Les causes du changement climatique et de la perte de biodiversité ont beaucoup en commun, et ce rapport prouve que nous ne pouvons sauver le climat que si nous sauvons également la nature.
Laurence Tubiana, directrice générale de la Fondation européenne pour le climat
Vers un nouvel urbanisme écologique qui répond à de multiples enjeux
Enjeux globaux du changement climatique et du déclin de la biodiversité
Le vivant subit à l’échelle mondiale de très fortes pressions – que ce soit par les effets de l’agriculture intensive, de l’urbanisation ou des changements climatiques –, qui fragmentent les habitats des espèces et fragilisent l’équilibre des écosystèmes dont celles-ci dépendent.
Alors que dans le rapport du 6 mai 2019 la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (The Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, IPBES) évalue jusqu’à 1°million d’espèces menacées d’extinction, les experts défendent l’urgence d’amorcer un changement transformateur qui restaure et protège le vivant (IPBES, 2019). Les sociétés humaines doivent donc réagir collectivement en adoptant une gestion intégrée des espaces, et notamment en repensant la manière dont elles conçoivent leurs villes. En effet, avec une augmentation des températures de +4 °C prévue à l’horizon 2100 par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC ou Intergovernmental Panel on Climate Change, IPCC), selon le scénario RCP 8.5 du rapport de 20181, les changements climatiques sont une source de menace pour la biodiversité car les espèces peinent à s’adapter au vu des vitesses de dérèglement en jeu (IPCC, 2018).
Ces changements climatiques généreront de multiples impacts sur nos modes de vie. En ville, la ressource en eau deviendra parfois surabondante ou parfois trop rare, causant des sécheresses dommageables pour les espaces verts mais aussi pour les bâtiments. Les canicules seront de plus en plus fréquentes, ce qui implique de développer rapidement des solutions pour contrer l’effet d’îlot de chaleur urbain (ICU).
Par ailleurs, la biodiversité subit de fortes pressions exercées par l’urbanisation, qui doit répondre à une croissance démographique sans précédent. En France, entre 1992 et 2003, les surfaces artificialisées auraient progressé de 16,3 %, au détriment des espaces naturels et des zones destinées à la production alimentaire (Agreste, 2004).
La compétition pour l’espace n’a ainsi jamais été aussi forte, et l’adoption d’un urbanisme plus dense, qui limite l’étalement urbain et l’artificialisation des sols, devient un défi de taille. Mais est-il possible de densifier les zones urbaines tout en assurant des conditions de vie acceptables pour les citadins ? Et si l’intégration d’écosystèmes vivants à nos modes de conception permettait d’améliorer la qualité de nos lieux de vie tout en renforçant la résilience de l’espace urbain ?
L’enjeu du développement urbain réside ainsi dans la combinaison de l’idée d’une ville compacte et de celle d’une ville vivable, adaptée au changement climatique et support de biodiversité.
Le secteur immobilier doit s’adapter pour réduire sa vulnérabilité
Comme le souligne une étude pilotée par l’Agence de la transition écologique (ADEME), les projets immobiliers sont de plus en plus soumis à la complexité des sujets environnementaux à traiter et doivent s’adapter à de multiples aléas climatiques, tels que les inondations ou les sécheresses (Aulagnier, Almosni, Dupont & Lefebvre-Naré, 2015). Les changements climatiques exposeraient les acteurs de l’immobilier à de nombreux risques (perte de clients, augmentation des charges, dépréciation des actifs, etc.), ce qui impacterait fortement la valeur des portefeuilles (Chapouthier & Lepousez, 2018).
La fabrique urbaine doit donc se faire en appréhendant au maximum les changements climatiques futurs et en limitant ses impacts sur la biodiversité. Le monde de l’immobilier doit par conséquent se transformer. Dans cette optique, il faut penser à bâtir des espaces qui, au-delà de respecter la biodiversité, deviennent en plus des lieux pour son accueil et son développement. La prise en compte des méthodes de génie écologique est alors un atout majeur pour engager cette transformation.
Le renouvellement urbain offre une réelle opportunité d’avoir un impact positif sur la biodiversité, en créant des projets vertueux sur des sites déjà urbanisés. L’écoquartier Eikenøtt situé à Gland en Suisse ou The Enabling Village à Singapour constituent des exemples d’aménagement à biodiversité positive. Ces projets incluant des espaces verts constituent une aubaine intéressante pour repenser « la nature en ville » (Arnould, Le Lay, Dodane & Méliani, 2011), mais également tendre vers un urbanisme « inventif, écologique et adaptatif » (Clergeau, 2015).
Nécessité de faire évoluer la pensée urbanistique vers une approche multifonctionnelle qui intègre les systèmes vivants
Les multiples enjeux que doivent relever les acteurs de l’aménagement de la ville ont tendance à être traités séparément, par découpage d’expertise. Actuellement, l’hydrologue dimensionne les réseaux pour la gestion des eaux pluviales, le paysagiste conçoit des espaces verts esthétiques et fonctionnels, l’écologue crée une réserve naturelle, l’énergéticien installe des panneaux photovoltaïques, etc. Chacun de ces aménagements, aussi nécessaire qu’il soit, concurrence économiquement et spatialement les autres sujets.
De notre point de vue, la prochaine révolution dans l’acte de construire durablement passera par une meilleure orchestration des fonctions, des espaces et des bénéfices attendus. Dans ce sens, au lieu d’avoir des additions de m² monofonctionnels, 1°m² de jardin pourra en même temps être esthétique, gérer les eaux pluviales, dépolluer autant que possible, être comestible quand cela fait sens, créer des îlots de fraîcheur, tisser du lien social, stocker du carbone… Ce concept s’appelle les infrastructures vertes, décrivant un maillage de solutions naturelles duquel la ville va retirer de nombreux services. L’intégration d’écosystèmes abritant une biodiversité fonctionnelle représente ainsi un réel moteur pour l’urbanisme durable.
Nous décrypterons, dans la suite de cet article, en quoi les infrastructures vertes constituent des solutions pertinentes face aux enjeux du réchauffement climatique et de la perte de la biodiversité, mais également pourquoi ces solutions multifonctionnelles permettent de diminuer la compétition pour l’espace en zone urbaine.
Des infrastructures vertes multifonctionnelles
Définition du concept
Définies en 2013 par la Commission européenne comme « un réseau constitué de zones naturelles et semi-naturelles et d’autres éléments environnementaux faisant l’objet d’une planification stratégique, conçu et géré aux fins de la production d’une large gamme de services écosystémiques », les infrastructures vertes figurent désormais comme des outils
De l’arbre à la trame verte en passant par les zones humides ou les toitures végétalisées, la multiplicité de leurs formes et de leurs fonctions offre à l’espace urbain l’opportunité de se renouveler, tout en considérant les enjeux cruciaux des changements climatiques et du déclin massif de la biodiversité. Le bon état de fonctionnement des écosystèmes que ces infrastructures supportent génère des avantages pour les sociétés humaines et renforce leur résilience.
Les infrastructures vertes sont désignées comme des solutions alternatives ou complémentaires aux « infrastructures grises », qui sont traditionnellement des solutions qui minéralisent l’espace (bassin étanche, chaussée réservoir, toiture gravillonnée, etc.). Leur implantation requiert ainsi une connaissance étendue des systèmes vivants.
Diversité des formes d’infrastructures vertes
Les infrastructures vertes urbaines existent sous une diversité de formes pouvant varier de simples jardinières de balcon jusqu’aux réseaux écologiques planifiés à l’échelle d’une métropole. Le terme désigne l’ensemble des solutions fondées sur la nature adapté à l’environnement urbain, notamment les zones humides, les parkings végétalisés, les arbres d’alignement, les parcs urbains, les toitures végétalisées, les jardins de pluie, l’agriculture urbaine, etc. À cette diversité de formes est associée une grande variété de fonctions.
Diversité des fonctions et des services écosystémiques associés aux infrastructures vertes
L’utilisation des infrastructures vertes pour l’aménagement de l’espace urbain procure de multiples services, qu’ils soient environnementaux, sociaux ou économiques. On décrit souvent cet ensemble de fonctionnalités au travers de la notion de services écosystémiques. Un service écosystémique désigne le bénéfice que les écosystèmes procurent aux hommes (Millennium Ecosystem Assessment, 2005). Ainsi, cette notion renvoie à la valeur (monétaire ou non) des biens et des services que les écosystèmes fournissent à l’humanité pour assurer son bien-être et son développement. Classés selon quatre catégories (support, approvisionnement, régulation, culture), les services écosystémiques constituent une pierre angulaire pour comprendre la multifonctionnalité des infrastructures vertes.
Bénéfices environnementaux
D’un point de vue environnemental, les espaces végétalisés urbains sont souvent considérés dans le cadre du développement durable comme de véritables supports pour la biodiversité (Mehdi, Weber, Di Pietro & Selmi, 2012). De plus, les infrastructures vertes participent à l’amélioration de la qualité des ressources (eau, air, sol), à la gestion des eaux pluviales et des inondations, à la gestion des déchets urbains (compost, eaux usées, etc.), favorisant ainsi l’économie circulaire, à la production alimentaire saine et locale ou encore à la dépollution. Par exemple, il a été montré à Beijing en Chine que les arbres permettaient de réduire la pollution atmosphérique des aires urbaines (Yang, McBride, Zhou & Sun, 2005).
Les infrastructures vertes sont aujourd’hui particulièrement étudiées car elles réduisent les ICU en créant des îlots de fraîcheur végétalisés. Par exemple, des recherches ont montré qu’au cours d’une journée ensoleillée de 26 °C (à l’ombre), un toit exposé au soleil pouvait atteindre une température de 80 °C si sa couleur est foncée, 45 °C s’il est blanc et seulement 29 °C s’il est recouvert de végétaux (Fischetti, 2008).
Par ailleurs, des simulations réalisées pour la ville de Paris ont permis de calculer l’économie d’énergie sur 10 ans liée à la végétalisation des toitures, correspondant à 23 % d’énergie en été (28 % si elles sont arrosées), contre 4,5 % en hiver (De Munck, 2013).
Ainsi, les infrastructures vertes qui soutiennent des écosystèmes fonctionnels constituent une solution permettant de combiner l’atténuation et l’adaptation au changement climatique au sein d’un même dispositif. Entre autres, les zones humides exercent un effet tampon vis-à-vis des inondations ou des sécheresses en retenant les eaux en cas de précipitations fortes ou encore en soutenant l’étiage en période de sécheresse.
Bénéfices sociaux
En plus de réduire la vulnérabilité environnementale des villes, les infrastructures vertes permettent de répondre à des enjeux de santé et de bien-être, d’éducation à la biodiversité, de cohésion sociale, de promotion du sport, de création d’emplois, etc.
Par exemple, la présence d’espaces verts publics à proximité d’un lieu de résidence a été associée à une meilleure santé métabolique et cardiaque des habitants (Paquet, Coffee, Haren, Howard, Adams, Taylor & Daniel, 2014) ou encore à une amélioration de la prévention contre le diabète, le surpoids et l’obésité chez les enfants et les adolescents (Bell, Wilson & Liu, 2008). De nombreuses études rapportent les bénéfices de la nature et de la biodiversité pour la gestion du stress et une plus grande capacité à faire face aux problèmes et aux grandes difficultés de la vie (Roe, Thompson, Aspinall, Brewer, Duff, Miller, Mitchell & Clow, 2013 ; Kuo & Sullivan, 2001).
Bénéfices économiques
Enfin, les infrastructures vertes peuvent contribuent à renforcer l’attractivité du territoire, et notamment à augmenter la valeur des biens immobiliers qui l’entourent. Nous pourrions citer le cas de la High Line à New York, qui attire chaque année 4 millions de touristes et a permis de créer de nouvelles activités économiques (Rainey, 2014).
L’adoption de ces solutions naturelles permet de diminuer les coûts d’investissement car elles sont souvent moins chères que les infrastructures dites « grises » (bassins de rétention, digues artificielles, etc.), dont les bénéfices générés sont d’ailleurs moindres pour des coûts plus élevés (Gaffin, Rosenzweig & Kong, 2012 ; Jones, Hole & Zavaleta, 2012). À terme, les nombreux services écosystémiques que ces infrastructures sont capables de fournir pourront éventuellement être quantifiés et additionnés dans le but d’être valorisés (mesure de l’impact).
Accompagner les acteurs de la ville dans la planification des infrastructures vertes
Planifier des infrastructures vertes « sur mesure » à partir de principes de planification Les infrastructures vertes urbaines marquent une préoccupation mondiale grandissante, et l’Union européenne multiplie les programmes de recherche associés à leur développement. Leur planification, qui vise à créer un réseau d’espaces verts multifonctionnels dans les environnements urbains, demande une approche holistique et adaptée à chaque projet d’aménagement considéré.
Le raisonnement doit considérer le socio-écosystème dans lequel le projet va s’implanter en réfléchissant notamment aux relations que les citoyens entretiendront avec ces nouvelles infrastructures. On note depuis quelques années, au sein de la littérature, l’émergence de théories visant à définir leurs principes de planification (Pauleit, Hansen, Rall, Zölch, Andersson, Luz, Szaraz, Tosics & Vierikko, 2017). Ces principes, ou « métarègles », de planification sont exposés dans le tableau suivant.
Les principes de connectivité et de multifonctionnalité sont considérés comme les principales dimensions du concept (David, 2011 ; Science for Environment Policy, 2012). La multifonctionnalité de l’infrastructure verte désigne sa capacité à accomplir plusieurs fonctions et à fournir plusieurs bénéfices sur la même unité spatiale (Dige, 2011).
La science de l’écologie et du paysage souligne quant à elle l’importance d’assurer la connectivité entre les zones naturelles afin de favoriser le déplacement des espèces sur le territoire et donc la fonctionnalité écologique des écosystèmes (Ahern, 2004 ; Forman, 1986). En maintenant un niveau suffisant de connectivité au travers des réseaux écologiques, les infrastructures vertes constituent une solution pour améliorer la résilience des écosystèmes (Leimu, Vergeer, Angeloni & Ouborg, 2010). ►
Orchestrer la planification par une approche holistique et interdisciplinaire
Les infrastructures vertes représentent un carrefour interdisciplinaire permettant de croiser les approches des sciences humaines et sociales (sociologie, économie, psychologie, etc.), de l’aménagement (architecture, paysagisme, maîtrise d’ouvrage, etc.), des sciences (hydrologie, écologie, agronomie, pédologie, etc.) ou encore des domaines liés à l’art, au design, à la finance, aux sciences politiques, etc. En outre, comme le souligne Alix Vollet, doctorante à l’Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE), une expertise en droit est également indispensable pour rendre juridiquement opérationnel le développement des infrastructures vertes.
La diversité des acteurs impliqués dans la planification des infrastructures vertes est une réelle force (complémentarité des approches). Cependant, elle doit être pensée en amont afin d’articuler avec cohérence les rôles de chacun. Chaque m² aménagé devant faire l’objet d’une hiérarchisation des besoins spécifiques au site, la planification doit permettre de faciliter le dialogue entre l’ensemble de ces parties prenantes. C’est ce que préconisent les initiatives européennes permettant de codiagnostiquer l’état initial d’un site et de codéterminer les fonctionnalités que devra remplir le nouvel aménagement.
Faciliter l’émergence de nouvelles expertises pour accompagner les changements de pratiques des aménageurs
Le grand défi qui attend les acteurs de l’aménagement et de la construction est l’approfondissement technique de ce sujet, l’invention de nouveaux procédés pour accueillir le vivant, la valorisation et le suivi de cette performance au regard des attentes des urbains. Pour cela, il semble nécessaire de faire évoluer les métiers de l’aménagement en développant des outils pédagogiques innovants, mais aussi en favorisant l’émergence de nouvelles expertises capables de répondre à ce besoin d’interdisciplinarité.
Par exemple, des expertises techniques dans le domaine de l’écologie urbaine ou de la médiation sociale à toutes les phases du projet d’aménagement seront indispensables pour accompagner la mise en place des infrastructures vertes.
Déterminer les conditions de réussite d’une infrastructure verte
Pour se donner les moyens de la massification des infrastructures vertes, plusieurs critères essentiels sont à réunir. D’une part, il faut trouver un business model innovant et viable dans le temps en amont de leur conception. Outre les mécanismes de financement à inventer, il est nécessaire d’établir des outils pour mesurer les bénéfices ou les impacts que l’aménagement va créer. Alix Vollet affirme, en résumé, que le grand potentiel des infrastructures vertes nécessite :
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Une planification de gestion stratégique et réfléchie
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De l’interdisciplinarité pour une meilleure efficacité
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De la coopération et de la collaboration pour une plus large acceptation et une nécessaire durabilité
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De la réflexion sur une vision à très long terme pour une réelle résilience
(Vollet, 2019, p. 7).
D’autre part, afin de développer des infrastructures vertes cohérentes, il est également fondamental de porter une attention particulière à l’empreinte écologique qu’elles génèrent. Comme le préconise Marc Barra, écologue à l’Agence française pour la biodiversité (AFB) de la région Île-de-France, il faut privilégier des solutions peu coûteuses en énergie qui demandent peu d’entretien et laissent la nature s’exprimer par elle-même.
Conclusion
« Biodiversité et climat, même combat ! » défend la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB). Alors que les changements climatiques et l’effondrement de la biodiversité sont des enjeux majeurs qui s’influencent mutuellement, leurs combats ne peuvent se poursuivre séparément. En recréant des écosystèmes fonctionnels, les infrastructures vertes donnent alors l’opportunité à l’espace urbain de se renouveler tout en favorisant la résilience globale du territoire.
Ainsi, les aménagements les plus fonctionnels écologiquement résisteront mieux aux aléas climatiques, favoriseront l’autonomie alimentaire des villes, permettront un retour à la normale plus rapide après les inondations, maintiendront un lien social vital pour la résilience des communautés et affecteront favorablement les travaux menés pour réduire l’ICU. Ces objectifs, inscrits en filigrane dans une approche holistique autour des infrastructures vertes, seront essentiels pour appréhender la complexité des défis qui nous attendent.
Au-delà de ces desseins, les infrastructures vertes ouvrent une voie pour repenser les relations société/nature, en œuvrant pour le réapprentissage du temps long et la reconnaissance collective des cycles biologiques dont les êtres humains dépendent incommensurablement.