Les métropoles sont aujourd’hui face à des défis majeurs liés à une imbrication de crises : crise démocratique, crise sanitaire, crise écologique... pour ne citer que les plus évidentes. Les villes doivent composer avec une série d’injonctions voire de contradictions : accueillir de nouvelles populations tout en limitant l’étalement urbain, être attractives tout en répondant aux enjeux de transition. Mais aussi : densifier sans nuire à la biodiversité, végétaliser tout en préservant le « déjà-là », ralentir et accepter de nouvelles mobilités, faire revenir en ville des fonctions productives ou logistiques sans créer de conflits d’usages, garantir plus de solidarités entre la métropole et son bassin de vie, etc. Le programme est immense, et ces grands défis appellent à un changement dans la manière dont on imagine, construit, gère et vit les espaces urbains.
Régulièrement, de nouvelles notions sont mobilisées dans les discours de ceux qui pensent et font la ville. Les sujets abordés laissent entrevoir les mutations et en appellent à plus de sobriété, à plus d’inclusivité, à plus de communs, à plus de liens... Des notions comme la « Smart City », la « ville du quart d’heure », la « ville sensible » jouent sur des registres d’action très différents (les temporalités, les datas, le sens, etc.) et tentent d’apporter des solutions. Comme le notent Bailly et Marchand (2016), « la vision dominante, fonctionnaliste et de plus en plus techniciste dans les projets d’aménagement limite les possibilités de considération de la ville vécue, représentée, ressentie ». Or, convoquer la figure de la ville sensible ouvre une brèche pour mieux reconsidérer le lien entre la ville et les individus (humains et non-humains). Ces derniers ne peuvent plus uniquement être réduits au rôle d’usagers rationnels, fournisseurs de datas en temps réel mais bien comme des êtres qui éprouvent, perçoivent, expérimentent et évaluent l’espace avec leurs corps, leurs sens, leurs affects.
La ville sensible mobilise des moyens d’action pluriels : ceux de la ville intelligente dotée de « sensors » et autres capteurs (Calabrese & Ratti, 2006 ; Kuzior & Sobotka, 2019) et ceux de la ville sensitive, sensorielle, qui porte une grande attention aux affects des individus – c’est sa grande force. Étudier la ville sensible permet de porter un regard sur deux mondes de l’urbanisme qui se rejoignent et souvent s’opposent. Nous développerons ce propos dans le cadre de la revue de la littérature mais, au préalable, nous pouvons déjà préciser qu’il y a d’un côté un monde très objectif qui se base sur des usages rationnels et la production de datas en temps réel (McFarlane & Söderström, 2017 ; Picon, 2013) et, de l’autre, un monde plus subjectif qui fait la part belle au vécu et au ressenti (Le brun-Cordier, 2021). Les villes sensibles s’appuient donc sur des protocoles et des artefacts qui mobilisent des réseaux d’acteurs et des dispositifs très différents ; elles jouent sur des régimes d’innovation qui ont peu en commun. Toutefois, les villes sensibles placent l’individu et l’expérience au cœur de la fabrique urbaine (Sustrac, 2007). Elles défendent une nouvelle conception de la fabrique urbaine pour répondre aux urgences de transition.
L’analyse des approches « qualitatives » devient, depuis quelques années, un champ à part dans la recherche urbaine. On pense notamment aux publications qui se multiplient sur l’urbanisme culturel (Vivant, 2007 ; Gangloff, 2017), l’urbanisme transitoire (Chenevez, 2018 ; Pinard & Morteau, 2019), les ambiances (Thibaud, 2015 ; Manola, 2013) ou la ville poétique (Sansot, 2004 ; Bailly, 2013), etc. Malgré́ ces soubresauts scientifiques, les opérations d’aménagement peinent à transformer massivement leur mode de faire à l’exception de quelques propositions artistiques dans les interstices de projets ou à travers des démonstrateurs urbains (Chesnel & Devisme, 2020). Pour faire sens avec la ville sensible et dépasser son caractère souvent « marketing » (Matthey, 2014), « il faut que la question du vécu subjectif et sensible influe sur l’intervention urbaine elle-même » (Bailly & Marchand, 2016). L’enjeu est donc bien d’intégrer dans des projets d’aménagement et les opérations immobilières des dimensions plus humanistes centrées sur une approche scientifique et plurielle du sensible.
Nous focaliserons notre revue de projets, qui mobilisent des dispositifs et méthodologies sensibles, à différentes échelles (démonstrateurs, opérations immobilières, projets d’aménagement). Ce travail sera conduit en parallèle à Nantes et à Bruxelles.
Nous faisons le choix de ces terrains car ces deux villes ont déployé des stratégies innovantes et sensibles distinctes du fait de leur rapport historique à la fabrique urbaine (à Nantes, il s’agit d’un modèle de développement urbain très piloté par les instances publiques ; à Bruxelles, il est plus spontané, dans une approche bottom up). Outre le fait que nous disposons de réseaux professionnels et académiques dans les deux villes, il peut être judicieux de penser cette recherche dans un cadre culturel et territorial pluriel et selon une perspective internationale car les cadres d’analyse et les objectifs poursuivis diffèrent d’un pays à l’autre. Les projets qui feront l’objet d’une étude plus poussée seront choisis à l’issue de la première étape de la recherche.
Au sein de l’axe de travail de l’ESPI Research Grant « Immobilier et Senseable City », notre recherche vise à mieux comprendre les tenants et les aboutissants des villes sensibles dans tout ce que cela implique (sensors/sensitive/sensoriel), à caractériser les problématiques urbaines prises en compte dans des opérations immobilières ou d’aménagement (en s’appuyant sur différentes échelles de projets). Ce premier travail, qui se base sur une étude comparée entre Nantes et Bruxelles, permet d’avoir une vue à 360° des outils, des méthodes et des solutions au service d’une ville sensible. L’étude comparée vise à comprendre ce que recouvre réellement cette notion de « ville sensible » et à analyser des propositions concrètes pour les opérateurs de l’immobilier et de la ville au-delà des effets de mode. Nous nous sommes focalisées sur les trois dimensions requises dans la sélection et l’analyse des projets : immobilier innovant au sens de la ville intelligente, usages et participation collective à l’animation des espaces habités, qualité sanitaire et environnementale. Grâce à la revue de projets, ce qui peut faire modèle à partir des problématiques urbaines prises en compte sera questionné.
Cette proposition de recherche porte particulièrement sur deux thèmes pressentis dans l’appel à projets :
-
caractérisation et typologie des problématiques urbaines considérées au sein d’une Senseable City ;
-
lieux et formes d’organisation favorables à la mise en œuvre de ces processus d’innovation sociale.