La périurbanisation du territoire
Dans son étude sur l’histoire de la Seine-Saint-Denis, la professeure Annie Fourcaut met en avant l’imaginaire collectif pour aborder le sujet de cette banlieue, qui est qualifiée de « noire », « parce qu’il y a des chiffonniers, parce qu’il n’y a pas de route, parce que c’est du bidonville » (Fourcaut, 2002).
L’auteure évoque la « zone », qui est à l’origine une bande de terrain non constructible entourant les enceintes fortifiées de Paris, au pied de laquelle s’est développé un ensemble de constructions légères en périphérie de Paris. Entre 1860 et la fin du xixe siècle y vit une population mixte composée principalement de classes précaires et de classes ouvrières expulsées de Paris. Ce type de construction étant à proximité des bidonvilles « et parce qu’elle encercle Paris… la zone va devenir un thème très fort de l’imaginaire : la zone noire, la ceinture noire qui entoure Paris... » (Fourcaut, 2002).
À la présence de cette « zone » s’ajoute également l’industrialisation massive. Le département de la Seine est en effet l’un des territoires les plus favorables au développement de l’industrialisation en raison de sa proximité avec Paris et de sa morphologie, caractérisée par de vastes étendues de plaines et de nombreux canaux. À l’origine, la majorité du territoire est rurale (à l’exception de Saint-Denis) et agricole ; les principales productions sont les céréales, les légumes, le bois, le poisson et la viande (Pousseur, s. d.). Les villes du département sont aussi rurales et petites, leur taille n’ayant évolué en raison des mesures de fermeture de Paris et du développement de l’industrie (Verges, 2007). À l’ère de l’industrialisation, la production doit s’étendre au maximum pour être rentable, et il apparaît donc nécessaire de déplacer la production à la périphérie des villes pour y installer des usines et des fabriques, marquant ainsi le début de la périurbanisation.
Outre ce besoin d’espace, la périurbanisation est également liée aux travaux d’Haussmann, qui a grandement transformé les rues et l’esthétique de Paris, et dont la volonté est d’expulser l’industrie de ses murs, qu’il réserve à sa politique de prestige (Fourcaut, 2002).
Enfin, une troisième circonstance a poussé l’industrie hors de Paris, à savoir les lois sur les établissements insalubres ou classés qui sont apparues entre 1806 et 1815, peu avant le grand développement de l’industrialisation en France. L’objectif de ces décrets : limiter l’installation d’établissements répandant « une odeur insalubre ou incommode »1 dans les zones urbaines denses. Les établissements mentionnés étaient principalement industriels, en particulier issus de l’industrie chimique (Fourcaut, 2002).
Les vastes plaines encore disponibles au nord de Paris ont donc constitué un territoire de choix pour l’essor de la périphérie industrielle. Outre l’espace disponible pour les usines, ces plaines présentent également un avantage majeur, celui de permettre la création aisée de nouveaux chemins de fer et canaux, indispensables au transport des différents matériaux de production et des produits ainsi créés.
Une grande partie de l’industrie parisienne, et notamment de l’industrie chimique dans un premier temps, vient s’installer sur les territoires du département de la Seine, mais hors de la « zone » qui possède alors une barrière d’octroi dont il faut s’acquitter sur les marchandises locales. Cet exode entraîne le développement de nombreuses villes, dont certaines atteignent des taux de croissance de près de 6 000 % à cette époque (Verges, 2007, p. 20). Cette exclusion des industries hors de Paris, combinée au développement massif de l’industrie en France, a créé un bouleversement urbain considérable dans les territoires concernés, notamment dans le département de la Seine-Saint-Denis.
Le besoin en logements
Les délocalisations successives des anciennes usines ainsi que l’implantation de nouvelles industries en quête de terrains créent un nouveau besoin en logements ouvriers pour la main d’œuvre venue s’installer massivement dans les territoires limitrophes de Paris. C’est la première crise du logement en banlieue.
Comme indiqué précédemment, la banlieue nord de Paris est à cette époque principalement rurale et se compose uniquement de villes de la taille de petits bourgs (Verges, 2007, p. 23). Au début du xixe siècle, les territoires du nord (arrondissement de Saint-Denis) comptent près de 60 000 personnes pour un total de 31 communes, alors que Paris, qui représente une seule commune, est alors peuplée de près de 2 millions d’individus. On constate donc l’écart particulièrement important entre l’aire urbaine de Paris et l’aire rurale des plaines du nord, pourtant proches l’une de l’autre (Pousseur, s. d.).
La production de l’époque étant largement inspirée des méthodes tayloristes, la vie des ouvriers est en grande partie régulée et contrôlée par leurs employeurs de manière plus ou moins directe (Verges, 2007, p. 24). Il est donc important pour ces employeurs d’aménager au mieux les lieux de vie des ouvriers en fonction de leurs contraintes de travail, et il est donc courant que les espaces d’habitation soient directement produits et/ou proposés par les employeurs, dont l’objectif est d’offrir des logements à proximité des usines. Quelques rares employeurs philanthropes, soucieux du bien-être de leurs ouvriers, font construire des phalanstères comme La Ruche à la Plaine Saint-Denis dans les années 1890. Malgré ces initiatives, un réel problème de logement sur le territoire persiste jusqu’à la fin du xixe siècle. On assiste alors à l’émergence de logements collectifs précaires pour les ouvriers dans les banlieues.
Il s’agissait principalement de petits logements d’une ou deux pièces, construits dans des immeubles de deux à trois étages, avec un faible accès à l’eau. Les installations sanitaires se trouvaient dans les parties communes, voire dans la cour. Ces conditions de vie étaient d’autant plus difficiles qu’elles devaient être vécues par des familles ouvrières nombreuses, composées de trois à cinq membres (Verges, 2007, p. 24).
Une réponse à cette crise du logement aurait pu être la naissance et le développement à grande échelle du logement social. Hélas, à cette époque, les pouvoirs politiques considèrent que la question sociale ne relève pas de la compétence publique et que la demande de logements des travailleurs est à traiter par le secteur privé, lequel doit alors apporter des solutions de sa propre initiative (Seine-Saint-Denis Tourisme, s. d.).
Néanmoins, la fin du xixe siècle voit naître la première ébauche de ce qui deviendra le logement social un siècle plus tard, par le développement de l’habitation bon marché (HBM). En 1892, Jules Siegfried, alors maire du Havre, dépose un projet de loi2 qui sera adopté deux ans plus tard3 et dont l’objectif est de permettre à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et à la Caisse d’épargne de prêter des fonds aux organismes d’HBM. Cela représente, pour les années suivantes, la base législative du développement du logement social en France. Cette loi, bien qu’importante pour l’avenir du logement social français, ne résout cependant pas pour autant la crise du logement ouvrier car elle ne permet la construction que d’un nombre très modeste d’HBM, soit 3 000 logements entre 1895 et 1903. Elle est ensuite complétée par deux autres lois : l’une déposée en 19034 par le député Paul Strauss permet aux communes et aux départements d’aider au développement des HBM, notamment par la cession de terrains ou de prêts ; et une seconde déposée en 19085 par Théodule Ribot, a pour but de faciliter l’accès à la petite propriété pour les personnes peu fortunées. Cette dernière loi est très importante car elle offre la possibilité, par le biais d’un prêt à faible taux de 2 % contracté auprès de la Caisse nationale de retraite, d’emprunter les 4/5e des fonds nécessaires à l’acquisition ou à la construction de petites maisons dites « salubres » et/ou à l’acquisition d’un champ ou d’un jardin que l’acheteur devra s’engager à entretenir lui-même (L’Union sociale pour l’habitat, s. d.). Elle revêt une grande importance car elle permet une première résolution de la crise du logement ouvrier et marque une nouvelle étape dans la révolution industrielle en rendant possible l’accès des ouvriers à un nouveau type de propriété au début du xxe siècle, à savoir le modèle du « pavillon de banlieue ».