Depuis le début du xxie siècle, les professions immobilières ont vu les nouvelles technologies envahir leur domaine d’activité et s’imposer comme des outils incontournables de leurs activités quotidiennes.
(Cheminant, 2021, p. 30)
Digitalisation, numérisation, automatisation…
Par définition, la digitalisation1 représente l’action de numériser. Pour le dictionnaire Larousse, « digitalisation » est synonyme de « numérisation ». « Et numériser signifie convertir une information analogique sous forme numérique. … La digitalisation consiste donc en la modification des processus à l’aide d’outils digitaux vers une numérisation croissante des procédés » (Locomotiv’, s. d.).
Pour le syndic, la digitalisation a débuté tout d’abord par la dématérialisation des documents, imposée par la loi ALUR : transformer le papier en version numérique afin qu’il soit classé dans le cadre d’une gestion électronique des documents. Si la dématérialisation ne permettait pas de gagner du temps, c’est le cas cependant de l’automatisation. Au fur et à mesure des avancées technologiques, l’automatisation prend une nouvelle dimension avec l’application de logiciels aux fonctions administratives ; elle est dorénavant envisagée comme une solution pour les tâches répétitives et les activités chronophages. Dans une conférence organisée en février 2024 par l’Institut de la performance et de l’innovation dans l’immobilier (IP2I), consacrée aux évolutions des métiers du secteur, Csongor Csukás2 affirme ainsi :
Je pense qu’il faut distinguer « digitalisation », « robotisation » et « automatisation ».
Dans la digitalisation, au lieu de traiter des documents papiers, on traite des documents numériques, mais sans modifier le process. Par exemple, au lieu de renseigner une fiche de visite sur papier, on renseigne ces fiches sur une tablette. Autre exemple est le traitement des réclamations par les helpdesks3.
La robotisation consiste à confier à une machine une tâche qui était faite par un humain auparavant. Et ceci sans nécessairement changer de process. La tâche s’intègre dans le process, sans le modifier radicalement.
L’automatisation consiste à revoir entièrement le process et à le faire exécuter par une machine, d’autant plus que les technologies évoluent.
(Csukás, 2024)
De la « montagne » de papiers, de par son activité d’administrateur de biens, à l’archivage numérique en ligne, des courriers, fax et appels téléphoniques incessants aux mails et à la mise en place d’un extranet, le syndic professionnel a vu ces différentes innovations technologiques pénétrer son activité. La numérisation, avec la gestion électronique des documents, et l’automatisation du traitement administratif ou comptable des factures, aidée en cela par des robots logiciels, ont intégré son quotidien depuis quelques années et ont entraîné des modifications profondes pour le marché de la gestion de copropriété.
Une accélération depuis 10 ans
Chez les syndics, « l’adoption du numérique s’est faite de manière progressive. Elle a débuté par l’informatisation traditionnelle des activités grâce aux progiciels » pour se poursuivre avec « l’avènement d’internet » (Dahan, 2023d) vers les années 2000. Puis les outils numériques ont été intégrés de manière hétérogène et graduelle selon les cabinets, avec pour objectif principal de faciliter la communication entre syndic et copropriétaires. Ce qu’’avancent les premiers résultats du programme de recherche « (Ré)gé(né)rer les copropriétés : connaître et comprendre les copropriétés, les mobiliser pour la ville durable »4 :
Les syndics ne semblent pas moteurs dans la digitalisation, mais plutôt suiveurs, certains jugeant même que la profession a « raté le virage du numérique » (Association professionnelle). Depuis les années 2000, la digitalisation de l’activité des syndics a certes connu plusieurs avancées, mais essentiellement sous l’effet de facteurs externes.
(Barnhusen et al., 2023, p. 130)
L’intégration des outils numériques a connu une accélération grâce à l’impulsion des « pouvoirs publics qui ont notamment joué un rôle de déclencheur en imposant au travers de la loi Alur le déploiement d’extranets devant permettre aux copropriétaires d’accéder directement à une liste de documents relatifs à leur immeuble » (Barnhusen et al., 2023, p. 130). Ainsi, la loi ALUR de 2014 a instauré l’obligation, par les syndics professionnels, de proposer un accès en ligne sécurisé aux documents dématérialisés relatifs à la gestion de la copropriété, renforcée par le décret du 21 octobre 20155, qui a précisé les modalités d’envoi des notifications et mises en demeure par voie électronique en copropriété, avec l’accord exprès du copropriétaire6. Ces apports législatifs ont entraîné un véritable basculement numérique pour la gestion de copropriété : la dématérialisation a accéléré la digitalisation du métier de syndic, ce qui a permis également de répondre aux attentes des copropriétaires qui, de leur côté, utilisaient déjà de plus en plus le numérique dans leur vie professionnelle ou quotidienne7.
Cette marche vers la digitalisation s’est poursuivie grâce à la loi ELAN de 2018 et son décret d’application du 23 mai 2019 qui a fixé une liste minimale de documents à mettre en ligne, différenciés selon qu’ils concernent chaque copropriétaire, l’ensemble de la copropriété ou les membres du conseil syndical. Les documents dématérialisés doivent être actualisés au moins une fois par an, dans les trois mois suivant la dernière AG annuelle, et être téléchargeables et imprimables par les copropriétaires et le conseil syndical au moyen d’un code personnel sécurisé garantissant la fiabilité de leurs identifiants. Cette digitalisation, la loi ELAN l’impose même puisque qu’avec elle, le défaut de transmission des pièces demandées par les membres du conseil syndical est assorti de pénalités à imputer sur les honoraires du syndic, d’un montant minimal de 15 euros par jour de retard !
Par ailleurs, c’est également la loi ELAN qui instaure la possibilité de réaliser l’AG en visioconférence, en précisant que « les copropriétaires peuvent participer à l’assemblée générale par présence physique, par visioconférence ou par tout autre moyen de communication électronique permettant leur identification »8. L’un des objectifs de cette loi est d’encourager la participation des copropriétaires à l’AG en faisant la promotion de plusieurs dispositifs innovants, tels que l’AG à distance ou l’AG par correspondance car il est aussi donné la possibilité aux copropriétaires de « voter par correspondance avant la tenue de l’assemblée générale, au moyen d’un formulaire établi conformément à un modèle fixé par arrêté »9. Une disposition presque « visionnaire » tant elle est apparue indispensable avec la crise de la Covid-19 qui a surgi quelques mois après !
La crise de la Covid-19 a donné un coup d’accélérateur brutal à la digitalisation, les confinements imposant la pratique des AG à distance et/ou par correspondance. En réalité, les textes de loi étaient déjà prêts pour cela mais la crise de la Covid-19 a fonctionné comme un activateur massif de ces pratiques chez les syndics.
(Barnhusen et al., 2023, p. 130)
Pour les syndics, se digitaliser n’était alors plus une possibilité encouragée mais une obligation : AG en visioconférence, vote par correspondance, système d’authentification à distance… Ces outils digitaux, en palliant l’impossibilité de réunion en présentiel, se sont avérés indispensables pour maintenir la vie en copropriété dans des circonstances exceptionnelles. C’est d’ailleurs ce que souligne une étude de McKinsey & Company (2020) estimant que cette crise du Covid a entraîné une accélération de la digitalisation des entreprises de trois à sept ans. En effet, « la pandémie a contraint les entreprises à déployer rapidement des technologies numériques, accélérant considérablement des tendances qui se développaient à un rythme beaucoup plus lent avant la crise » (Rodriguez Contreras, n. d.).
Depuis, ce phénomène se poursuit de manière plus ou moins inégale selon les acteurs, notamment chez les plus petits syndics qui éprouvent encore des difficultés à digitaliser tous leurs process quand bien même les attentes des copropriétaires en la matière se confirment : au sortir de la crise, 60 % des copropriétaires se déclarent prêts à participer à une AG à distance de manière durable, selon une enquête IFOP pour Hello Syndic en 2020.
Si les syndics ont eu tout le temps de s’adapter pour respecter la réglementation, certains, plutôt des indépendants, ne semblent pas vouloir aller plus loin. … Pour certains syndics, notamment indépendants, ce moment a constitué une rupture dans leurs pratiques. « Il a fallu qu’on aide nos adhérents à s’adapter. Il y en avait certains, ils ne savaient même pas ce que c’était un rétroprojecteur » (Syndicat professionnel). Aujourd’hui encore, deux lignes s’affrontent au sein de la profession sur des sujets comme les AG à distance que les Groupes poussent, tandis que les indépendants sont plus timorés. « De nombreux acteurs disent que les AG virtuelles ne marchent pas. Ils insistent en particulier sur la difficulté à procéder au décompte des voix » (Ecole).
(Barnhusen et al., 2023, p. 130)
Ainsi, pour résumer, « contrairement à d’autres secteurs où la digitalisation est investie par les acteurs comme un relais de croissance, pour les syndics tout se passe comme si c’était “le législateur [qui] impulsait la digitalisation des activités” (Ecole) » (Barnhusen et al., 2023, p. 130) ; une digitalisation qui s’est largement développée en réponse à la crise de la Covid-19 et soutenue là encore par la législation française, mais de manière inégale selon la typologie des acteurs : les grands groupes, parce qu’ils savent manier les outils numériques, ont su implanter la digitalisation dans leur activité de manière durable, là où les petits cabinets, souvent familiaux, n’en ont pas eu en général les moyens.
De nouveaux acteurs digitaux
Certains syndics ont su s’adapter à la digitalisation de leur profession en proposant leurs prestations entièrement en ligne. Les promesses de ces « syndics en ligne » ou « néosyndics » portent sur une plus grande réactivité, une meilleure disponibilité et une simplification des échanges avec le gestionnaire de copropriété puisque le client a la possibilité d’effectuer toutes ses démarches à travers une application mobile ou sur un site en ligne dédié.
Ces syndics « nouvelle génération » entretiennent un rapport différent aux outils numériques sur lesquels ils bâtissent leur modèle… « Ils développent des solutions full web, en termes de visuel c’est plus attractif (Association professionnelle). Ces nouvelles plateformes obligent les syndics qui ne le faisaient pas déjà à s’interroger sur la qualité de l’expérience numérique qu’ils proposent à leur client.
(Barnhusen et al., 2023, p. 130)
Ce nouveau modèle que l’on a étiqueté comme « désintermédié » parce qu’il permet de se passer de la présence physique du syndic10 a incité les autres syndics professionnels à adopter des outils plus digitaux et à revoir leur process pour gagner en réactivité. D’ailleurs, si certains de ces syndics en ligne sont des pure players issus de la Proptech et soutenus par « d’importantes levées de fond », d’autres « proviennent du métier et peuvent même être attachés à des Groupes historiques investis dans le développement de services de gestion digitalisée » (Barnhusen et al., 2023, p. 49).
Depuis, ce « dernier coup d’accélérateur de la digitalisation des syndics » (Barnhusen et al., 2023, p. 130) s’est fortement ralenti. Comme dans d’autres secteurs, l’envolée digitale d’entreprises a subi un atterrissage parfois douloureux :
On se souvient de la contre-publicité du néo syndic Bellman « vous n’avez aucune raison de subir votre syndic… à moins d’aimer ça ! » Le même Bellman est en liquidation judiciaire depuis le mois de novembre 2023. … Pareillement la plateforme Matera qui prétendait réinventer le métier a été condamnée pour dénigrement et pratiques commerciales déloyales et trompeuses. Le retour sur terre a ouvert les yeux de ses dirigeants : Matera vient finalement d’ouvrir sa propre structure de syndic de copropriété… quand ses mêmes dirigeants n’ont cessé de clamer que ce modèle de syndic professionnel était voué à disparaître au profit d’une solution de syndic « fait à la maison », avec un seul smartphone pour commander des interventions et les payer.
(Perrissel, 2024)
En 2023, L’Institut Paris Region proposait une frise (Barnhusen et al., 2023, p. 51) identifiant les nouveaux entrants au 1er novembre 2022 : date de création, type de gestion et provenance. En 2024, combien sont encore présents et proposent des services identiques ?
À partir de cette frise, nous avons synthétisé les derniers mouvements constatés : disparitions, rachats, concentrations… (voir la figure 3).
Figure 3. Les derniers mouvements constatés des nouveaux entrants en avril 2024
« La catégorie des “anciens” renvoie aux solutions développées par d’anciens syndics, par opposition aux “Groupes” qui ont investi dans la gestion digitalisée et aux “pures players” qui sont issus de la Proptech ». La date indiquée est la date de création.
Transformé à partir de Barnhusen et al., 2023, p. 51.
Comme pour le marché traditionnel, les nouveaux syndics en ligne connaissent un phénomène de concentration mais également de « réintermédiation » pour certains d’entre eux, comme Homeland, Cotoit dans une moindre mesure, Matera et Manda, en alliant digital et présence physique.
Les ingrédients pour une désintermédiation totale ne sont pas encore réunis, c’est pourquoi il est urgent de repenser les modèles traditionnels dans une approche hybride en s’appuyant sur ces startups qui ont souvent compris plus vite les besoins des nouveaux consommateurs.
(Revy, 2022)
Effectivement, cette prise de conscience concernant l’incontournable digitalisation du métier de syndic est désormais acquise, comme en atteste le dernier Livre blanc publié par Bessé en 2023.
Sur le long terme, deux tendances de fond se confirment : la désintermédiation de l’ADB [administrateur de biens] par des acteurs clivants et agressifs ne fonctionne pas, faute d’investisseurs et surtout de modèle économique performant ; les professionnels de l’immobilier ont pris conscience de l’intérêt de la digitalisation et adoptent les innovations, chacun à son rythme.
(Parent, 2023, p. 71)
C’est pourquoi, en réponse à ce besoin croissant, les éditeurs de progiciels proposent de plus en plus des solutions diversifiées et adaptées aux besoins des différents cabinets.
Les usages actuels de la digitalisation
Pour identifier les outils et les usages actuels des syndics en termes de digitalisation, nous avons pris le parti de nous appuyer sur les résultats d’une enquête menée en ligne, du 1er au 15 avril 2024, dans le cadre de ce mémoire de recherche, auprès de plus de 50 professionnels en gestion de la copropriété. Les résultats de cette enquête, présentés à l’annexe 1, dressent un tableau assez hétérogène de la digitalisation dans les cabinets de syndic. Le profil des répondants est également assez divers : plus de 60 % sont des femmes et tous les âges sont représentés (de 18-25 ans à plus de 65). Également, plus de la moitié travaillent dans un cabinet indépendant et 40 % sont dans un groupe. Parmi ces derniers, 50 % exercent chez Foncia. Concernant leur expérience professionnelle, le niveau varie de 0 à plus de 15 ans. Enfin, près de 40 % sont des gestionnaires de copropriété et près d’un tiers des gérants (voir la figure 4).
Figure 4. Profession des personnes interrogées – enquête d’avril 2024 auprès de professionnels en gestion de la copropriété
Réalisation : Céline Surcin.
Pour les répondants, la notion de digitalisation est bien maîtrisée : on retrouve les termes « numérisation, dématérialisation, disparition du papier, communication électronique ». Nous pouvons noter également que, pour un peu plus de 10 % d’entre eux, la notion d’automatisation est également incluse dans la digitalisation. Par ailleurs, les sondés estiment que le niveau de digitalisation de leur entreprise est plutôt correct voire plutôt bon (0 étant très faible et 5 exceptionnel) puisque seulement un peu plus de 10 % la juge insuffisante et près de 50 %, au contraire, lui attribuent une très bonne note (4 et 5).
Concrètement, à la question concernant les outils digitaux utilisés, les réponses sont également hétérogènes. Étonnamment, il n’y a pas vraiment de logiciels ni de progiciels métiers qui se détachent, et ce, malgré les 40 % de sondés travaillant dans des groupes où la digitalisation est poussée et le choix des solutions encadré. Les outils « génériques » et non spécifiques de type Suite Office de Microsoft ou Google Workplace sont cités le plus fréquemment. On retrouve aussi « Teams » (Microsoft) pour la visioconférence. En dehors de ces logiciels arrivent en tête les outils pour la signature électronique (sans être identifiés) puis ICS, progiciel bien connu des administrateurs de biens. Les « grands » noms des logiciels utilisés dans l’administration de biens, tels que Thetra/Powimo de Seiitra, Even d’Egide sont en revanche moins cités. Cependant, les groupes comme Foncia, Citya et Sergic, ont également développé leurs propres logiciels en interne, ce qui explique qu’ils ne sont pas identifiés.
Au-delà des noms de solutions digitales, les sondés se rejoignent sur l’usage de ces outils : les plus courants portent sur la communication (sms, emailing, messagerie pour les résidents, support 7j/7), la gestion de l’extranet, les signatures et recommandés électroniques. Ce sont donc des usages de gestion courante et obligatoire du professionnel.
Les utilisations pour des AG ou le vote en ligne, ainsi que pour les factures automatisées, la gestion dématérialisée et le signalement d’incidents sont également citées par plus de 50 % des professionnels qui ont répondu à cette enquête, preuve que la digitalisation infuse dans toutes les activités du syndic. D’autres usages sont encore peu éprouvés, tels que la maintenance prédictive (moins de 6 % des sondés).
Plusieurs répondants ont des suggestions pour le développement de l’automatisation des factures , des visites digitales d’immeubles, l’assistance vocale et… la réduction du nombre de mails. Il est à noter que ces « nouveaux usages » existent et sont déjà proposés voire mis en place. Ces suggestions rejoignent finalement les attentes exprimées également lors de cette enquête : une amélioration des logiciels actuels, une plus grande dématérialisation, moins de mails, une automatisation plus poussée (mails et factures), une simplification des process avec l’assistance vocale, la déclaration en ligne des sinistres, la gestion des fournisseurs, le vote en ligne, l’affichage numérique centralisé (ah la gestion des étiquettes dans les immeubles !). De nouveau, pour toutes attentes, des logiciels existent ! Tout comme les propositions des professionnels, elles ne sont finalement pas très disruptives.
Automatisation des tâches pour un gain de temps, dématérialisation pour une plus grande facilité de communication des documents, gains en productivité et en efficacité, optimisation des outils pour être plus disponibles, proches, réactifs, c’est-à-dire améliorer la relation client… les attentes en matière de digitalisation du métier de syndic par les professionnels eux-mêmes sont clairement énoncées. Cependant, qu’en est-il concrètement ? Quels impacts ces évolutions technologiques ont-elles pu générer sur le métier de gestionnaire de copropriété, en particulier sur la relation qu’il entretient avec ses copropriétaires-clients-mandants ?