Captation des données et data : impliquer durablement des communautés

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Référence électronique

(2024). Captation des données et data : impliquer durablement des communautés. Dans H. Morteau & E. Gangloff (dir.), Projet City Senses. Rapport final. Mis en ligne le 28 novembre 2024, Cahiers ESPI2R, consulté le 01 mai 2025. URL : https://www.cahiers-espi2r.fr/1587

L’une des particularités des démonstrateurs affiliés à la Smart City est la récolte des données et la mise en place de systèmes intelligents qui visent à mieux les capter. Pour l’étude de terrain, notre choix s’est porté sur deux projets qui mobilisent des données : le projet Symbiose à Nantes développe un système innovant de chauffage de l’eau et le projet Brusseau s’appuie sur des données hydrologiques. À Nantes Métropole, on note une tendance à l’expérimentation et à l’ouverture des données pour mieux optimiser la ville, ses flux et ses usages (par exemple avec l’application Nantes Dans ma poche). À Bruxelles, de nombreux projets smart ont été déployés dès les années 2010. Des « expérimentations à tendance sécuritaires »1 du type objets connectés ou captations des flux par vidéosurveillance sont apparues. La crise de la Covid-19 a renforcé ce mouvement notamment à travers la gestion des flux des personnes dans l’espace public et les allées commerciales de la ville.

Cette partie vise à rendre compte des effets produits par les expérimentations sur les datas et les communautés. Comment les données sont-elles captées ? Comment les gens sont-ils impliqués ? Quelles sont les communautés associées, comment sont-elles mobilisées ?

À l’issue des entretiens préliminaires, des observations flottantes et des itinéraires que nous avons réalisés, voici ce qui nous est apparu de plus évident.

Sur le projet Symbiose à Nantes

  • Un dispositif d’expérimentation porté par un bailleur social, un architecte et une entreprise innovante qui n’a pas impliqué les habitants dans son élaboration : « Initialement c’est un projet énergétique porté par un architecte, une entreprise innovante et moi-même ; comment utiliser la chaleur fatale des toitures pas seulement pour du photovoltaïque ? »2

  • Peu de répercussion sur les habitants par rapport à l’énergie (pas de conséquence à priori sur la consommation d’eau, le coût de la facture d’eau, etc.).

  • Un dispositif qui vise à réduire le coût énergétique du bâtiment à travers un système innovant de chauffe-eau alimenté par la chaleur de la serre.

  • Une expérimentation qui mobilise un maraîcher professionnel pour tester les conditions de production dans cette serre, sa viabilité. « Le maraîcher qui est là, on le paie pour tester les productions : à quel coût ? Comment on règle la serre d’un point de vue énergétique, pour éviter l’humidité ? »2

  • Une expérimentation qui fait appel à une association pour animer des temps collectifs de jardinage en pied d’immeuble, de cuisine, d’ateliers autour de l’alimentation.

  • Une serre qui est généralement fermée au public mais ouverte sur des temps d’animation spécifiques.

  • Une animation « externe » relayée par l’association en charge des activités du lieu qui permet à d’autres associations ou organismes à destination des habitants du quartier de s’impliquer.

  • Des habitants impliqués via leurs enfants qui, grâce à l’école, fréquentent la serre et travaillent la question de l’alimentation et du jardinage.

  • Une cohabitation des usages pas évidente entre un maraîcher et des habitants.

  • Une reconnaissance, visibilité du dispositif d’expérimentation dans les médias (documentaires pour la télévision, de nombreuses visites de chercheurs et de professionnels de la ville lors d’événements tels que POPSU Transitions)2.

  • Un projet qui génère des échanges et une attention de la part des professionnels.

  • Un dispositif qui produit des nouvelles données pas forcément attendues au départ (agriculture urbaine sur les toits, essaimage de pratiques et de méthodes, création de modèles financiers et juridiques inédits, tests sur l’architecture, la structure du bâtiment). « Dans le cadre du ZAN, il va falloir que l’on densifie. Ce projet nous a permis de tester plein de choses pour la surélévation car des immeubles comme celui-là on en a plein, au moins une trentaine. Les études pour l’ascenseur vont pouvoir resservir. »3

  • Un dispositif qui pourrait bénéficier d’une implication plus importante des citoyens en intégrant un réseau de partage des pratiques, des ressources. « Il faut que l’on inscrive cette serre dans un réseau une fois que l’on aura réglé les problèmes techniques (mais on ne peut pas tout faire en même temps) : on a 35 jardins partagés au sein de Nantes Métropole Habitat, l’idée c’est que ça puisse être un lieu pédagogique. »4

Sur le projet Brusseau à Bruxelles

  • Un dispositif d’Urban Living Lab qui associe étroitement habitants, chercheurs, designers et artistes sur la question des inondations à Bruxelles et sur la transformation des imaginaires liés à la place de l’eau. Comme l’indique l’une des chercheuses-porteuses du projet, à travers ce projet : « On veut aussi que la population, la société ait son mot à dire. »5

  • La création de communautés hydrologiques : un travail autour de la solidarité de bassin versant qui a associé durablement les habitants.

  • Des données captées directement par les citoyens à partir de mesures, de relevés.

  • Un accompagnement, un partage de ces données et une explicitation par les chercheurs et professionnels associés au projet.

  • Lémergence, dans le sillage du projet Brusseau, de mobilisations citoyennes, notamment autour du marais Wiels qui organise un recensement des espèces.

  • La naissance de projets participatifs autour de la gestion de l’eau qui croisent la question des vulnérabilités des populations face aux inondations et celle des inégalités environnementales.

Le lien à l’évaluation ou comment l’améliorer ?

En réfléchissant à une méthode d’évaluation sensible, plusieurs éléments nous semblent importants à être soulignés. Afin d’optimiser l’évaluation sensible et mieux percevoir comment les usagers et les habitants sont cocréateurs de ces dispositifs, dès le départ des projets, une évaluation participante avec les habitants pourrait être proposée. Elle pourrait être au cœur du projet d’expérimentation. En général, l’évaluation vise à renseigner et à capitaliser sur les expériences passées ainsi qu’à améliorer les façons de faire, pour enrichir les décisions liées à la planification ou à la gestion, pour collaborer en favorisant l’appropriation d’un projet collectif. Dans le contexte d’une action collective, évaluer ensemble est essentiel. L’appropriation et la participation à la démarche évaluative sont favorisées par l’implication des parties prenantes de l’action. La démarche est vraiment utile et répond alors à des besoins réels. L’évaluation participative ne signifie pas impliquer tout le monde tout le temps, ce qui serait trop énergivore. Il s’agit plutôt de faire participer les bonnes personnes au bon moment, en respectant le rythme et les capacités de chacun.

Autre point, le projet d’expérimentation pourrait être évalué en fonction de l’implication des habitants aux différents stades de son développement. Cette évaluation ne serait pas collective (comme dans une évaluation participante) mais elle pourrait permettre de montrer les degrés d’implication des habitants et citoyens en fonction des projets et constituer un critère d’évaluation à part entière. Ce point permettrait de montrer plusieurs cycles de maturité différents.

Les enjeux pour une implication durable

Les deux projets expérimentaux mobilisent les communautés de manière totalement différente et, à ce stade, la comparaison est difficile.

Nous avons donc plutôt axé notre analyse sur la manière dont les dispositifs impliquent les communautés et génèrent des données dans le temps. Le projet Brusseau place les citoyens dès le départ au cœur du dispositif. Ils sont associés à la démarche et participent à la récolte des données (volonté d’incarner la dimension Urban Living Lab) via de nombreux types d’ateliers. À Nantes, la situation est différente ; en effet, les usagers bénéficient indirectement des effets de l’expérimentation mais n’ont pas été associés en amont au projet. Cela tient au fait que les objectifs visés sont différents. Une fois le dispositif livré, les habitants sont mobilisés à travers une programmation d’activités au sein de la serre et à ses abords. L’expérimentation est dans un premier temps technologique et architecturale, puis s’incarne dans un second temps dans une dimension sociale avec les habitants et les usagers du lieu.

À Bruxelles, le projet Brusseau a permis l’expérimentation de nombreux dispositifs de médiation entre 2017 et 2021. Les citoyens ont été mobilisés à différents temps du projet : workshops en cœur d’îlot, balades urbaines, exposition, création de cartes en atelier collectif via la cartopartie (L’Her, Servières & Siret, 2018), récolte par les individus de données à partir de capteurs, etc. Ces moyens de collecte de données associés à plusieurs formes de participation ont permis de faire évoluer les modes d’action. C’est un projet qui a essaimé dans les pratiques, notamment à travers des initiatives citoyennes. Finalement, on est passé d’un projet très centré recherche à un essaimage plus opérationnel sur la gestion de l’eau dans la ville (projet place Flagey) et avec un relais de communautés (riverains, usagers, « écolos »), notamment au marais Wiels.

« On a obtenu pour Brusseau un financement recherche et innovation via Innoviris de la région Bruxelles-Capitale. On cherchait à trouver des solutions innovantes pour rapprocher les eaux des hommes. En trois ans, on a imaginé des alternatives sur le premier Brusseau. Avec Busseau Bis, on est passé dans une phase d’opérationnalisation, qui se termine fin 2023. Pour cela, on s’est rapproché des pouvoirs publics beaucoup plus que dans la première phase, quitte à s’éloigner un peu des citoyens. L’idée c’est de pouvoir avoir des répercussions sur les espaces publics et sur les nouveaux règlements d’urbanisme. »6

Ce qui ressort du projet Brusseau est la nécessité de penser l’implication des populations en termes de rôle et sur le temps long (L’Her, Servières & Siret, 2018). En effet, comme l’indique l’une des porteuses de la recherche-action, il s’agit de « ne pas épuiser les communautés »7. Lors des premières expérimentations, certains participants intègrent la démarche car ils font face, en tant quhabitants, à des problématiques concrètes d’inondation de leurs caves et dhumidité dans les logements. Les effets tangibles de ces démarches expérimentales ne sont visibles que des années plus tard, lors des opérations d’aménagement et de transformation des espaces publics ou à la livraison dinfrastructures du type bassin d’orage. Il y a donc un enjeu à mobiliser au long cours des habitants pour faire vivre ces projets et garantir la dimension participative de la démarche.

Par ailleurs, il s’agit aussi d’accompagner les citoyens dans leur montée en expertise en questionnant leur rôle, à chaque étape du projet, et son évolution. Mobilisés tour à tour comme citoyens mesureurs, contributeurs, testeurs ou comme témoins, ils méritent une attention particulière sur ce point (Qanazi, 2024).

Un des autres enjeux de ce type de projets est la capitalisation des données et des outils au-delà de l’échelle locale, pour que chaque démarche de la sorte puisse s’enrichir des expérimentations précédentes. À ce sujet, notons la multiplication de dispositifs et d’expérimentations autour de l’eau, tels que la plate- forme Aquagir8.

Figure 6. Contestation au marais Wiels

Figure 6. Contestation au marais Wiels

© Emmanuelle Gangloff et Hélène Morteau.

1 Extrait d’entretien. Bruxelles, mars 2023.

2 Extrait d’entretien avec le directeur de l’innovation à Nantes Métropole Habitat, le 6 novembre 2023.

3 Ibidem.

4 Ibidem.

5 Extrait d’entretien avec l’un des membres du projet Brusseau, Bruxelles, mai 2024.

6 Extrait d’entretien avec Catalina Dobre et Giuseppe Faldi, le 4 avril 2023.

7 Extrait d’entretien avec Catalina Dobre, le 16 mai 2024.

8 https://aquagir.fr

L’Her, G., Servières, M., & Siret, D. (2018). La Cartopartie, une nouvelle forme de balade urbaine déployée par les villes. Les cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 3.

Qanazi, S. (2024, 06 juin). Révéler le rôle du citoyen : pour des villes intelligentes inclusives [communication orale]. Journée d’étude Villes sensibles, ESPI Nantes.

1 Extrait d’entretien. Bruxelles, mars 2023.

2 Extrait d’entretien avec le directeur de l’innovation à Nantes Métropole Habitat, le 6 novembre 2023.

3 Ibidem.

4 Ibidem.

5 Extrait d’entretien avec l’un des membres du projet Brusseau, Bruxelles, mai 2024.

6 Extrait d’entretien avec Catalina Dobre et Giuseppe Faldi, le 4 avril 2023.

7 Extrait d’entretien avec Catalina Dobre, le 16 mai 2024.

8 https://aquagir.fr

Figure 6. Contestation au marais Wiels

Figure 6. Contestation au marais Wiels

© Emmanuelle Gangloff et Hélène Morteau.

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