Introduction : l’idée floue de la ville smart et sa concrétisation urbaine
Au tournant des années 2000, la smart city – souvent traduite par « ville intelligente »1 – s’impose comme le nouveau modèle urbain pour les urbanistes et les promoteurs immobiliers. Ce modèle devient particulièrement prisé en Asie orientale, où les mégaprojets urbains se multiplient, comme à Singapour (Brook, 2016), à Ningbo en Chine (Li et al., 2015), ou encore à Songdo en Corée du Sud (Halegoua, 2011).
Le concept de smart city, initié par des acteurs industriels comme IBM et Cisco, ne repose en fait sur aucun cadre théorique structuré, contrairement à la cité-jardin d’E. Howard (1902) par exemple. La définition malléable de la smart city favorise des discours où la technologie est présentée comme une réponse aux enjeux urbains contemporains. Selon les promoteurs, elle sert tantôt à une durabilité environnementale, tantôt à la sécurité, ou encore à la participation citoyenne via des outils numériques. Cependant, dans une perspective de géographie critique, cette vision technocentrée occulte les inégalités sociospatiales qu’elle engendre. En effet, les équipements smart, bien que conçus pour faciliter le quotidien, se révèlent parfois sources de contraintes pour les habitants qui, loin d’adopter passivement ces outils, doivent ajuster leurs usages et développer des pratiques spécifiques pour les intégrer. Autrement dit par A. Townsend, la ville smart est un lieu « où les technologies de l’information sont utilisées pour résoudre des problèmes [urbains] anciens et nouveaux » (Townsend, 2014, préface).
Pour comprendre le processus de construction d’une ville smart et aller au-delà de la réflexion théorique, cet article propose une étude de cas concret : la ville smart de Songdo en Corée du Sud. Contrairement à Singapour et à Ningbo où les pratiques et aménagements dits smart se sont greffés sur des infrastructures préexistantes, Songdo se distingue par son ambition à réaliser, selon ses concepteurs, une ville smart ex nihilo « en transition vers le futur » (Khanna & Khanna, 2010). Décrite par le journal World Finance comme « la ville la plus smart au monde » (Lobo, 2014) et par le New York Times comme une « utopie high-tech coréenne » (Licalzi O’Connel, 2017), Songdo apparaît dans la presse internationale de la fin des années 2000 comme un modèle tangible de ville smart. Néanmoins, dans les médias, la représentation de Songdo s’apparente plus à un récit de science-fiction qu’à une expérience urbaine sensible et concrète. Pourtant, la ville existe et, en 2019, elle compte environ 150 000 habitants. Que signifie alors vivre au quotidien dans cette ville smart ? Qui choisit d’y habiter ? Au-delà du discours médiatique, peut-on aborder cette ville autrement que par des opinions préconçues ? Dans quelle mesure son statut de ville smart impacte-t-il le quotidien des habitants ?
S’inspirant des théories d’H. Lefebvre (2000/1974) sur la production de l’espace et s’appuyant sur une ethnographie menée à Songdo entre 2018 et 2022, ce travail analyse les écarts entre la planification, la production et l’expérience urbaine. Pour cela, l’article commence par déconstruire le discours médiatique entourant ce mégaprojet afin de distinguer l’espace concret du discours urbain idéalisé véhiculé par les promoteurs et les médias. L’analyse permet ensuite de confronter ces représentations aux perceptions des habitants. L’enjeu est de comprendre si le qualificatif smart transforme l’expérience urbaine ou si, au quotidien, Songdo est vécue de manière ordinaire et comparable à d’autres villes.
Un mégaprojet au fil du temps : développement et mise en place d’une narration idéale
Construite sur deux îles artificielles, Songdo est un mégaprojet immobilier qui vise à accueillir à terme 250 000 habitants sur une surface de 610 hectares comprenant 4 650 000 m2 de bureaux, 450 000 m2 d’hôtels et 900 000 m2 d’espaces de loisirs et le reste en logement (Kim, 2010). De par sa taille et son ambition, son développement est sujet à ce que C. Yang (2019) appelle une “loud narrative”, une narration puissante qui permet à la ville d’exister dans l’imaginaire collectif. Or, cette narration prend la place de l’histoire factuelle du projet. En effet, les promoteurs commencent le récit du développement de Songdo en 2003, lorsque la ville intègre la zone économique franche d’Incheon. Dans les faits, les racines du projet remontent à la fin des années 1970, avec pour objectif de construire un quartier de loisirs et de logements sur des polders en face du littoral d’Incheon. Cette histoire revisitée du projet inspire l’idée d’un développement exceptionnellement rapide ; les promoteurs vendent ainsi leur capacité de production urbaine accélérée.
Pour déconstruire ce discours médiatique, une fouille de textes a été réalisée sur un corpus issu principalement des archives de presse de Naver. En suivant la méthode de M. Roche (2021), il a été ainsi possible d’analyser les milliers d’articles publiés sur Songdo dans la presse sud-coréenne et internationale (anglophone). Comme la plupart des articles étaient au format image, ils ont d’abord été convertis en texte grâce au logiciel Prizmo (ROC). Un programme de fouille de textes ad hoc a ensuite été utilisé pour détecter les mots-clés les plus fréquents, en excluant les mots de liaison selon une liste de “stopwords” adaptée au coréen et à l’anglais. Le programme a extrait les dix termes les plus employés dans chaque article, puis compilé ces résultats, pour identifier les mots les plus fréquents par année et par source.
En remontant aux origines du projet, ni les promoteurs ni la presse ne qualifient Songdo de smart. Au début des années 2000, Songdo est décrite comme une ville internationale ; elle ne commencera à être qualifiée de smart dans les supports marketing et la presse qu’à partir de 2010. En 2018, elle est systématiquement identifiée comme un modèle de smart city par les médias. Cette évolution apparaît logique dans la mesure où l’expression “smart city” se manifeste à la suite du lancement de l’iPhone en 2007, qui marque l’arrivée des technologies smart dans le quotidien du grand public. Quand le concept de smart city émerge, il semble alors correspondre au développement de Songdo. Ses créateurs, qui ont prévu depuis les années 1990 d’intégrer des technologies urbaines, s’en saisissent pour qualifier la ville. Le projet de Songdo est donc ancien et a été décrit comme smart après que la ville a été partiellement construite et habitée.
Au début des années 2000, Songdo est surtout un projet de ville internationale destiné à attirer des investissements étrangers en Corée du Sud. Cette dimension internationale est renforcée en 2003 avec l’intégration de Songdo dans la zone économique franche d’Incheon, marquant la volonté des autorités de faire de la ville un pôle d’attraction pour les entreprises étrangères qui, de facto, bénéficient d’avantages fiscaux et de régulations favorables. Songdo est ainsi conçue avec l’ambition de faire venir une population étrangère ; c’est pourquoi les promoteurs construisent un parc de logements qui répond à des standards urbains internationaux, principalement nord-américains. En 2018, le paysage urbain de la ville est dominé par des immeubles-tours qui, dans l’imaginaire urbain français, rappellent les grands ensembles mais s’apparentent en réalité davantage aux luxueuses tours à condos nord-américains. Avec 90 % du parc immobilier constitué de logements luxueux, Songdo devient une zone résidentielle coûteuse, où seule la classe moyenne supérieure dispose des moyens financiers pour y résider (Peyrard, 2023).
Toutefois, contrairement aux attentes des promoteurs, peu d’étrangers s’installent à Songdo. Bien que des entreprises étrangères s’y implantent, sur les 100 000 habitants que comptait la ville en 2016, moins de 3 000 étaient des étrangers (Lee, 2016). Ces données démographiques démontrent que la majorité des résidents appartient à une élite sociale sud-coréenne. Cette homogénéité sociale met en lumière un premier décalage entre le discours des promoteurs sur l’essor d’une ville internationale diversifiée et la réalité de sa composition démographique élitiste.
Songdo, une ville smart inattendue
Même si Songdo n’a pas initialement été conçue smart, son développement prévoyait l’intégration de technologies urbaines dès les années 1990. En 1987, aux États-Unis, W. H. Dutton et al. envisagent la possibilité que :
Over time, households can develop more complete systems by integrating equipment and devices by means of small home computers, which might control room temperature and lighting, and, in the not-too-distant future, forming community information systems that connect the system at home with various others in the public and industrial worlds.
(Dutton et al., 1987, p. 144)
À Songdo, dans les années 1990, les promoteurs sont en train de lancer ces technologies de l’information et de la communication (TIC) anticipées par W. H. Dutton. Certes, des expérimentations similaires existent aux États-Unis à cette même période, mais à échelle réduite. L’avance technologique de la Corée du Sud s’explique alors par la spécialisation de son économie dans le domaine des technologies : dès 1998, des entreprises comme Samsung et LG dominent le marché mondial (Yang, 2017). Tirant parti de cette dynamique, les promoteurs de Songdo ont prévu l’intégration de capteurs urbains dans l’espace public et de systèmes de domotique dans les appartements.
En 2008, quand les premiers résidents emménagent, leurs logements bénéficient de systèmes de gestion centralisée, accessibles via des écrans tactiles. Ces dispositifs, selon les documents promotionnels, sont conçus pour optimiser la consommation d’énergie et l’organisation domestique des habitants. Parallèlement, Songdo est dotée d’un centre de contrôle urbain chargé de la collecte, du traitement et de l’analyse des données urbaines en temps réel. Cette mégastructure informatique, associée au tissu urbain, transforme la ville en un laboratoire d’expérimentation des TIC. Bien que le modèle de smart city n’ait pas été au cœur de son projet initial, Songdo en devient un exemple par son intégration massive de technologies urbaines.
Le smart invisible : quand la technologie devient ordinaire
Comme l’expriment les géographes É. Comby et Y. Mosset, « discours et corpus n’existent qu’en contexte » (2016). En géographie humaine, le terrain devient une étape indispensable à la contextualisation de la recherche. Ainsi la méthode mise en place croise-t-elle le discours des médias et des promoteurs avec celui des habitants. Pour recueillir le discours des habitants, trois terrains ont été réalisés à Songdo entre 2018 et 2022, d’une durée variant de deux à neuf mois. L’ethnographie repose donc sur une installation sur le terrain et sur la réalisation d’entretiens construits à partir d’une grille semi-ouverte (Beaud, 2003). Trois axes principaux ont structuré les entretiens avec les habitants :
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leur quotidien et leurs aspirations à Songdo ;
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leur perception du concept de smart city et leur usage des technologies ;
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et, lorsque cela était accepté, une visite de leur logement.
Au total, 97 entretiens ont été menés auprès de 65 résidents vivant à Songdo depuis au moins un an.
Bien que les concepteurs de Songdo revendiquent son statut de smart city, le discours des habitants révèle que les éléments smart sont le plus souvent ignorés, voire rendus invisibles par l’absence d’intérêt qu’ils prêtent aux poteaux de capteurs et aux caméras. Ainsi, en 2020, M. Kim2, un résident de Songdo, explique que les caméras sont partout dans l’espace public comme dans le reste de la région capitale. À son échelle, il n’est pas capable de distinguer un modèle de caméra d’un autre, mais il est d’accord pour la mise en place de ce système d’observation. Pour les Sud-Coréens, la présence de ces technologies est banale, ancrée dans leur quotidien.
Puis, dans les logements, la domotique, connectée à un écran de contrôle, est décrite par les enquêtés comme une simple tablette numérique que la plupart n’utilisent pas. Les interrupteurs tactiles, qui fournissent des données précises sur la consommation électrique des appartements, sont considérés comme des gadgets superflus ; les commentaires recueillis l’attestent : « Je ne l’utilise pas »3 ou encore « Je ne sais pas comment ça marche, je ne l’ai jamais utilisé »4.
Ce point de vue des habitants sur la domotique et les technologies dans leur environnement urbain peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Le premier est que ces technologies sont inopérantes dans la sphère privée des habitants ; elles n’optimisent ni ne remplacent les activités du quotidien. Elles servent en fait principalement à collecter des données destinées aux opérateurs et aux autorités publiques. Ensuite, l’intégration de technologies dans le développement de Songdo s’inscrit dans une progression logique de l’implantation des TIC dans l’espace urbain sud-coréen. Un développement technologique qui touche toute la société et se perçoit, par exemple, à travers le taux élevé de pénétration des smartphones : dès 2013, 73 % de la population sud-coréenne en possédait un, contre 53 % aux États-Unis à la même période (Smith, 2021). Ce taux n’a cessé d’augmenter, atteignant 95 % en Corée du Sud en 2018, contre 81 % aux États-Unis et 75 % en France (Silver, 2019).
En Corée du Sud, le taux de pénétration des TIC a donc été exponentiel. Ainsi, quand les premiers habitants s’installent à Songdo à la fin des années 2000, leur environnement, constitué de capteurs et autres gadgets smart, correspond en réalité aux équipements attendus d’une ville moderne : des logements neufs connectés aux divers réseaux de distribution et de communication, une protection par vidéosurveillance, et des espaces de loisirs dotés de bornes Wi-Fi. Dès lors, l’expérience des technologies smart par les habitants est comparable à celle des autres grandes villes sud-coréennes, au point d’en devenir ordinaire.
D’après les entretiens réalisés, tous les répondants affirment être conscients que Songdo est une smart city. L’argument qui justifie leur perception, et qui revient le plus fréquemment, est que Songdo est une ville récente avec des appartements modernes. Cette description met en lumière un lien entre une représentation de la nouveauté urbaine et le smart dans le sens d’« élégant », c’est-à-dire qui répond à une norme plus esthétique et architecturale que technique.
Vers une ville sensible : comment les habitants façonnent leur espace
Une recherche plus approfondie des témoignages des habitants sur leur ville montre que leur discours s’éloigne de celui des promoteurs ; ils ne parlent pas plus de technologies que de smart. Comme le soulignent les travaux en 2014 et 2016 menés avec V. Gelézeau (Peyrard & Gelézeau, 2020), le développement de Songdo suscite des insatisfactions : de nombreux habitants qualifient Songdo de sigol (« campagne »), un terme qui exprime un sentiment de retard dans l’évolution urbaine par rapport aux attentes initiales. En effet, habiter Songdo signifie habiter sur une île dont, en 2023, la poldérisation n’est pas encore achevée et dont une partie des bâtiments n’est pas encore construite.
Les tours de logements flambant neuves côtoient ainsi des zones marécageuses en cours d’assainissement et des terrains vagues. Confrontés à cet état urbain encore en devenir, les habitants cherchent à s’approprier l’espace public selon leurs besoins, contribuant à une redéfinition informelle et sensible de l’espace urbain. Ce constat fait écho aux réflexions de R. Sennett (2002/1977) sur l’espace public et la sociabilité urbaine ; il soutient que l’espace public n’est pas seulement un lieu physique mais un espace de rencontre et d’interaction sociale. Songdo illustre cette dynamique : en réponse à l’attente d’un développement urbain futur, les habitants prennent possession des terrains vagues délaissés pour en faire, par exemple, des potagers urbains au cœur de la ville (Peyrard & Gélézeau, 2020). En 2022, les potagers sont une pratique urbaine formalisée, avec des entreprises qui proposent même la location de parcelles à cultiver. Or, une partie des personnes exploitant ces potagers ne résident pas à Songdo, ce qui démontre que l’espace public de la ville attire aussi des usagers extérieurs, non seulement pour le travail mais également pour des loisirs alternatifs. Dans la continuité, d’autres formes d’appropriation spontanée de l’espace public ont été observées sur les terrains vagues, comme l’installation de terrains de baseball près de l’université de Yonsei qui accueillent tous les week-ends de jeunes sportifs. Ces terrains sont aussi parfois transformés en parkings improvisés, une alternative gratuite aux stationnements payants de la ville. Ces pratiques soulignent une fois de plus l’influence des habitants dans la redéfinition des usages de l’espace public, en dehors des prévisions des promoteurs.
Comme dans tout projet urbain en construction, les équipements à Songdo tardent à être pleinement opérationnels, ce qui crée un décalage entre le discours médiatique et la pratique quotidienne. Présentés par les promoteurs comme des vecteurs d’amélioration du quotidien, les équipements smart participent en fait à la production d’un espace domestique normé où les habitants sont assignés à des usages prescrits. Le discours des habitants révèle une certaine invisibilité du système technologique urbain ou bien est-il simplement attendu. Pourtant, loin d’être de simples usagers, ils négocient en permanence leur rapport à ces technologies, exposant les frictions entre espace vécu et espace conçu (Lefebvre, 2000/1974). Évoquer leur ville, c’est exprimer la manière dont ils s’approprient les espaces vacants. Même si ces espaces informels sont encore peu nombreux, leur existence démontre l’importance de l’implication des usagers dans la conception de leur propre espace de vie, et cela en marge des plans établis par les promoteurs.
Conclusion
Songdo, souvent présentée comme un modèle emblématique de la smart city, révèle une expérience quotidienne plus nuancée que celle décrite par le discours marketing. Bien que les technologies avancées aient été intégrées dans le tissu urbain, elles ne semblent pas avoir transformé de manière significative le quotidien des habitants. Ces derniers perçoivent leur ville davantage comme un espace moderne en raison de sa nouveauté que comme une smart city, où les innovations technologiques influenceraient directement leurs pratiques quotidiennes.
C’est alors dans l’appropriation de l’espace public que Songdo témoigne de son potentiel urbain. Les habitants, confrontés à un environnement encore en développement, réinventent l’usage des espaces vacants. Cette dynamique d’appropriation spontanée montre comment l’espace physique devient un lieu de rencontre, d’interaction, et d’adaptation aux besoins locaux. Songdo, en tant que ville en devenir, n’est pas seulement un laboratoire de technologies urbaines, mais aussi un terrain d’expérimentation sociale où les habitants, à travers leurs pratiques quotidiennes, contribuent à redéfinir et à enrichir l’espace urbain au-delà des prévisions des développeurs.
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