Rapport de synthèse

Philippe Théry

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Référence électronique

Théry, P. (2025). Rapport de synthèse. Actes des 5ᵉ et 6ᵉ journées d’étude. La transmission des biens immobiliers / La défiscalisation immobilière. Mis en ligne le 30 avril 2025, Cahiers ESPI2R, consulté le 01 mai 2025. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/1701

Le texte présenté ici constitue la retranscription du discours de clôture de la 5journée d’étude du laboratoire ESPI2R, par Philippe Théry, professeur émérite en droit privé à l’université Paris-Panthéon-Assas.

Avant de vous proposer quelques réflexions sur les divers exposés dont nous avons profité au cours de cette journée, permettez-moi de dire que j’ai entendu, sur les rapports de la pratique et de la théorie, des propos qui ont réjoui l’universitaire que je suis. J’ai toujours pensé que la différence que l’on prétend souligner entre elles, notamment avec cette citation bien connue qui oppose l’École et le Palais, était une profonde sottise et, à ce propos, je défendais cette comparaison : un universitaire sans pratique est un fruit sec et un praticien sans théorie est un singe entre les mains duquel on a mis un rasoir. Je n’ai jamais cessé de défendre ce point de vue. Les rapports que nous pouvons entretenir avec les praticiens, la nécessité de tester nos raisonnements à partir de leurs conséquences concrètes sont nécessaires pour faire du droit quelque chose de complet. Sinon, le droit est divisé en deux moitiés qui s’ignorent, ce qui est regrettable.

Un universitaire sans pratique est un fruit sec et un praticien sans théorie est un singe entre les mains duquel on a mis un rasoir.

L’autre observation générale que j’ai tirée de cette journée, je l’ai souvent faite aux étudiants, et spécialement aux étudiants de master 2 : l’enseignement du droit est compartimenté entre les matières et, pour les matières importantes, à l’intérieur d’elles. Ces divisions correspondent à des préoccupations pédagogiques, car il ne serait guère possible de faire un cours de droit civil ou de droit des affaires en continu, sans division. Mais, il faut tenir ces divisions pour ce qu’elles sont, des commodités. Il faut ensuite les oublier, comme l’ont montré les propos d’aujourd’hui. On n’a pas seulement parlé de l’immeuble et du droit particulier qui s’y applique, mais aussi de son environnement juridique, qui va du droit civil de la famille ou des contrats au droit public. Ces questions, sur lesquelles je suis censé vous proposer quelques conclusions, sont probablement difficiles à traiter ensemble. Aussi me suis-je inspiré des deux démarches qu’ont fait apparaître les questions liées à la transmission : transmettre, c’est prévoir et transmettre, c’est contracter. Certes, il est admis que contracter, c’est dans une large mesure s’occuper de l’avenir, c’est-à-dire prévoir. Il reste que prévoir est une chose et contracter une autre. C’est donc le fil que je vous propose de suivre pour les quelques observations qui suivent.

Transmettre, c’est prévoir

On l’a compris ce matin : le recours à la société civile immobilière [SCI], le sort du conjoint – plus généralement du partenaire survivant , la préparation des successions traduisent une dynamique commune. La SCI est, dans cette perspective, un instrument précieux pour aménager une situation particulière, celle du survivant. Les développements auxquels cette préoccupation a donné lieu montrent que les assouplissements considérables qu’ont connus le droit des régimes matrimoniaux et le droit des successions demeurent un cadre, élargi certes, mais qui a nécessairement des limites. Mais, si le droit admettait une liberté totale pour régler ces questions, cette journée n’aurait plus de raison d’être.

La société civile immobilière est un instrument précieux pour aménager une situation particulière, celle du survivant.

Les divers intervenants nous ont permis de faire une constatation inattendue : en un temps où le mariage est presque devenu une forme d’union minoritaire, il reste, pour ce qui nous concerne, un état plus souhaitable que les autres formes de conjugalité. La situation du conjoint survivant est organisée par le droit alors que celle du partenaire survivant doit l’être : si la préoccupation est la même, il en va différemment des moyens d’y pourvoir.

Cette transmission peut être faite dans deux perspectives différentes – qui peuvent évidemment être combinées – : l’optimisation fiscale, qui a été, toute la journée, omniprésente quelles que soient les techniques auxquelles on recourt, et cette perspective spécifique qu’est le maintien du train de vie du survivant, qui dépasse d’ailleurs les règlements successoraux.

Le droit du divorce y répond avec la prestation compensatoire destinée à assurer au conjoint – statistiquement l’épouse – un mode de vie proche de celui qu’il pouvait avoir avant le divorce. Cette préoccupation est très contemporaine et traduit la place importante qu’a prise le conjoint stricto sensu dans le droit contemporain. Or, cette prise en considération accrue de la situation du conjoint paraît bien être un phénomène général. En Angleterre, le mariage est sans incidence sur la situation patrimoniale des époux. Le divorce ne devrait donc avoir aucune conséquence non plus. Tel n’est plus le cas depuis le Matrimonial Causes Act de 1973, qui a donné au juge anglais la possibilité d’aménager la situation patrimoniale des époux, notamment en fonction du niveau de vie dont jouissait la famille avant l’échec du mariage. On ajoutera que la rupture brutale d’un concubinage peut aussi donner lieu à une indemnisation, que les concubins aient ou non conclu un Pacs. La jurisprudence est néanmoins exigeante car il faut, en cette matière, tenir compte de la liberté de rompre inhérente au choix de cette forme d’union.

En un temps où le mariage est presque devenu une forme d’union minoritaire, il reste, pour ce qui nous concerne, un état plus souhaitable que les autres formes de conjugalité.

Toujours dans cette perspective de prévision, la SCI, dont il a beaucoup été question, s’avère un instrument précieux parce qu’elle conjugue deux vertus, à première vue contradictoires : elle permet de découper, juridiquement s’entend, un bien qui en lui-même peut n’être pas divisible, en permettant d’en répartir ces fractions qui ont une valeur. Utile en soi, la SCI est très utilisée dans l’exercice d’une activité professionnelle lorsque le professionnel est aussi propriétaire des locaux dans lesquels il exerce. La formule de l’article L. 526-1 du Code de commerce, en visant « les droits sur l’immeuble » dans lequel est fixée la résidence principale de l’entrepreneur individuel, est suffisamment générale pour englober des droits d’associé d’une SCI. Enfin, le recours à la société permet une certaine flexibilité si l’on veut anticiper une succession : en substituant à l’immeuble – soumis, pour une succession, à la loi de sa situation – des droits d’associé de nature mobilière, la loi applicable à leur dévolution successorale change, les successions mobilières relevant de la loi du dernier domicile du défunt. On peut ainsi assurer l’unité de la dévolution successorale si on le souhaite.

Revenons à cette observation faite précédemment, selon laquelle l’immeuble est tantôt envisagé comme un bien, tantôt comme une valeur. Dans les régimes matrimoniaux, c’est essentiellement un bien : est-il propre ou commun ? Cela conditionne les pouvoirs qui s’exercent sur l’immeuble, qui peuvent être, selon le cas, conjoints ou en main unique.

Dans le viager, dont l’utilisation est devenue fréquente, tout dépend de la position que l’on occupe. Pour le vendeur, il s’agit d’abord d’un bien, même si la vente en viager permet d’extraire une partie de sa valeur : le vendeur entend demeurer là où il habite… Pour l’acquéreur, en revanche, l’immeuble est essentiellement une valeur tributaire, il est vrai, de la durée de vie du vendeur. Sur ce point, aucun juriste n’a fait mieux pour présenter le viager que le film de Pierre Tchernia avec Michel Serrault. Le logement de la famille est aussi un bien, plus qu’une valeur, d’autant que la protection que lui accorde le régime primaire (article 215 du Code civil) est indépendante de sa propriété. Enfin, mais cette observation est banale, la nécessité pour les professionnels de l’immobilier de disposer d’actifs liquides montre que l’immeuble est à la fois un bien – une marchandise – et une valeur, liée à la possibilité de le vendre et, surtout de le vendre rapidement si les circonstances l’imposent.

Dans les régimes matrimoniaux, l’immeuble est essentiellement un bien : est-il propre ou commun ? Cela conditionne les pouvoirs qui s’exercent sur l’immeuble, qui peuvent être, selon le cas, conjoints ou en main unique.

Prévoir c’est, enfin, assurer la protection du conjoint que nous avons rencontrée à plusieurs reprises. Quelques mots, simplement, sur le changement de régime matrimonial. De mon cours de troisième année, j’ai retenu que si un époux marié sous le régime de communauté voulait exercer une activité professionnelle, la première précaution était d’adopter un régime de séparation. La liquidation de la communauté pouvait, à l’occasion, permettre d’immédiates attributions de biens entre les époux. Manifestement, cette solution simple n’a jamais rencontré l’oreille de ceux à qui elle était destinée. En témoigne une abondante jurisprudence de la fin des années 1980 qui rappelle que l’ouverture d’une procédure collective contre un époux commun en biens englobe tous les biens communs. Cette ignorance a, évidemment, attiré à nouveau l’attention sur la situation de l’entrepreneur individuel marié. Les protections successives offertes par le législateur n’ont guère prospéré puisqu’il a fini par imposer en 2022 à l’entrepreneur individuel un statut qui n’a été que très modérément adopté.

Transmettre, c’est aussi contracter

On ne séparera pas ici, ce qui est la solution de principe du droit français, la vente du transfert de propriété qui en résulte, encore que la situation a pu être différente ailleurs. On peut aussi contracter directement ou indirectement, comme on nous l’a montré cet après-midi en décrivant une habile construction qui permet de transférer un bien d’une personne à une autre sans paiement d’un prix sans que l’acte constitue une donation qui donnerait prise au paiement de droits de mutation. Tout ici suppose un mécanisme très progressif qui doit permettre de rester en dessous des radars fiscaux…

On revient à des situations plus avouables avec les diverses formes de transfert de propriété. La location-accession – substantiellement un leasing immobilier – a été conçue pour faciliter l’accession à la propriété qui constituait une préoccupation sociale en 1984. Autant que l’on sache, cette innovation n’a pas eu le succès qu’escomptaient ses promoteurs. Plus intéressantes sont les diverses variétés de baux dérivés du bail emphytéotique. Le bail à construction permet des opérations de construction sans acquisition préalable du terrain et confère au preneur ce qui ressemble à une propriété temporaire, notamment parce que le droit qui en résulte est susceptible d’hypothèque. Pour le propriétaire du terrain, on retrouve l’idée que nous avons déjà évoquée à propos du viager, qui est l’expectative d’un accroissement de valeur. Et, pour ceux dont la situation ne permet pas d’attendre le terme d’un bail, on peut avoir recours à un contrat très répandu dans les années où la construction a battu son plein, la cession de terrain contre des locaux à construire. Mais il faut admettre que cette réglementation relève davantage du droit de la construction que des préoccupations plus individualistes de cette journée. On peut quand même dire un mot de la société de construction-attribution parce qu’elle est, en quelque sorte, une figure inversée de la SCI : l’associé a d’abord des parts qui donnent droit à l’attribution en propriété d’une partie de l’immeuble correspondant à l’importance des parts d’associé.

Contracter donc, dans un environnement qui nous a été décrit, sur un ton dramatique peut-être un peu surjoué. Il est vrai que les contrats sont devenus plus complexes, pour des raisons évidentes : il faut s’assurer que l’argent investi sera bien affecté à la construction, d’où la nécessité de garanties qui protègent l’acquéreur ; les contrats sont aussi devenus des contrats de consommation, avec l’apparition d’un consentement qui n’est pas donné une fois pour toutes mais qui autorise le repentir. On nous a dit qu’il fallait dépasser « le cadre simple du code civil ». Peut-être aurait-il été plus exact de dire « le simple cadre du code civil » car les complications les plus lourdes se trouvent plutôt dans d’autres codes.

On ne peut qu’évoquer ces réglementations nouvelles liées aux préoccupations écologiques, qui se traduisent aussi bien par les divers diagnostics énergétiques, dont la pratique montre qu’ils peuvent varier assez sensiblement selon leur auteur. Ou le plan local d’urbanisme de Paris : il entend généraliser à tous les arrondissements une mixité sociale qui, pendant longtemps, pouvait exister dans l’immeuble lui-même, celui-ci comportant une loge de concierge et des chambres de service. Tout ceci se fait sous le contrôle du Conseil constitutionnel et, au-delà, de la Cour de Strasbourg, leurs réponses n’étant pas nécessairement concordantes. Il est vrai que les membres du Conseil constitutionnel pensent peut-être aux reproches qui peuvent leur être faits dans les dîners en ville par les convives propriétaires d’immeuble…

Il est vrai que les contrats sont devenus plus complexes, pour des raisons évidentes : il faut s’assurer que l’argent investi sera bien affecté à la construction.

Il faut, pour terminer, réfléchir aux sanctions qui assortissent toutes ces exigences. On peut évoquer rapidement les condamnations de l’État par les juridictions administratives pour n’avoir pas respecté ses engagements. C’est que l’on se trouve ici à la jonction de la politique et du droit, dans cet intervalle où, on l’a dit, les promesses n’engagent que ceux qui les entendent. Plus sérieusement, les questions budgétaires peuvent fournir quelques explications.

On a évoqué aussi la pratique anglo-saxonne du « name and shame ». On peut avoir de sérieux doutes si l’on considère les effets pratiques du rapport annuel de la Cour des comptes. Tous les ans, les journaux y trouvent de quoi alimenter leurs colonnes, mais, tous les ans, les rapports nous disent à peu près la même chose, ce qui permet de penser que « if you name someone, the other is not ashamed ». Il n’est déjà pas certain que la personne nommée soit honteuse ; alors, ceux qui ne le sont pas… De même ne suis-je guère convaincu par l’idée de sanctionner l’absence d’information préalable sur le régime matrimonial par l’impossibilité de célébrer le mariage ne serait-ce qu’en raison de l’existence d’un régime légal applicable en l’absence de toute volonté manifestée avant le mariage.

Philippe Théry

Professeur émérite en droit privé, université Paris-Panthéon-Assas

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