La notion de centralité
Comme nous l’avons étudié précédemment, la densification représente un enjeu environnemental car elle favorise la limitation de l’étalement urbain en changeant l’échelle de la ville. En effet, elle permet de passer d’une échelle urbaine où, comme dans un quartier pavillonnaire, l’accès à la plupart des commerces locaux nécessite des déplacements importants en voiture ou au moins d’utiliser les transports en commun à proximité, à une échelle de proximité qui facilite l’accès aux transports et aux commodités.
En effet, selon Da Cunha et Kaiser, une ville dense permet de faire coexister un « maximum de choses, d’aménités ou de personnes en un minimum de temps et de délivrer une multiplicité de services ou d’expériences sociales » (Da Cunha & Kaiser, 2009a, p. 27). En promouvant les quartiers denses, on favorise également la centralité de ces lieux, qui reste l’un des piliers majeurs de l’intensité urbaine.
La centralité qualifie la capacité d’action d’un élément central (le centre urbain, la métropole) sur sa périphérie en termes de desserte, de services, d’attractivité, et d’une manière générale, de polarisation. En géographie, l’espace qualifié de centre ne se trouve donc pas nécessairement au milieu de l’espace qu’il contrôle.
(Geoconfluences, 2019)
La notion de centralité est donc fortement valorisée par la densification d’un lieu, et elle en complète les avantages. Lorsque la densité limite l’étalement urbain et favorise la ville durable, la centralité permet quant à elle d’agencer les proximités et d’apporter à notre lieu dense une présence plus importante et facilitée d’une multitude de services ainsi que l’accès à ces derniers.
Toujours d’après Da Cunha et Kaiser, la centralité est avant tout le point essentiel d’un espace intense. Selon eux, la centralité se définit également par le nombre et la diversité des fonctions qu’elle regroupe, telles que les fonctions économiques, culturelles, commerciales ou politiques (Da Cunha & Kaiser, 2009a, p. 27).
Ainsi, la centralité renvoie à deux paramètres majeurs, à savoir la constitution d’un point central ainsi que la présence de nombreuses fonctions diversifiées en ce même lieu. Cette concentration d’emplois et de services spécialisés permettra donc d’attirer les populations dans notre zone dense.
Yves Chalas complète la définition de ces deux paramètres dans son article « Centre, centralité et polycentrisme dans l’urbanisation contemporaine » (2010). Pour l’auteur, la centralité s’articule autour de trois caractéristiques majeures, dont la première est l’attractivité. Il rappelle le caractère central que doit présenter la diversité des services. En effet, il précise que par attractivité on entend qu’une centralité doit avant tout être pourvue de nombreuses activités de toute nature (travail, loisirs, consommation, etc.), ce qui permet ainsi de la rendre attractive. Le deuxième élément important de la centralité concerne la « sociabilité anonyme de masse ou de foule » (Chalas, 2010, p. 30). Par cette expression, on entend que les personnes ainsi attirées par la centralité doivent être suffisamment nombreuses pour permettre de créer une « vie sociale fondée sur l’anonymat » (Chalas, 2010, p. 30). En effet, deux éléments peuvent nuire à la centralité : la désertification, qui conduit à une perte de fréquentation, et le manque de convivialité susceptible de créer une forte pression collective et de nuire aux interactions sociales qui peuvent alors être presque considérées comme obligatoires (Chalas, 2010, p. 30). Enfin, le dernier point abordé par Chalas est la mixité sociale. Le niveau de mixité sociale permet une appréciation de notre centralité car elle favorise un brassage de populations issues de tous les horizons, aussi bien sociaux que géographiques, et apportant chacune leurs propres valeurs et cultures. Une centralité doit être en mesure d’accueillir tout type de population, sans aucune distinction (Chalas, 2010, p. 31).
Cette fonction de centralité est donc déjà assurée par les centres-villes, qui offrent cette multiplicité de services et un accès facile à ceux-ci par les différents moyens de transport disponibles. Ces centres-villes, qui ont un coût foncier très élevé, offrent peu de possibilités de développement en raison de leur forte urbanisation actuelle. C’est donc à travers les zones périurbaines que les quartiers denses et centraux pourront à nouveau se développer pleinement, et ce contrairement aux idées du philosophe Henri Lefebvre :
En effet, pour le philosophe marxiste, affirmant que les périphéries ne deviendraient rien d’autre avec l’essor de l’urbanisation que des sortes de polarités secondaires, alors que les centres des villes continueraient à symboliser et à matérialiser « la centralité » : s’y concentreront les « centres de décision, de richesse, de puissance, d’information, de connaissance, qui rejettent vers les espaces périphériques tous ceux qui ne participent pas aux privilèges politiques ».
(Marchal & Stébé, 2013, p. 112, citant Lefebvre, 1972/2000, p. 23-24)
Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé confirment cela en indiquant que les espaces périphériques représentent de plus en plus d’intérêt urbain et social, et que cette extension de la ville à ses limites périurbaines a créé des territoires vastes qui, pour la plupart, recouvrent les caractéristiques de la centralité (Marchal & Stébé, 2013, p. 112).
Cette idée est également partagée par Antonio Da Cunha et Christian Kaiser qui, dans leurs études sur l’intensité urbaine, précisent que si les centres-villes gardent le monopole de cette centralité et des services qui en découlent, la hausse des prix du foncier combinée aux différents problèmes de pollution et de nuisances sonores entraîne un déplacement de plus en plus important des citadins vers des zones périurbaines moins « complètes » (Da Cunha & Kaiser, 2009a).
La centralité n’est donc pas exclusivement réservée aux centres-villes, pour autant que l’on continue à assimiler la ville ou le quartier central à un espace doté d’une multitude de services et offrant un accès auxdits services, notamment par une densification maîtrisée.
À ce titre, et si les centres-villes devaient perdre ce monopole de la centralité, il paraît intéressant de se poser la question suivante : comment organiser ces nouveaux lieux de vie intenses et centraux ?
La centralité autour du polycentrisme
Après avoir défini le concept de centralité et l’importance que cette notion joue dans l’intensité urbaine d’un lieu, il est à présent intéressant de déterminer comment organiser cette centralité dans la ville.
Au cours de l’histoire, les structures urbaines ont grandement évolué. Initialement basées sur un modèle majoritairement monocentrique, et par conséquent sur la centralité de la ville, les structures urbaines ont progressivement muté vers une forme périurbaine (voir la figure 5 ci-dessous). Cela a généré un étalement et une dispersion urbaine de plus en plus importante, sans réelle réflexion quant aux modèles d’interaction entre ces différents espaces.
Figure 5. Représentation de l’évolution de la centralité
Reproduit de Da Cunha, A., & Kaiser, C. (2009b), p. 18.
Ainsi, on observe une tendance générale vers deux types de structures diamétralement opposées, à savoir les adeptes de la ville compacte, qui prônent un modèle monocentrique, et les adeptes de la ville étalée, qui n’adhèrent pas à la monocentralité des villes et revendiquent la périurbanisation.
Dans ce contexte de confrontation, un nouveau type d’organisation urbaine émerge et trouve progressivement sa place auprès des chercheurs et de l’opinion publique : un modèle basé sur une centralité multiple organisée autour d’un réseau de transports. On parle alors de la ville polycentrique, de la ville polynucléaire ou encore de la ville multipolaire.
Selon les auteurs Béatrice Bochet, Jean-Pierre Gay et Giuseppe Pini, le modèle de ville polynucléaire est un exemple de compromis dans la dispersion urbaine. La notion de polycentrisme renvoie à un mode d’organisation spatiale composé d’unités ayant chacune des degrés de centralité différents : les fonctions qui sont traditionnellement concentrées dans le centre principal sont ici réparties entre différents « sous-centres », formant des « noyaux » urbains ou des quartiers, connectés par des infrastructures de transports publics efficaces (Bochet, Gay & Pini, 2004). L’efficacité des infrastructures de transports est donc essentielle dans cette recherche de la ville polycentrique intense, car à travers ce système de transport, les villes pourront mieux fonctionner.
Da Cunha et Kaiser partagent la définition du Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (Certu) sur la forme polycentrique d’une ville : elle combine les avantages de plusieurs pôles constitués d’équipements et d’activités spécifiques qui sont reliés par des réseaux de transports fortement interconnectés. L’intensité urbaine est représentée comme « un potentiel décrivant la variation de la quantité d’opportunités de relation et de desserte en fonction de sa position dans une hiérarchie de centralités interurbaines dont il est possible d’établir l’architecture et les typologies » (Da Cunha et Kaiser, 2009a, p. 29).
Nous n’avons cité que quelques auteurs spécialisés sur le sujet, mais il ressort que l’opinion publique est favorable à la densification et à la centralité ; cette dernière peut être obtenue à partir du modèle des villes polycentriques en réseau, dont les centres fonctionnellement hétérogènes sont desservis par des infrastructures de transports performantes.
Cependant, le système polycentrique implique la disponibilité d’une diversité de services et de fonctions, ce qui crée une mixité fonctionnelle de ces espaces de vie. Cette mixité fonctionnelle ne doit pas être pensée séparément et individuellement, mais en lien avec les besoins environnants. En effet, chaque noyau connecté doit proposer des fonctions particulières que l’on ne trouve pas, ou peu, dans les autres noyaux. Ainsi, il serait peu judicieux d’intensifier deux espaces de vie en y implantant, par exemple, un cinéma dans chacun d’eux. Da Cunha et Kaiser rejoignent cette idée en précisant qu’« une bonne collaboration intercommunale, intercantonale ou transfrontalière et une forte maîtrise foncière constituent des atouts essentiels de la réussite des stratégies d’urbanisation multipolaire visant la qualité urbaine » (Da Cunha et Kaiser, 2009a, p. 35).
Selon ces auteurs, le modèle de ville polycentrique présente trois caractéristiques :
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la concentration des fonctions économiques/commerciales autour de pôles de centralité ;
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l’organisation de la ville autour des infrastructures de transport collectif ;
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le maintien d’espaces ouverts et ludiques ouverts à tous.
Il convient donc d’inclure dans ces nœuds une certaine diversité de fonctions, de prévoir des infrastructures de qualité pour leur accès et enfin de veiller à optimiser l’organisation spatiale des lieux dans leur ensemble. Ces divers facteurs constituent les ingrédients d’une centralité réussie et contribuent à renforcer l’intensité urbaine d’un lieu.