière différente sur la valeur de l’entreprise emprunteuse.
Les entreprises multinationales n’ont pas été isolées dans l’échantillon. Celles-ci opèrent sur plusieurs marchés, dans plusieurs devises et peuvent faire de la compensation multilatérale. Par conséquent, l’effet de l’endettement en devises sur la valeur de ces entreprises et sur celle des entreprises nationales peut être très différent.
La période d’étude est caractérisée par un euro fort (jusqu’à 1,60 USD en 2008). Qu’en est-il quand l’euro est plus faible et que les taux d’intérêt varient ?
Le secteur d’activité n’a pas été retenu dans cette étude. Il pourrait être intéressant d’analyser l’endettement en devises d’un secteur d’activité tel que l’immobilier sur un échantillon d’entreprises européennes afin de mettre en évidence des similitudes et des différences à la fois sectorielles et nationales. Le choix de l’immobilier serait pertinent d’autant que la crise financière de 2008 trouve son origine dans le dégonflement de la bulle immobilière américaine des années 2000 et la crise des subprimes.