Les Trente Glorieuses, présentées par Jean Fourastié dans son livre Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975 (Fourastié, 1979), désignent la période d’expansion économique et de grande modernisation que la France a connue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au choc pétrolier de 1973.
C’est à cette période que sont apparus les départements tels que nous les connaissons aujourd’hui, et ce dans une volonté d’administrer au plus près des populations autrefois livrées à elles-mêmes, en raison de la faible présence d’une administration locale. Cette réforme et cette gestion au plus près de la population sont d’autant plus importantes que le pays connaît alors un développement exponentiel, tant économique que démographique en raison du baby-boom.
C’est également à ce moment, et plus précisément en 1965, que naît la volonté politique d’organiser l’urbanisation du territoire par la mise en œuvre du schéma d’aménagement et d’urbanisme (SDAU), qui crée les villes nouvelles. En effet, animés par la conviction que la population de la région parisienne dépasserait les 14 millions d’habitants à l’horizon 2000, les responsables politiques estiment que le plan général d’aménagement et d’organisation de la région parisienne (Padog) alors existant ne serait pas suffisant pour accueillir une telle population. Il était alors nécessaire de redéfinir les flux (Fourcaut, 2012b).
L’objectif principal de ce nouveau SDAU de la région de Paris (SDAURP) était d’étendre la zone urbanisée au moyen de villes nouvelles, mais uniquement le long d’axes clairement définis (axes nord et axes sud), entre lesquels les espaces devaient rester « ouverts ».
Comme l’explique l’auteure Annie Fourcaut, la volonté politique de l’époque était de limiter au maximum le développement incontrôlé de la banlieue autour de Paris et de « reporter cette croissance à vingt ou trente kilomètres au-delà de Paris » (Fourcaut, 2002) et donc, dans les villes nouvelles créées.
Le développement des grands ensembles prend place dans ce contexte de nouvel intérêt politique concernant l’aménagement urbain et la croissance des banlieues de la région parisienne et de la Seine-Saint-Denis (ancrée dans l’axe nord), auquel s’ajoute une crise du logement encore présente après la Seconde Guerre mondiale et renforcée par les différentes décolonisations.
Le raisonnement à l’origine de la construction de ces grands ensembles repose sur une volonté publique de réduire l’écart entre le pouvoir d’achat de biens immobiliers des ménages et l’amortissement du prix moyen de la construction. Selon Yves Lacoste, trois moyens principaux sont utilisés pour réduire cet écart :
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« recours à des capitaux à faible taux d’intérêt ;
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réduction des dépenses d’achat de terrain en utilisant des surfaces un peu épargnées par la spéculation foncière et en procédant à des constructions en hauteur ;
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construction en grande série : l’ampleur de l’opération permet une meilleure organisation du chantier et le recours à divers procédés (préfabrication par exemple) qui abaissent le coût » (Lacoste, 1963, p. 39) par des procédés d’économies d’échelles.
Dans son article de 1963, Yves Lacoste développe la notion de « grand ensemble » :
Le grand ensemble une masse de logements organisée en un ensemble. Cette organisation n’est pas seulement la conséquence du plan-masse ; elle repose sur la présence d’équipements collectifs (écoles, commerces, centre social, etc.). ... Le grand ensemble apparaît donc comme une unité d’habitat relativement autonome formée de bâtiments collectifs, édifiés en un assez bref laps de temps, en fonction d’un plan global qui comprend plus de 1 000 logements environ.
(Lacoste, 1963, p. 40-41).
Selon cette définition, toujours utilisée à ce jour, les grands ensembles sont des ensembles d’habitation particulièrement imposants, comprenant en moyenne environ 1 000 logements ainsi qu’un ensemble d’équipements collectifs regroupés pour permettre le bon fonctionnement de ce nouveau type d’habitat.
La Seine-Saint-Denis, département marqué par une forte volonté d’expérimentation sociale et d’accueil des populations les moins aisées de la région parisienne, sera un territoire de choix pour l’implantation des nouveaux logements sociaux et des grands ensembles nécessaires à la résolution de la grande crise du logement du xxe siècle. C’est ainsi qu’il s’est doté de la plus forte concentration de logements sociaux et de grands ensembles d’Île-de-France (qui regroupe déjà plus de la moitié des grands ensembles du pays), avec environ 450 ensembles de logements sociaux construits entre 1954 et 1973, soit environ 120 000 logements sur un parc actuel d’environ 200 000 répartis dans 1 500 ensembles. Dans ces 450 ensembles, 40 dépassent 600 logements, soit 9 %, représentant toutefois environ 40 000 logements, soit près de 20 % du nombre de logements sociaux du département (« Grands ensembles de la Seine-Saint-Denis », s. d.).
Construits massivement entre 1953 et 1973, ces grands ensembles ont cependant été arrêtés en 1973 par la circulaire Guichard1. Dans un premier temps, la construction de ces nouveaux habitats, qui se voulaient modernes par leur taille et leur organisation urbaine (rappelons qu’à cette période il n’existait pas d’ensembles immobiliers comprenant des équipements publics tels que des écoles ou des commerces), est en effet accueillie positivement par l’opinion publique. Cependant, cela s’est rapidement inversé : ils sont vus comme des logements inesthétiques, beaucoup trop volumineux, dépourvus de toute qualité architecturale ou environnementale, et représentent pour beaucoup insécurité et nuisances. Ce changement soudain de perception est d’autant plus déconcertant que, selon une enquête menée par l’Association des locataires du grand ensemble de Sarcelles, 77 % des 1 200 familles interrogées affirment être satisfaites de leur logement (Lacoste, 1963, p. 38).
Toutefois, les critiques sont plus marquées en ce qui concerne les équipements commerciaux et l’accès aux transports en commun. Les plus grandes critiques des grands ensembles sont finalement formulées par des personnes n’y vivant pas et représentant l’opinion commune, comme l’indique le professeur Milliez en déclarant que « les défauts des grands ensembles sont beaucoup plus dénoncés par… ceux qui les imaginent de l’extérieur que par les locataires qui viennent de taudis indignes » (Lacoste, 1963, p. 38).
Cette étude sur les grands ensembles conclut la présentation historique du développement urbain en Seine-Saint-Denis. Le tissu urbain de la Seine-Saint-Denis a été principalement impacté par trois grandes périodes : du xxe siècle à la fin du xxe siècle, avec la création des premiers logements ouvriers et l’ère de l’industrialisation ; puis entre le début du xxe et l’après-guerre avec le développement du pavillon urbain et l’avènement de « tout le monde propriétaire ! » ; et, enfin, les années 1950 à 1980 marquent le développement des grands ensembles.
Dans la partie suivante, différentes études seront menées sur le territoire de la Seine-Saint-Denis afin de rassembler des éléments chiffrés et factuels sur l’état de la population du territoire (étude sociodémographique) et sur l’appréciation par cette dernière de son cadre de vie.