Le phénomène de l’IA a surgi. Si les informaticiens la pratiquaient déjà dans leur laboratoire de recherche, dans la sphère publique, l’IA – et surtout l’IAg – a provoqué une véritable déflagration, tant les usages et les potentialités de ces algorithmes semblent bouleverser notre quotidien personnel et professionnel. Dans le secteur immobilier, la digitalisation est bien implantée depuis plusieurs années, en témoigne l’essor de la Proptech. Dans la gestion de copropriété, cette digitalisation s’est imposée plutôt tardivement en comparaison à d’autres secteurs, tout d’abord de façon législative en 2014 avec la loi ALUR puis factuellement durant la crise de la Covid-19. Le métier de syndic intègre actuellement les impacts de cette première vague digitale qui entraîne des transformations profondes dans leur profession.
Avec l’irruption de l’IA, nous nous sommes interrogés sur la façon dont les syndics pourraient absorber cette potentielle disruption, sous l’angle de la relation client principalement car celle-ci nous paraît essentielle dans l’exercice de leur profession. Quelles stratégies pourraient-ils mettre en place face à la promesse du gain de temps généré par ces algorithmes ? Comme hypothèses ont été proposées deux stratégies distinctes qui pourraient être complémentaires : celle d’un accroissement de productivité en augmentant le portefeuille de biens gérés, et une autre de focalisation sur les missions à haute valeur ajoutée, répondant ainsi aux attentes de la clientèle. Nous avons alors analysé l’état de la digitalisation actuelle des cabinets de syndic, ce qui nous a permis d’identifier les évolutions induites sur la relation client : une demande de davantage de réactivité, de transparence, de pédagogie et une relation plus proche et personnalisée. Il a été également montré que l’IA est en cours d’intégration dans l’immobilier, en particulier dans la Proptech, et que les gains de productivité dans les processus de création, d’analyse et d’automatisation sont d’ores et déjà visibles. Enfin, à l’aide d’exemples d’utilisation chez des syndics, nous avons pu constater les impressionnantes possibilités de gain de temps dans la réalisation des tâches administratives, comptables – répétitives et habituellement chronophages – ; cette potentialité est toutefois limitée par des contraintes d’intégration et d’appropriation qui restent à définir. À la lumière de ces éléments, nous avons exploré deux stratégies potentielles des syndics pour exploiter ce temps gagné grâce à l’IA : de la densification du portefeuille de biens gérés à un recentrage sur une relation de proximité, plus personnalisée où le syndic pourrait répondre davantage aux attentes de ses clients, identifiées dans la première partie. Il requalifierait ainsi la relation client, basée sur l’intuitu personae, dans laquelle il incarne les valeurs de confiance, d’intégrité et de transparence. Dès lors, là où la digitalisation pouvait remettre en cause le rôle du mandataire en provoquant une mutation de la relation client plus commerciale et exigeante, l’IA pourrait offrir au syndic la possibilité de l’investir pour les nouveaux entrants ou de le réinvestir, en lui offrant les conditions de répondre aux attentes de ses clients plus facilement.
Notre conclusion est que l’intégration de l’IA dans l’exercice du métier de syndic semble effectivement ouvrir de nouvelles perspectives sur la façon d’exercer pour les professionnels du secteur, leur permettant d’optimiser leur efficacité opérationnelle tout en renforçant leur relation avec les copropriétaires. Et dans un contexte où leur confiance envers les syndics est parfois fragile, cette évolution du métier pourrait s’avérer être un levier essentiel pour redonner aux professionnels la reconnaissance de leur rôle indispensable dans la gestion des copropriétés. Toutefois, parce que l’IA est un sujet neuf, générant beaucoup de débats et d’interrogations, ces hypothèses qui paraissent pertinentes restent difficilement vérifiables, actuellement, par absence de recul dans son usage professionnel.
C’est pourquoi la circonspection reste encore de mise. La célèbre courbe de Gartner « Hype Cyle » appliquée à l’IA en 2023 (Perri, 2023) nous rappelle que chaque innovation passe par plusieurs phases : lancement de la technologie, surestimation de ce que l’innovation permet, vallée de la désillusion, courbe de développement et plateau de productivité. L’IA se situe encore dans la montée des attentes d’innovations alors que l’IAg se trouve quant à elle en haut du « pic des attentes exagérées ».
L’histoire, avec l’arrivée d’Internet, nous rappelle que de nombreuses projections sur les conséquences des nouvelles technologies n’ont pas eu lieu ou alors au contraire que leurs conséquences n’ont pas été prévues. Nous l’avons rapidement abordé dans notre première partie : le mail, jugé dans un premier temps comme une avancée extraordinaire pour la fluidité dans la communication, est devenu depuis le « fléau » dans de nombreux métiers. Actuellement, pour l’IA, on assiste à un emballement sur ses possibilités et ses dangers. Les projections sont nombreuses quant à son impact sur le monde du travail. Concernant les dangers arrive en tête la gestion des données, que l’immobilier produit en masse et dont l’IA est extrêmement friande.
Se pose alors la question du traitement des données personnelles de cette clientèle. … Ainsi, le consentement doit être explicitement notifié à la clientèle en cas de réutilisation ou de récolte de ces données pour d’autres objectifs ; de même que la transparence, la portabilité des données ou encore le droit à l’effacement.
(Calmet & Eid, 2022, p. 62)
Pour sécuriser, des tentatives de régulation sont déjà amorcées, avec l’IA Act, règlement européen visant à encadrer l’usage de l’IA et adopté par l’Union européenne le 13 mars 20241. Concernant les conséquences sur l’emploi, certains jugent, comme Vincent Desruelles, auteur de l’étude Xerfi-Precepta Les enjeux et défis de l’intelligence artificielle dans la filière de l’immobilier - Stratégies et marchés au 1er trimestre 2019, que :
Plus globalement, l’IA permettra un redéploiement des missions vers le conseil et le service… L’intelligence artificielle ne provoquera pas un tsunami sur l’emploi du secteur immobilier. Car l’IA c’est avant tout une prothèse pour l’Homme qui vient suppléer ses fonctions déficientes, accroître sa performance, faciliter ses tâches... Les effets sur l’emploi semblent donc limités et diffus.
(Alegria, 2019)
D’autres au contraire alertent sur les risques si cette nouvelle transformation numérique du travail n’est pas correctement accompagnée et si les utilisateurs finaux ne sont pas intégrés dès le départ dans le processus. En effet, « les technologies déclenchent parfois des difficultés au travail, mais bien plus souvent révèlent ou accentuent les irritants existants » surtout « si les conditions d’exercice de l’activité restent toujours aussi dégradées et génèrent un travail qui va mal et qui fait mal » (Bobillier-Chaumon, 2024). L’IA ne peut être assimilée à une solution miracle pour plus d’efficacité, de productivité et de bien-être au travail, sans une réflexion approfondie préalable.
L’IA peut devenir une vraie ressource pour le travail et le bien-être des salariés, à condition que celle-ci ait été pensée, conçue et déployée dans l’optique d’une activité réellement mutualisée. C’est-à-dire où l’intervention technologique ne se fait pas au détriment de l’action humaine, mais où le cœur de l’activité, celui qui fait sens pour l’individu et qui donne du sens à son engagement et à son travail, reste du côté des salariés. Cet outil doit être au service de l’action et de l’imagination humaine, et non le contraire. Au risque de déposséder l’individu pour mieux le posséder, voire de l’asservir.
(Bobillier-Chaumon, 2024)