Origine du viager
Pour comprendre l’origine du viager, nous nous baserons en grande partie sur les explications de Jean-Baptiste Coulomb, données dans sa thèse (2020). En France, il remonte au Moyen Âge, selon une datation qui fait consensus chez de nombreux spécialistes (Griffond, 2008 ; Drosso, 1993 ; Le Guidec & Portais, 2015). Aux prémices de ce contrat, le viager est principalement employé « comme moyen de transmission de biens en terres ou en argent en faveur d’églises et de monastères moyennant une jouissance viagère sous forme d’usufruit ou de rente » (Coulomb, 2020, p. 29). Cette pratique, connue sous le nom de « précaires », partage des similitudes avec la notion de rente établie en 846 par un édit de Charles le Chauve. Celui-ci stipule que le donateur recevrait, selon les circonstances, une valeur équivalant au double ou au triple de son usufruit, tirée des biens ecclésiastiques, sous forme d’usufruit ou de rente. Notons qu’à l’époque, la création monétaire n’existant pas, « le financement de travaux publics ou de guerres devenait impossible lorsque les “caisses de l’Etat” se retrouvaient vides » (Ouhibi, 2021). Le viager connaît dès lors un essor considérable à partir du xiiie siècle, permettant alors d’échanger de la monnaie disponible immédiatement en contrepartie d’une rente viagère. C’est ainsi que le mathématicien hollandais Jean De Witt calcule les premières rentes viagères en 1671 (Dupâquier, 1985).
En outre, l’interdiction par l’Église du versement d’intérêts au profit de prêts sans usure entre amis participe à l’établissement de la rente comme « véritable instrument de crédit » (Coulomb, 2020, p. 29). Dans la première moitié du xviie siècle, le ministère de Richelieu s’appuye sur ce modèle pour financer sa politique de guerre, ce qui marque une croissance significative des « rentes sur l’Hôtel de Ville ». Vers 1670, la dette royale est constituée « principalement de contrats de rentes viagères, connaissant un fort succès auprès de la bourgeoisie et de l’aristocratie » (Ouhibi, 2021).
Le système reposait sur un double contrats : un contrat d’aliénation, passé entre le roi et la municipalité parisienne, engageant une partie des revenus de l’État pour le paiement des arrérages des rentes, et un contrat notarié de constitution, établissant la preuve de cette aliénation au profit de chaque souscripteur.
(Moulin, 1998, p. 625)
D’autres formes de rentes viagères se développent également sous l’Ancien Régime, avec notamment le douaire, un type de rente viagère anticipée par un époux pour sa femme en cas de veuvage. Au xixe et au début du xxe siècle, le viager immobilier est très en vogue, devenant l’un des rares moyens d’accès à la propriété pour ceux qui ne disposent pas du capital requis, car le crédit immobilier est alors peu courant. Le dispositif se déploie ainsi auprès des particuliers, d’où sa codification par le Code civil en 1804, dans les articles 1964 à 1983 relatifs au viager.
Parallèlement, des œuvres littéraires abordant le thème du viager ont commencé à émerger, reflétant ce nouveau « fait social », avec les critiques que nous avons déjà mentionnées. Puis :
En 1861, l’État ouvre la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse à tous types de souscripteurs. Déjà en partie fondée par la loi du 18 juin 1850 sous la forme de Caisse de retraites pour la vieillesse, cette caisse sera ensuite consolidée sous le Second Empire le 20 juillet 1886 afin de fonctionner de façon autonome sous la garantie de l’État, à la manière d’une compagnie d’assurance-vie. Cette dernière vise en effet à constituer une rente viagère pour financer la retraite et sera l’une des premières tentatives de mobilisation de l’épargne-retraite et de régime de capitalisation par l’État en France.
(Coulomb, 2020, p. 30)
Le viager constitue donc un dispositif ancien, « maintenu dans le Code civil malgré de nombreux débats portant sur la protection des personnes âgées contre les aléas de la vie et le risque de dilapidation des biens au détriment des héritiers » (Coulomb, 2020, p. 30). Dans sa définition actuelle, le viager s’impose comme un type de vente qui « permet la cession d’un bien à une ou plusieurs personnes moyennant un élément aléatoire qui porte sur la durée de vie du ou des rentiers (le ou les vendeurs) » (Le Court, 2022).
Mécanisme et spécificités du viager
Le contrat de vente en viager « en combine deux autres. En ce qu’il ressortit au contrat de vente d’immeubles, il est onéreux et synallagmatique ; en ce qu’il ressortit au contrat de rente viagère, il est successif et aléatoire », explique Férial Drosso en 1993 (Drosso, 1993, p. 227). Le viager est en effet régi par les dispositions des articles 1968 à 1983 du Code civil dans la catégorie spécifique des contrats aléatoires, c’est-à-dire des conventions réciproques « dont les effets, quant aux avantages et aux pertes soit pour toutes les parties, soit pour l’une ou plusieurs d’entre elles, dépendent d’un événement incertain » (Code civil, article 19641), au même titre que le jeu, le pari ou encore le contrat d’assurance (Griffond, 2008 ; Artaz, 2016). Le contrat viager doit ainsi comporter un aléa objectif et véritable (en l’occurrence, la durée de vie du vendeur), condition sine qua non de sa validité. Dans cette perspective, l’article 1975 du Code civil frappe de nullité tout contrat de rente viagère créé sur « la tête d’une personne atteinte de la maladie dont elle est décédée dans les vingt jours de la date du contrat ». Le législateur frappe également de nullité le contrat dans lequel l’acheteur aurait « connaissance de la gravité de l’état de santé du vendeur » (Bulletin 1996, n° 184, p. 1282).
Il convient par ailleurs de souligner que le contrat de vente en viager doit respecter quatre conditions essentielles relevant du droit contractuel, à savoir la capacité de contracter, le consentement des parties, un objet certain ainsi qu’une cause licite (Griffond, 2008, p. 27). De plus, si l’extinction du contrat est générée, le plus souvent, par la mort du crédirentier, d’innombrables aménagements de nature à protéger les parties d’un potentiel déséquilibre excessif peuvent être prévus. Il est ainsi possible de conclure des ventes en viager avec une durée minimale déterminée en cas de décès prématuré du crédirentier, qui n’aurait pas eu le temps de profiter de sa nouvelle situation financière et dont les héritiers pourraient se sentir lésés (Le Guidec & Natan, 2023). A contrario, le débirentier peut demander que soit fixée une durée maximale de versement afin de se prémunir du risque d’acquérir un bien appartenant à une « nouvelle Jeanne Calment ». Ces possibilités, largement méconnues du grand public, revêtent une importance non négligeable, voire cruciale au regard de l’augmentation moyenne de la durée de vie et permettent de considérer le viager sous un angle nouveau (Le Court, 2022).
Le vendeur d’un bien en viager bénéficie en outre de deux types de garantie : « un privilège de vendeur et une clause résolutoire » (Coulomb, 2020, p. 32). Le privilège du vendeur, inscrit aux hypothèques, permet à celui-ci de primer sur les autres créanciers et partant, de s’assurer du « paiement du prix qu’il s’agisse d’un capital ou d’une rente viagère » (Coulomb, 2020, p. 32). Aussi, en cas de défaut de paiement du débirentier, le crédirentier pourra saisir le bien pour le vendre en justice et utiliser la somme pour recouvrer sa créance. La clause résolutoire prévoit, quant à elle, l’annulation de la vente en cas de défaut de versement de la rente par l’acquéreur. Cette protection du crédirentier doit formellement être stipulée dans l’acte et, si elle offre « une résolution de plein droit, celle-ci nécessitera l’intervention d’un huissier et du notaire, mais le juge n’interviendra que si le débirentier refuse de signer l’acte constatant la résolution de la vente » (Griffond, 2008, p. 39). Du côté des garanties offertes au débirentier, celles-ci apparaissent bien plus limitées et sont essentiellement de nature contractuelle (Drosso,1993, p. 237). En effet, s’il souhaite cesser le paiement des rentes, l’acquéreur peut demander le rachat de la rente ou la revente du bien. Dans ce dernier cas de figure, le crédirentier dispose d’un droit de regard sur la substitution du débirentier afin de s’assurer de la solvabilité de ce dernier.
Enfin, le contrat de vente en viager prévoit l’indexation de la rente qui « se fait sur un indice libre de choix, néanmoins, elle ne doit pas être inférieure à une indexation légale fixée chaque année par la loi de finances », précise Jean-Baptiste Coulomb (2020, p. 31). Dans cette optique, l’indice généralement retenu en matière d’indexation de la rente est celui des prix à la consommation, hors tabac (Ouhibi, 2021 ; Coulomb, 2020, p. 31 ; Griffond, 2008, p. 37), supposé représenter l’évolution du coût de la vie. Cette revalorisation, qui s’effectue chaque année à la date anniversaire de la signature de l’acte authentique, vise à protéger le vendeur contre l’inflation en s’assurant que son revenu réel ne diminue pas avec le temps.
En résumé, le contrat de vente en viager apparaît comme « un contrat très spécifique » (Drosso, 1993, p. 232) dans lequel « le crédirentier étant plutôt supposé se trouver en situation de faiblesse par rapport à son acheteur, la balance penche en faveur du premier, au détriment du second » (Griffond, 2008, p. 40). Un réel déséquilibre en défaveur de l’acquéreur se profile ainsi au sein de l’environnement juridique encadrant les contours de la vente en viager. Il convient alors d’étudier plus en avant les spécificités de ce cadre législatif.